Sauvetage

Il se demandait, s’il restait seul après la fin, isolé dans quelque grotte au-dessus d’une mer figée, aux eaux plombées, sous un ciel de cendre, lui aussi immobile, sans plus de jour, sans plus de nuit, de quoi il pourrait bien se souvenir — se demandait-il — des textes ou plutôt des idées et des sensations portées par les textes de tous ceux qu’il avait si mal lus, portant alors son attention en direction de cette constellation de penseurs allemands et autrichiens et juifs plus ou moins avalés dans cette guerre du siècle d’avant, et quel Virgile — se demandait-il — lui tiendrait la main pour avancer dans les coursives de sa seule mémoire désormais dénuée de toute ressource livresque ou électronique. Peut-être cet Erich Auerbach, chassé de son université, réfugié à Istanbul et faisant résonner à travers sa Mimésis rédigée entre 1942 et 1945 l’écho de la réalité dans la littérature occidentale, d’Homère à Virginia Woolf. Et lui, quelle anamnèse serait-il en mesure de graver sur quelque carnet à spirale, aux pages quadrillées de bleu pâle, détrempé par les intempéries, de ses doigts humides enserrant un stylo qui proviendrait d’une boîte entière récupérée dans un supermarché désert ? L’ange de l’histoire Walter Benjamin viendrait en tête, s’engouffrant à reculons vers le tourbillon de l’origine. Puis Günther Anders lui aussi en avertisseur d’incendie pour l’humanité sur la voie de l’obsolescence. Hannah Arendt échappée du concept d’amour chez saint Augustin et de tous les totalitarismes. Ernst Bloch, premier des témoins du futur. Leo Strauss. Martin Buber qui fit le voyage de Je à Tu et retour. Hans Jonas. Siegfried Kracauer  et les images en mouvement qui s’impriment au fond de l’âme. Hermann Broch en survivant d’une apocalypse pas joyeuse du tout. Stefan Zweig et Joseph Roth. Et même Theodor W. Adorno. Et même Max Horkheimer. Et même Herbert Marcuse. Gershom Scholem. Erwin Panofsky en survivant des images de l’art à la suite du fantôme d’Aby Warburg. Carl Einstein bien sûr. Ernst Kantorowicz et les deux corps du roi comme de tout-un-chacun. Et Jacob Taubes l’enflammé. Ernst Weiss en témoin oculaire de la cécité. Viktor Klemperer qui sortit à la fin des décombres de Dresde pour dire la Lingua Tertii Imperii. Ernst Cassirer. Tous ceux-là et combien d’autres encore, survivants ou non, affolés, traqués, expérimentant sur le mode tragique un peu de la condition générale de ce qui aura été la vie humaine dans ses derniers temps, et tous ceux, innombrables, qu’il avait oubliés, qui n’avaient laissé aucun nom ni même quelques traces écrites d’une craie crissante sur le tableau noir avant l’ultime coup d’éponge vers la nuit définitive.

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