La guerre perpétuelle – deuxième épisode : un souvenir de jeunesse

Je me souviens bien du lendemain du 18 octobre 1977, lorsque le surveillant d’internat aux longs cheveux – on disait « le pion » –, blouson de cuir et barbiche blonde en broussaille, un étudiant en socio ou psycho venu de la ville, entra dans la salle d’étude du soir, jetant sur le bureau de bois verni son Libé du matin, défraîchi d’avoir passé la journée dans la poche arrière de son jean, à la une duquel figurait un montage de deux photos charbonneuses qui montrait à gauche un visage d’homme, une vraie gueule d’acteur trentenaire à lunettes noires, un peu poupin, et à droite un visage de femme légèrement masculin, de forme allongée, encadré de cheveux raides. Le pion m’apostropha alors que je gagnais ma place :

— Andreas Baader, tu connais ? Un mec super !

Ainsi s’écoulaient les jours, nulla dies sine prima linea, où j’avais punaisé au mur de ma chambre la page du journal arrachée avec l’avis de recherche au parfum défendu, dans un frisson morbide qui faisait résonner les harmoniques dévoyées de tout ce qui était contre, de l’affiche rouge aux Assis d’Arthur Rimbaud, du boycott des oranges Outpsan à La Machine molle de William Burroughs, envoûté par ces images de presse en noir et blanc, à gros grain, montrant leurs jeunes et joyeux visages de voyous déloyaux qui maniaient une rhétorique en colliers de mots-clés extraits d’une doxa elle-même prise dans le tourniquet d’un moulin à prières marxo-persuasif qui tentait de dire la vérité, l’adéquation entre le réel et le verbe, leur intime réunion d’objet et de sujet en faisant sauter un à un les fils du tissu de l’aliénation, le long d’allers-retours antithétiques aux vertus magiques : « Ce n’est pas le peuple qui dépend de l’État c’est l’État qui dépend du peuple ». En déroulant la formule, on lisait ceci : « Partant des conditions objectives de la situation du prolétariat international, la guerre psychologique menée par l’impérialisme américain obéit à la stratégie d’extermination d’un nouveau fascisme menée par la fiction d’État qui vise à couper les masses prolétariennes de la guérilla urbaine révolutionnaire, laquelle doit sortir de la traditionnelle guerre de position pour adopter la guerre de mouvement, seule à même de briser le système de domination capitaliste en redonnant au peuple la claire conscience de son histoire par la précipitation du processus de lutte des classes suivant lequel le système développe ses propres contradictions révolutionnaires vers l’insurrection du peuple et la libération du tiers monde. » Où est la vérité ? Dans ce maquis verbal il n’était pas rare de croiser un tigre aux pieds d’argile ou bien un colosse en papier. À moins que le contraire ce fut. Ainsi, leurs visages de jeunes héros sanglants s’alignaient à la une des journaux le matin et sur les écrans aux couleurs baveuses de la télévision hertzienne le soir, comme d’autres sacrificielles icônes pop secrétées par le système même contre lequel ils s’étaient insurgés, eux-mêmes se métamorphosant en purs produits de marché à l’étalage des sciences occultes qui régissent les achats et les ventes. Ces échos du terrorisme politique d’outre-Rhin parvenaient jusqu’à nos chambres d’adolescents où nous nous effrayions nous-mêmes au jeu d’engloutir nos personnes dans le face à face sans fond d’un miroir de poche. Autour des photographies à gros grain qui montraient leurs visages butés d’enfants réfractaires, un avion de la Lufthansa bloqué au bout d’une piste de goudron se gondolant sous l’effet de la chaleur, l’arrière d’une Mercedes ou bien d’une Audi au coffre ouvert, l’électrophone qui aurait permis d’introduire une arme dans la prison de Stammheim, ou bien encore leurs cadavres exhibés dans différentes poses, l’un gisant au sol, l’autre pendu à une fenêtre de cellule, s’étalaient les lettres imprimées à l’encre noire de leurs noms, Andreas Baader, Ulrike Meinhoff, Gudrun Ensslin ou encore Hans Martin Schleyer.
C’était donc le temps du journal qui s’achevait ici. Chaque jour, durant deux ou trois siècles la sensation de la citoyenneté avait submergé la conscience des sujets de la Révolution et du printemps des peuples dès lors qu’ils ouvraient matin ou soir cet oiseau de papier aux ailes déployées pour l’envol de l’opinion : contre une pièce de monnaie ou deux, ils dépliaient le vaste rectangle de papier gris, tantôt mou et alourdi d’humidité, retombant dans un mouvement flasque, tantôt sec et craquant comme la fougère d’automne sous les pas. Un moment. N’importe quel moment qui les valait tous. Hora fugit. C’était la marche en avant régulière du temps de l’éphéméride qui tenait ensemble tous ces événements. Une fiction. La prière d’un culte démocratique et républicain maintenant bien estompé. Un condensé d’imaginaire national déjà englouti dans plus grand que lui. Le journal quotidien était un roman abandonné de la providence. Il laissait un peu d’encre sur les doigts et servait ensuite à emballer le poisson. Leur plus haute jouissance était de courir à la notice nécrologique pour vérifier qu’ils avaient survécu. Le journal aussi était affaire de foi. Plus personne n’y croit.
Telle fut notre jeunesse tandis que sur le village, chaque mercredi à midi pile, rivalisant avec les douze coups du clocher mais aussi avec le klaxon de la camionnette 404 grise du poissonnier, inscrites en longues traînées sonores dans l’air encore pur que nous respirions, se propageaient les ondes stridentes et graves de la sirène des pompiers, en remémoration ou bien en préparation de l’incessante guerre qui toujours fut comme le fond diffus de tous les temps et sera toujours comme le surgissement fracassant de l’infernale foudre.

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