La guerre perpétuelle – quatrième épisode : quelques dictateurs intimes

Et je me souviens maintenant de quelques dictateurs intimes.

Car je ne peux oublier l’odeur des narcisses, des tulipes, des iris qui embaumaient la cellule d’Adolf Hitler au printemps 1924. Au cœur du village, la forge rougeoyait. C’est bien l’épée de Siegfried que l’on entendait sonner au premier acte. Et, comme le rappelle Anton Tchekhov, toute arme qui apparaît au premier acte doit servir au troisième, aussi s’en saisit-il pour frapper. Il déjeunait de quelques légumes puis, caressant sa chienne Blondi, faisait voter des lois protectrices des animaux. Après quoi, tard dans la nuit, au cœur de la nouvelle chancellerie, tandis que Berlin s’enfonçait dans un lourd sommeil narcotique, il s’asseyait dans un fauteuil club et regardait King Kong sur son appareil de projection cinématographique privé.

Car je ne peux oublier Ernesto Che Guevara, suant sous son treillis de guérillero bénévole et asthmatique, coupant la canne à la machette dans la sierra Maestra, transporté au-dessus des foules de la fin du XXe siècle en icône pop rouge et noire, au béret étoilé, le ministre des affaires économiques au cigare angoissé, là-haut dans son bureau ultra-moderne de la place de la Révolution, à la Havane, l’effaré du Congo en proie à l’esprit de la dawa, le pâle cadavre de Bolivie allongé nu sur un bac de ciment, el comandante s’éloignant du camp dans la forêt en poussant devant lui un suspect, son pistolet à la ceinture, sa montre Rolex au poignet, sans pitié, métamorphosé par le seul triomphe de sa volonté en une implacable machine à tuer, cette maquina de matar, cette efectiva, violenta, selectiva y fria maquina de matar nourrie à la haine, en laquelle tout véritable révolutionnaire devait se transformer afin de paver la voie de la libération mondiale des cadavres de l’ennemi de classe.

Car je ne peux non plus oublier Mao Zedong. À la fin du mois de juillet 1921, ils étaient treize, traqués par la police et réfugiés sur une jonque pour tenir le premier congrès du parti communiste chinois, à Shanghai. On voit encore la table, les tasses à thé et les cendriers. Certains fumaient beaucoup. Tous, futurs héros et proto-traîtres sur la photo, jurèrent d’une même voix d’abolir les classes sociales. Plus tard, après avoir traversé à la nage le Yang-tseu Kiang, sur la page blanche il composa un ts’eu en écho du Tao :

Tout passe comme cette eau, rien ne s’arrête ni jour ni nuit.

Le nom que l’on nomme n’est pas le nom de toujours. Πάντα ῥεῖ. Les empires passent mais les poèmes restent, nonobstant les grands bonds en avant et le paysan du Henan à quatre pattes sous la table de bois branlante à la recherche du dernier grain de riz. C’était en 1958. Ou bien un peu plus tard. Son prénom veut donc dire quelque chose comme « Celui qui brille sur l’est ». Le soleil. C’est seulement la nuit que tous les chats sont gris. Combien de morts ? D’un côté à l’autre de la grande muraille vont et viennent sur la neige de la plaine les fantômes de Qin Shihuang, de Tang Taizong, de Gengis Khan et des millions de sans sépulture qui respirent le parfum des cent fleurs ou bien déplacent les montagnes, tous mêlés dans la queue du dragon entre le ciel et la terre.

Car je ne peux oublier le montagnard du Kremlin, Joseph Staline soufflant sur ses six doigts, gras comme des vers, gelés à force de creuser des canaux sur la mer Blanche. Il balaya le continent en jouant les orgues des grandes famines, faisant ressouder ses os d’Ossète au fil de ses barbaries, toujours un fer à cheval au feu de leur chair à eux, le peuple, toujours prêt à leur remordre la langue sous leurs voix enneigées. Cette nuit-là il fit appeler Boris Pasternak au téléphone et lui demanda, après l’avoir fait attendre un moment :

— Le Mandelstam, c’est un grand poète ou non ?

Car je ne peux pas davantage oublier Saloth Sar Pol Pot, surgi du fond du vieux Cambodge dont ne restent que quelques fragments gravés sur des pierres dans la forêt tandis que tout le reste, écrit en sanskrit à l’encre sur des fibres végétales, s’en est retourné pourrir dans la terre sous les arbres. Ce jour-là, les fleurs des frangipaniers embaumaient la cour de Tuol Sleng. Eux, les Khieu Sampan, les Ieng Sari, d’autres encore dont les noms résonnent dans l’écho des chambres extraordinaires, lors de leur jeunesse se récitaient La Mort du loup d’Alfred de Vigny, la nuit autour du feu. L’esprit de Jean-Jacques Rousseau enfantait des monstres. Bophana, elle, fut assassinée le 18 mars 1977, à l’âge de vingt-cinq ans, à Choeng Euk, laissant dans la poussière des rayonnages d’archives un lourd volume d’un millier de pages de ses « confessions » à elle. La langue dénouée. Mais pour quoi dire ? Toutes ces pages d’aveux dans toutes les Loubianka de la mémoire.

Adolf Hitler

Che Guevara

Mao Zedong

Joseph Staline

Pol Pot

Pourquoi faut-il que d’eux je me souvienne ?

Autrefois, pour se rappeler l’homme faisait un nœud à son mouchoir à carreaux qu’il enfouissait au fond de ses fouilles, tout près de la boîte d’allumettes et de l’Opinel. Une forêt miniature à incendier. Une lame toujours prête. Mais la mémoire aussi est devenue jetable. Se souvenir est un acte de foi. Lire aussi. Et écrire. À chaque fois je lis. À chaque fois j’oublie. Alors j’écris. Et je recommence.

Ce contenu a été publié dans éditoriaux. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.