Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation récemment paru :
« Et, dans l’axe de la monumentale porte de pierre d’un beige sale, gris fané, usé, ouverte par cinq vantaux factices et surmontée d’une figure féminine de bronze ailée, grimpée sur un char attelé de quatre chevaux, d’un vert oxydé, brandissant une couronne, s’étale un gigantesque signe de la paix à la peinture blanche comme une cible vers l’autre côté, pile au centre d’un réseau inextricable de graffitis multicolores, lettres et dessins mêlés. De plus en plus nombreux, ils affluent vers la paroi dans laquelle une brèche s’est ouverte, formant des flots désordonnés qui se donnent la main, elles bien coiffées, enfants, eux sortis du bureau. Joyeux. Colorés. Emmitouflés. Certains juchés sur les épaules des autres. Un flot de têtes ponctué de quelques casquettes policières vertes à visière, portant l’insigne composé d’un marteau, d’un compas et de gerbes de blé dans un cercle rouge bordé de feuilles de chêne. Les soldats, jeunes, embarrassés, glissent dans leur ceinture les bouquets de fleurs roses ou blanches qu’on leur offre, leurs mains gantées de noir rassemblées contre leur sexe. FREEDOM. Le coudoiement des corps. Une masse sous la pluie au pied du mur. Leurs cheveux mouillés. En haut, sur le renflement supérieur, une rangée forme une procession à califourchon. Debout, le corps tendu en arc, les deux bras levés, l’un d’entre eux écarte les doigts en v contre le gris du ciel. L’ouverture. La foule s’engouffrant, canalisée d’une manière bon enfant par les uniformes verts. Certains pleurant. D’autres applaudissant. L’un filme au caméscope. Deux blondes, tête contre tête, émues, avec un petit écriteau marqué WILKOMMEN. Allant et venant. Un petit garçon, bouille ronde, bonnet vert et violet enfoncé sur les oreilles juché sur les épaules de son père, lunettes teintées et moustache blonde. Un jeune attaque le mur au marteau sous l’œil des photographes et de la foule, enfants rigolards piochant la paroi saturée de signes, découvrant le béton friable, crayeux, laissant apparaître les tiges de ferraille rouillée de l’armature. La foule, toujours partout toujours la foule, mouillée, sous des vagues de parapluies et portant des drapeaux à trois bandes horizontales, noir, rouge et jaune ainsi qu’une gigantesque banderole DEUTSCHLAND EINIG VATERLAND. Au balcon d’un palais pris dans le froid, parmi les pardessus sombres coiffés de toques d’astrakan, ou de chapeaux de feutre à larges bords qui abritent des vieillards s’éclipsant les uns derrière les autres, apparaît son visage poupin, aux formes arrondies, molles, à la calvitie ornée d’une coulée violine sur le front. Tombent les statues. Déboulonnées dans des cérémonies spontanées, folles, joyeuses et violentes, à la lueur des projecteurs, les foules font cercle autour de quelques officiants en tenue paramilitaire, les cous de bronze serrés par des câbles métalliques, leurs masses pâles soulevées par des grues, elles s’inclinent, tombent dans la poussière, la face à quelques centimètres du sol, dans leur raideur de cadavres sculptés, la foule leur donnant des coups de pieds, les huant, le leader aux yeux légèrement bridés lui-même tenu un moment en l’air, oblique, dans l’une de ses poses favorites, le bras en avant, la main droite ouverte dans un geste pédagogique, fraternel et persuasif, semblant indiquer une direction, l’autre main agrippée au revers de son manteau à hauteur de la poitrine, ses vêtements de bronze faits de la même matière mate et grise que sa chair, lui aussi tombé, accompagné à bas de son gigantesque socle jusqu’à terre par un filin d’acier, déposé parmi un amas de planches et de débris, allongé sur son bras pédagogique et raide, les enfants s’asseyant sur ses épaules, jouant à chat, sa tête chauve au bouc iconique maculée de fiente d’oiseau. »