Machine à écrire

Machine à écrire de Swift dans Les Voyages de GulliverSouvenez-vous, dans Les Voyages de Gulliver, après avoir été déposé de l’île volante de Laputa sur le continent nommé Balnibarbi, l’auteur obtient bientôt la permission de visiter la grande Académie de la capitale, Lagado. Là, dans son passage en revue des arts, des sciences et des techniques, il tombe sur un professeur équipé d’une drôle de machine : elle consiste en un cadre occupant une salle entière et se propose d’assister ceux qui le souhaitent à l’acquisition de tous les savoirs. « […] grâce à son dispositif, l’être le plus ignorant, pour une somme modique, au prix d’un peu d’effort physique, pourrait écrire des livres de philosophie, de poésie, de politique, de droit, de mathématiques et de théologie sans avoir le moins du monde besoin de génie ou d’études. » Comment fonctionne cette machine à écrire ? « Plusieurs morceaux de bois, d’environ la taille d’un dé, certains plus gros que d’autres, en composaient la surface. Ils étaient tous reliés par de minces câbles. Des bouts de papiers étaient collés sur chaque face de ces cubes ; tous les mots de leur langue y étaient inscrits, dans leurs divers modes, temps, déclinaisons, mais en désordre. Le professeur requit alors toute mon attention car il allait faire fonctionner sa machine. Sur son ordre, les étudiants s’emparèrent d’une poignée de fer − il y en avait quarante autour du cadre − et l’actionnèrent brusquement : toute la disposition des mots se transforma. Il ordonna à trente-six garçons de lire lentement les diverses lignes telles qu’elles apparaissaient sur le cadre ; quand ils trouvaient trois ou quatre mots pouvant composer partie d’une phrase, ils les dictaient aux quatre garçons jouant le rôle de secrétaires. Ce travail fut répété trois ou quatre fois et, à chaque tour, la machine était ainsi construite que les mots changeaient de place avec le mouvement des cubes de bois. » Le but de cette méthode : donner au monde un corpus complet de toutes les sciences. Voici qu’aujourd’hui se trouve réalisée et largement dépassée la fantaisie de Swift. Plus même besoin du premier imbécile venu pour rédiger une encyclopédie. Nos machines ont appris à se passer de nous. Bientôt elles se passeront de notre langage. Après cette machine à écrire, tel était déjà l’un des buts de l’Académie de Lagado. Dans la classe suivante, Gulliver découvre en effet que c’est bien le langage lui-même qu’on cherche à améliorer. Comment ? En supprimant les mots ! Ces mots si peu efficaces qu’ils sont désormais incapables de remplacer les choses. C’est vrai qu’il passe maintenant au second plan, notre vieux langage naturel, loin en arrière des nouveaux langages numériques. Il demeure à titre de souvenir peut-être, comme un vieux meuble de famille tarabiscoté, à la fois encombrant et décoratif.

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