Dans ses Thèses sur le concept d’histoire, Walter Benjamin attribue à l’ange de l’histoire qu’il reconnaît dans cet Angelus Novus peint par Paul Klee, le désir de « réveiller les morts et de rassembler les vaincus ». En désorganisant les sociétés qu’elle rencontrait sur la voie du progrès – pour rester dans les parages des thèses de Benjamin – afin de les convertir à l’économie de marché, à l’État nation, à la représentation scientifique et à l’efficacité technologique, l’expansion coloniale occidentale des XIXe et XXe siècle a suscité toute sorte de mouvements plus ou moins messianiques, plus ou moins millénaristes. Ces mouvements à la fois de rejet mais aussi d’appropriation d’éléments de la culture envahissante marquent une coupure entre l’avant et l’après, le basculement dans le temps linéaire au « gosier de métal ». Ils présentent donc une face désespérée de perte mais aussi une face d’espoir et de promesse en l’avènement d’un monde nouveau ou bien appelant la restauration d’un ordre détruit. Or, tous ces événements préfigurent une part de notre aujourd’hui mondialisé. Parmi les innombrables faits enregistrés aux archives du passé, sur l’arrière-fond de la colonisation française de l’Indochine, se distingue le destin de Kỳ Đồng, « l’Enfant merveilleux », ou « l’Enfant miracle », Nguyễn Văn Cẩm de son premier nom. Né en 1875 dans la province de Thái Bình, au cœur du delta du Fleuve rouge au Viêt Nam, tout enfant il étonne son entourage par son intelligence. Ses aptitudes dans les choses lettrées passent pour miraculeuses. Beaucoup le considèrent comme une sorte de prophète ou de génie, d’où son surnom, Kỳ Đồng, « l’Enfant merveilleux ». Bientôt, sa légende d’envoyé céleste grandit et il se retrouve à la tête de foules révoltées contre l’occupant français. En 1887, âgé par conséquent d’une douzaine d’années, il conduit, drapeau en main, une rébellion qui attaque la citadelle de Nam Định. Les autorités françaises décident de l’éloigner en l’envoyant à Alger où il étudie au lycée et passe son baccalauréat ès-sciences. Il est le premier Vietnamien à obtenir ce diplôme. Là, il fréquente aussi Hàm Nghi, le jeune empereur trop remuant, déchu et lui aussi exilé par les Français. Dix années plus tard, Kỳ Đồng revient au Tonkin. Là, l’ancienne légende sur son caractère quasi-divin reprend. Elle enfle. Dans la région de Thái Nguyên, le jeune rebelle prend prétexte d’une exploitation agricole et ouvre une concession à proximité de la zone autonome tenue par l’insoumis Hoàng Hoa Thám. Très vite, il est rejoint par près de trois mille partisans, lettrés déclassés mais aussi paysans plus ou moins dépossédés, qui forment une sorte de communauté rassemblée autour de la croyance que « l’Enfant merveilleux » est prédestiné à chasser les Français du Tonkin et à rétablir le « mandat du Ciel » dans l’abondance et le bonheur. « Le mouvement d’émigration commença très rapidement et prit en peu de temps un caractère insolite, sinon inquiétant » raconte le gouverneur général Paul Doumer dans son rapport au ministre des colonies [CAOM, Fonds ministériels INDO/NF/602 (carton 50)]. « La surveillance exercée nous amena à constater en même temps d’une part qu’il était répandu des poésies et des proclamations où l’on parlait d’un génie qui délivrerait bientôt le Tonkin, et de la nécessité pour les Annamites qui voulaient participer à son gouvernement de se réunir dès à présent à lui » poursuit-il. Passant à l’action, il le fait enlever, de nuit, embarqué sur une chaloupe pour le port de Hải Phòng. Le suspect est ensuite conduit à Saigon. Par simple arrêté du gouverneur général Paul Doumer en date du 24 janvier 1898 « L’Annamite Nguyen van Cam, dit Ky Dong, sera déporté à la Guyane française Tahiti et sera interné jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné. » En mars 1898, le jeune homme est donc expédié sur le Cholon à destination de Marseille. Puis, fin mai 1898, transféré à Nouméa sur le paquebot La Ciotat, en passager de troisième classe. Le « commissaire des colonies » écrit alors au ministre : « J’ai l’honneur de vous rendre compte des mesures prises pour assurer l’heureuse arrivée de cet annamite à destination de Nouméa. » Son séjour en Nouvelle-Calédonie dure environ une année. Quelle y fut son existence ? Il demande à une relation de la province de Thái Bình de lui envoyer des livres : Leçons nouvelles de géométrie analytique, précédées des éléments de la trigonométrie, Paris, Dezobry, E. Magdeleine et Cie, 1847, de Charles Briot ; Leçons d’algèbre, deuxième partie à l’usage des élèves de la classe de mathématiques spéciales, Paris, Charles Delagrave, 1893, du même Briot ; Cours de mathématiques spéciales, algèbre, Paris, Charles Delagrave, 1889, de G. Longchamps, etc. Pour quoi faire ? Mais en février 1899, un déporté ex-communard nommé Antoine Châtelain le dénonce en prétendant qu’il cherche à s’évader de la presqu’île Ducos. La chronique signale que ce Vietnamien – c’est écrit « annamite » – est « une cause d’embarras sérieux et incessants pour l’Administration pénitentiaire de la Nouvelle Calédonie. » On l’envoie donc toujours plus loin : le 5 mai 1899 il quitte Nouméa à destination de Papeete sur l’aviso-transport Aube. De Papeete, le gouverneur des établissements français d’Océanie décrit au ministre des colonies les conditions de détention de l’« Enfant merveilleux » : il loge en ville et circule librement pourvu qu’il se présente chaque matin à la gendarmerie. Le fonctionnaire note qu’une évasion serait facile et propose en conséquence : « J’ai pensé, dans le but de prévenir cet événement, qu’il était préférable de transférer cet annamite dans l’archipel des Marquises qui réunit, mieux que Tahiti, les conditions que doit offrir un lieu de déportation. J’ai, en conséquence, l’honneur de vous rendre compte que je donne des ordres pour que Ky Dong soit expédié dans le dit archipel, où il sera placé sous la surveillance directe de l’Administrateur, par le vapeur Croix du Sud à son voyage de fin décembre. » C’est le 17 février 1900 que Kỳ Đồng débarque sur l’île Hiva Oa. Il y exerce la fonction d’infirmier. Dans quelles conditions ?
L’année suivante c’est un autre drôle de pèlerin nommé Paul Gauguin qui vient s’installer à Hiva Oa. Le proscrit vietnamien et l’exilé volontaire de la religion de l’art sympathisent. Se donnent du bon temps. Kỳ Đồng écrit en divertissement une pièce intitulée Les Amours d’un vieux peintre aux îles Marquises. Quelle fut la rencontre entre les deux ? Le jeune Vietnamien poly-talentueux portraiture aussi l’artiste dans le style même de son modèle. Une imitation au carré en quelque sorte. Et il le soigne dans ses derniers temps. Quelques semaines après la mort de Gauguin, le 8 mai 1903, arrive sur l’île un jeune aspirant écrivain et aussi médecin nommé Victor Segalen. Tandis qu’en archéologue ce dernier collecte les traces et reliques du peintre, il note dans son journal : « Et le pauvre Ky-dong (l’enfant rare), mon excellent infirmier et sympathique déporté politique, une lanterne à la main, passe et repasse dans la nuit, cherchant son épouse canaque enfuie. »
Kỳ Đồng vivra là, en Polynésie française, jusqu’à sa mort en 1929. Mais de quelle vie ? Sa mère l’appelle aussi dans la nuit. En 1907, elle écrit au ministre des colonies : « En 1899 je me suis adressée auprès de Mr le Résident France de ma province pour lui demander le résultat de ce sujet ce dernier m’a répondu qu’il ne le connaissait pas. – En 1903 je me suis adressée de nouveau auprès de Mr le Résident supérieur pour lui redemander le même sujet il m’a répondu également qu’il ne le savait pas. / Monsieur le Ministre des Colonies, moi je suis une pauvre veuve je me pense que le défrichement est utile pour l’État et intérêt pour le peuple ce n’est pas une infection que commis mon fils. / S’il était vraiment coupable Mr le Docteur Gillard l’aurait pu témoigner. / Plus de dix ans mon fils éloigné de moi et n’ayant pu retourner à notre terre pour veiller ma vieillesse. / Comme l’amour d’une mère à ses enfants me permets de vous adresser la présente enquête en suppliant votre haute puissance de vouloir bien examiner sur le fait que je vous implore ci-dessus ce dont je vous serai très reconnaissante. / Je prierai à Monsieur le Ministre de vouloir bien me faire connaître le lieu où mon enfant est actuellement détenu ; j’ai l’honneur de vous saluer dit mille fois. »
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