Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation récemment paru :
« Enfin, c’est à lui de voler. Il est le troisième. Dans sa combinaison d’aluminium dont les moirures ondoient dans la lumière des néons, sa tête de boy bien portant, souriant et relax, enserrée dans son casque, aidé par les techniciens tout de blanc vêtus, calot sur la tête, en ce petit matin d’été, avant le lever du soleil il se glisse par la trappe d’accès dans la capsule qu’il a lui-même baptisée Liberty Bell 7, amarrée au faîte de la fusée Mercury Redstone IV qui s’apprête à crever le ciel de Floride. Lui c’est Virgil Ivan « Gus » Grissom de l’US Air Force. Sur son siège moulé à la forme de son corps, il voit s’agiter devant lui les mains des techniciens qui lui sanglent les genoux, la taille et la poitrine, mettent en place les capteurs biométriques, relient aux valves de sa combinaison les tuyaux de pressurisation et de régulation de la température, l’alimentation en oxygène au niveau de la ceinture et, sur le casque, la sortie d’évacuation du gaz carbonique et des autres impuretés, poils, poussières, transpiration. Après un dernier salut, un serrage de mains maladroit à travers les gants, la trappe est refermée sur lui et fixée par soixante-dix boulons de titane. L’astronaute Virgil Grissom se glisse dans le compte à rebours, couché sur le dos, sans presque pouvoir bouger, les jambes à angle droit, posé en haut du tube blanc et noir marqué UNITED STATES qui se dresse dans la douceur matinale. Aucun bruit ne pénètre plus la capsule hormis les voix qui lui parviennent par les écouteurs dans le casque. Quarante-cinq minutes avant la mise à feu, un technicien remarque que l’un des boulons de la trappe présente un défaut d’alignement. Après trente minutes d’arrêt du compte à rebours durant lesquelles les responsables du centre de contrôle discutent de son remplacement, il est décidé de le laisser tel quel. Allongé, tête face au ciel, l’astronaute attend avec un peu d’appréhension. Son pouls oscille entre soixante-deux et cent seize battements par minute. Intervient un nouvel arrêt du compte à rebours car les projecteurs qui éclairent le pas de tir gênent les mesures télémétriques. De toute façon il fait maintenant grand jour. Quinze minutes de délai sont encore nécessaires afin de laisser se dissiper un voile nuageux susceptible de brouiller les images captées par les caméras de télévision. Après trois heures et vingt-deux minutes depuis le déclenchement du compte à rebours, la fusée s’arrache à vingt-neuf mètres par seconde dans un crachement de flammes. L’astronaute Grissom est surpris par la douceur du décollage. Sur sa droite, il voit la tour de lancement s’éloigner comme si elle partait à la dérive dans une traînée de fumée. Puis la fusée se met à vibrer pendant vingt secondes. La force d’accélération le plaque contre son siège et l’oppresse sans toutefois altérer ses facultés. Son cœur marque cent soixante-deux battements par minutes. À travers le hublot il voit le ciel passer du bleu le plus clair au noir le plus profond. À deux minutes seize secondes de vol il s’écrie :
— Et je vois une étoile !
Sept secondes plus tard, à la vitesse de mille neuf cent soixante-neuf mètres par seconde, le moteur de lancement est coupé, la tourelle de secours qui coiffe le vaisseau éjectée et une seconde plus tard le bruit sec des moteurs-fusées annexes signale que le lanceur lui-même est largué. Il ressent une sensation de basculement dans le vide et réalise l’état d’apesanteur aux objets qui se mettent à léviter dans la cabine. À cent quatre-vingt-dix kilomètres et trente-deux mètres au-dessus de la boule bleue, l’astronaute est rivé au spectacle qui s’offre à lui : mille trois cents kilomètres de panorama terrestre. Ce n’est pas une première mais presque. Car s’il est venu jusque-là c’est pour voir. La Terre brille. Le ciel est noir. La courbe de l’horizon bien nette. De la Terre vers ciel s’étend une ligne d’un bleu lumineux qui s’étage graduellement jusqu’au noir bleuté le plus profond. Mais entre ce bleu le plus foncé et le noir il distingue une zone d’un gris flou. À quoi pense l’astronaute Grissom ? À rien. Il agit. Durant les cinq minutes d’apesanteur qui lui sont allouées avant de redescendre il doit se concentrer sur ses instruments. Il effectue une série de contrôles et prend les commandes manuelles pour tester le comportement du vaisseau. Par rapport à l’entraînement il les trouve molles. À l’aide du levier, il exécute un mouvement de lacet mais va trop loin. Remettre le vaisseau dans la bonne position nécessite un délai plus important que prévu. Il est donc débordé et passe vite sur le mouvement de roulis. Après le mouvement de tangage, il bascule le vaisseau de manière à bien voir le paysage terrestre. Sous la brume des nuages il aperçoit des sortes de montagnes mais n’arrive pas à les identifier. Soudain, avec une netteté translucide, c’est bien le cap Canaveral. Il est venu pour voir. Alors il voit Meritt Island, la Banana River, l’Indian River, et peut-être West Palm Beach. Mais le vaisseau doit déjà être placé en position de rentrée. L’astronaute au prénom de poète antique enclenche les trois rétrofusées et la cabine prend la bonne inclinaison par rapport à l’axe de la Terre. Son pouls bat maintenant à cent soixante et onze. L’astronaute jette encore un coup d’œil pour tenter de voir les étoiles mais ce sont les rayons du soleil qui envahissent la cabine. La rentrée dans l’atmosphère se fait sans problème. L’astronaute ne sent pas vraiment les vibrations dues à l’accélération. Il continue de reporter au centre de contrôle les mesures de consommation électrique et de carburant. À six mille quatre cents mètres il voit le parachute de freinage se déployer. Puis les tranches orange et blanches du parachute principal. Il remarque une petite déchirure mais elle ne s’agrandit pas. La vitesse du vaisseau chute à huit mètres et demi par seconde. L’astronaute continue de lire les données sur ses instruments de contrôle et de les transmettre :
— Je vois l’eau approcher, dit-il.
La cloche de la liberté se pose sur les vagues dans un bruit sourd. Son cœur bat alors à cent trente-sept. L’impact est moins rude qu’il ne s’y attendait. Le vaisseau reste d’abord couché puis se redresse et roule dans la houle. Par bravade de pilote il a fait peindre un trait blanc en zigzag sur le corps du vaisseau en souvenir de la cloche fêlée qui avait retenti avec une sonorité mate au moment de la déclaration d’indépendance. Pour l’instant il se prépare à sortir. Il ouvre la visière de son casque, déconnecte l’alimentation en oxygène, détache le casque lui-même de sa combinaison, ôte les sangles de poitrine et de hanches, dégage le harnais qui tient ses épaules puis la sangle qui bloque ses genoux et débranche le cordon des capteurs biométriques. Mais le joint de caoutchouc du col de sa combinaison lui résiste et il le laisse en place. L’astronaute entre en liaison avec les hélicoptères de récupération alors situés à trois kilomètres deux cents. Le pilote du premier hélicoptère lui demande s’il est prêt à être treuillé. L’astronaute demande environ cinq minutes pour effectuer les quelques relevés finaux. Gêné par ses gants, il note sur un tableau au crayon gras la position des interrupteurs on-off. Quand il a fini, il signale à l’hélicoptère qu’il est prêt. Suivant la procédure, il attend que l’hélicoptère lui signifie que la capsule se trouve légèrement soulevée pour actionner le détonateur d’ouverture de la trappe. C’est à ce moment seulement qu’il devra retirer son casque et sortir. Il arme l’explosion de la trappe en dégoupillant le détonateur et patiente sur son siège. Il commence à avoir très chaud. Il s’apprête à enlever le couteau de secours fixé à la trappe, un vrai couteau tel qu’en possédaient les pionniers à l’époque de la Frontière, il pense l’emporter comme un souvenir de son exploit. Mais d’un coup c’est la trappe et ses soixante-dix boulons qui sautent d’eux-mêmes. Le bleu du ciel se découpe dans l’ouverture trapézoïdale. L’eau s’engouffre dans la cabine qui s’enfonce déjà. L’astronaute arrache son casque, agrippe le bord de l’orifice de métal, se hisse hors de l’habitacle et saute à l’eau. Mais il s’emmêle dans les courroies du réservoir de teinture verte destinée au repérage de la capsule. Il se sent tirer vers le fond avec son vaisseau. Il parvient à s’extirper et se met à nager, encombré dans sa combinaison. L’hélicoptère essaie de soulever la capsule mais elle est trop alourdie par l’eau embarquée et il lâche sa prise. En train de se débattre dans l’océan agité par les pales de l’hélicoptère, l’astronaute Grissom voit sa cloche sombrer. Conçue pourtant pour flotter, sa combinaison au col mal ajusté se remplit d’eau car il a oublié de refermer la valve d’admission de l’oxygène. En plus, dans sa poche gauche il a emporté deux rouleaux de cinquante pièces de dix cents, trois billets d’un dollar et quelques modèles réduits de la capsule en guise de cadeaux porte-bonheur à rapporter de son excursion dans l’espace. Son battement cardiaque n’est plus enregistré. La combinaison s’alourdit, les vagues le submergent, il se voit couler, il boit tasse sur tasse, il s’enfonce et suffoque, hurlant après l’hélicoptère qui ne se décide pas à lui lancer un harnais. »