L’enfant et la mer – épisode 1

Je me souviens de la torpeur de l’été qui enserrait la grande maison de mes grands-parents, l’îlot d’ombre et de fraîcheur qu’elle dessinait au milieu du jardin bourdonnant d’insectes, aux fleurs, fruits et légumes soigneusement cultivés, rosiers et glaïeuls, melons et pêchers, abricotiers, frisées, laitues et haricots, au bout de l’allée de gravier la bâtisse cossue de schiste rouge protégée par la haute grille aux barreaux terminés par des hampes de drapeaux, cent fois repeinte d’un blanc brillant, et qui s’ouvrait à l’aide d’une énorme et lourde clé grise, d’un métal poli, la maison au cœur de laquelle les toilettes – on disait WC – offraient une antre de solitude où je restais assis sur la cuvette, attrapant un à un les livres et les magazines hérités de ma tante, de mon oncle et de mon père, disposés dans la grande armoire de bois ciré à droite, Robinson Crusoé dans une édition illustrée de planches aux couleurs vives, baveuses, aux légendes simplement extraites du texte : « Dès ma première exploration je découvris qu’il y avait des chèvres » ; « J’entrepris de me fabriquer une chaise et une table » ; « Il y avait mille chances à courir contre une qu’ils me tueraient et me mangeraient » ; ou bien de vieux numéros de Science et vie pleins de fusées lancées à la conquête de l’espace et de robots à tout faire en promesse de notre radieux futur, me tenant là, seated calm above my rising smell, absorbé dans les mots et les images durant des éternités, puis à la fin je tirais la poignée de la chaîne démesurée qui pendait au-dessus de moi, trois mètres au moins, actionnant la chasse qui déferlait avec un fracas de Niagara en emportant dans ses eaux quelques Iroquois ou Nez percés ; avec mon grand-père le dimanche matin dans son lit défait nous jouions aux courses, le journal de pronostics renversé comme un grand oiseau mort à son côté, il me prêtait sa pince à perforer les tickets de tiercé dont les confettis rouges dégoulinaient sur les draps blancs ; avec ma grand-mère l’après-midi nous jouions d’interminables parties de petits chevaux, elle annonçant chaque chiffre obtenu au lancer du dé : « ‘Core un six ! » ; « Un n’un ! » ; « Un deuïe ! » jusqu’à ce que les figurines de plastique vert vif et vermillon, jaunes et bleues soient toutes rentrées à l’écurie ; avant le petit-déjeuner les doigts vibraient sur le couvercle en bakélite du moulin à café électrique qui pulvérisait les grains de ses pales métalliques dans un cliquetis de plus en plus aigu, il fallait délicatement détacher l’image du chocolat Poulain tenue par un point de colle au papier d’argent qui recouvrait la tablette, sous peine de la déchirer, avant de la réunir à la série savante ou amusante à laquelle elle se rapportait dans l’album aux cases patiemment remplies ; agitant sa casquette à carreaux Grand-Père faisait démonstration de son émotion attendrie à la lecture du Cheval d’Orgueil et du Tour de France par deux enfants, levant le doigt et répétant :

— L’homme est un loup pour l’homme, n’oubliez jamais ! Homo homini lupus ! Struggle for life ! Struggle for life !

et plus tard sur la paillasse de la classe de biologie, sous l’œil du professeur dans sa blouse blanche tachée de craie, ses doigts jaunis de nicotine, je fixai une grenouille décérébrée à une planchette, pattes écartées, et plaçai les électrodes reliées par un fil rouge et un fil bleu à une pile de quatre volts et demi, réflexe, gégène ou quoi, et plus tard encore, chaque lundi matin bien avant l’aube, l’ouvrier aux cheveux retombant dans le cou, légèrement crêpelés, moustache virile, aux allures de chanteur populaire de ces années-là, nous piquait au milieu du village avec sa DS 19 pour nous emmener à la ville, lui s’enfonçant vers ses trois huit à la lueur des phares qui trouaient la brume, nous vers le lycée pour une nouvelle et interminable semaine, avançant dans la fumée de ses gauloises, le petit paquet bleu coincé derrière son volant crème, lisse, doucement cranté d’aspérités ondulées, fonçant entre les deux talus aux broussailles barbouillées de lumière jaune qui bordaient l’étroite départementale, et ainsi de suite tant vont les bouteilles à la mer qu’à la fin elles s’envasent.

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