La guerre perpétuelle – deuxième épisode : un souvenir d’adolescence

Je me souviens qu’en cette saison juvénile de ma vie, il pleuvait beaucoup. Je lisais et relisais l’histoire du déluge :

— Et si la pluie ne cessait plus ? me disais-je en regardant à la vitre la campagne détrempée.

C’était une enfance solitaire au cœur de trente glorieuses champêtres, avec chaque jour dans nos assiettes de la nourriture industrielle en abondance, tout occupée de lectures d’évasion tandis que les heures s’abattaient sur le village endormi dans l’ombre de la Terre. C’était juste après les débris de la révolution, il y avait encore l’usine Michelin pour la prospérité, la souvenance du chant des partisans et le pesant silence des anciens d’Algérie pour se bricoler, pièce à pièce, une conscience. Dans le poste, des cracheurs de sorts plus ou moins inféodés tentaient, à coup d’arguments tantôt dialectiques, tantôt émotifs, de ranimer la flamme d’illusions auxquelles ils ne croyaient plus eux-mêmes. D’où nous venait, à nous les enfants de l’opulence, dont les grands-parents avaient chassé l’ogre nazi et, sans dire un mot, s’étaient mis à trier les décombres des villes effondrées pour les rebâtir, dont les parents avaient fumé les vains espoirs de la fête irisée au cri de naïfs et retentissants slogans échelonnés sur une gamme qui allait de l’ancien « Ni dieu ni maître » au nouveau « Jouissez sans entrave ». Oui, d’où nous venait cette immense sensation de vide qui s’étendait désormais entre le « hic » et le « nunc » des vieilles revendications politiques et sociales pour trouver un cynique exutoire dans le péremptoire No Future barbouillé sur nos tee-shirts déchirés ?

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