La guerre perpétuelle – premier épisode : encore un souvenir d’enfance

Je me souviens du petit bois derrière, du côté de Questembert. On l’appelait « le Petit Taillis ». Une friche en bordure des parcelles cultivées. Un ébouriffement de chênes, de frênes, de hêtres et de pins où les « chats de bois » couraient dans les branches. Il était tout tapissé de fougères plus hautes que nous à la belle saison, d’un vert translucide, à l’odeur sucrée, se transformant à l’automne en un entrelacs de tiges et de de débris de feuilles brun rouge qui craquaient sous les pas. Nous nous y retrouvions, les gosses du village, pour jouer à nos jeux à nous. Cabanes. Noisettes. Sortilèges. Et la guerre. La guerre. La guerre. L’un ou l’autre y avait apporté une baïonnette allemande échappée de la vraie guerre – on disait « la dernière ». Comme ces objets qui échouaient dans les trésors d’enfants, elle devint propriété collective et fut cachée au creux d’un arbre. Nous l’en sortions, l’examinions, nous la passant de main en main, captivés par son aura maléfique. Nous l’appelions « le schlass ». Sa lame rouillée, son manche en bois sale tenu par de gros rivets où adhéraient des restes de terre, la garde de métal poli, son pommeau recourbé, faisaient surgir entre nos doigts, dans la tranquillité campagnarde des grandes vacances, l’écho de la barbarie qu’elle portait jusqu’à nous. Quels actes avait-elle commis ? Par quelles mains ? Combien de sentinelles assassinées par derrière, la nuit, à l’orée d’un camp éclairé par la lune, la lame enfoncée dans le dos et perforant la plèvre d’un coup pour empêcher le cri de sortir ? C’est ainsi qu’en manipulant cette arme de guerre, rivalisant d’adresse en la lançant à tour de rôle pour la ficher dans un tronc, nous cultivions nos âmes d’enfants.
Le commis du boucher, ivre dès les douze coups de midi, se décrochait du comptoir de l’épicerie-buvette, sortait au grand jour en plissant les yeux sous la visière de sa casquette dans le soleil et tentait de garder son aplomb pour organiser des courses de vélo entre les gamins qui traînaient dans le bourg. Nous étions là, cinq six, sur nos bécanes, l’une trop grande pour l’un, l’autre trop petite pour l’autre, plus ou moins rafistolées, attendant le signal du départ aviné le long d’une ligne imaginaire tracée dans le gravillon mal goudronné de la rue principale. Laissant l’église à notre gauche, nous nous jetions à fond dans la descente à la sortie du village pour une virée héroïque autour de la commune, dite « Grand Tour du Bas du Nasle », qui passait par la Croix rouge, le Quinquis, Moustoir-Maria et le Cosquer, noms de pays qui enserraient la géographie bocagère dans leur permanence sonore, tandis que le cycle des saisons faisait alternativement tantôt resplendir l’éclatante lumière de l’été, tantôt s’épancher la grise lueur de l’hiver. Mais, sur l’axe linéaire du temps, planait au passage du lieu-dit Kerplat, deux fantômes toujours vifs qui tournoyaient autour d’une stèle de granit mangée de lichen, ornée en bas-relief de la croix de Lorraine, sur laquelle une plaque de marbre portait l’inscription :

ICI
furent fusillés par les Allemands
Christophe GAREL 24 ans
Marcel LE BOUQUIN 21 ans
le 14 juillet 1944

Cette nuit-là, vers vingt-trois heures trente, une dizaine de soldats allemands – on disait « les Boches » – étaient d’abord venus cogner à la porte du boulanger, Léon Richard était son nom, lui ordonnant de les conduire chez le maire. Là, exhibant une liste de suspects, ils – c’est-à-dire le ramassis de destins échappés des armées de Staline conduits par un officier, vaguement fusionnés sous l’uniforme de la Wehrmacht, passés d’une trouille l’autre au gré des événements, sur le point de rejouer leur peau dans un sauve-qui-peut vers là d’où ils venaient, quelque village de Géorgie qu’ils ne reverraient sans doute jamais et peu ou prou semblable à celui-ci – là, chez le maire, ils réquisitionnèrent le fils, François Pedron, pour qu’il les conduise au Drenay et au Poulprat. Au Drenay, ils firent lever toute la famille Le Bouquin et sortir les deux fils, Marcel et Raymond, qu’ils gardèrent les mains en l’air. Au Poulprat, ils recommencèrent avec la famille Garel, fouillèrent la ferme sans rien trouver mais emmenèrent le fils, Christophe. Revenus au Drenay, ils firent aligner les quatre jeunes gens, François Pedron, Marcel et Raymond Le Bouquin ainsi que Christophe Garel. Puis, ils relâchèrent Raymond qui rentra dans l’habitation de la ferme familiale, et emmenèrent les trois autres vers le bourg. Après avoir renvoyé le fils du maire chez son père, lui intimant le silence, ils disparurent dans la nuit avec leurs deux captifs. Le lendemain, vers huit heures, c’est François Launay qui retrouva leurs corps, roués de coups et troués de balles, jetés dans un fossé au croisement de Kerplat. Morts pour la France. Mais morts pour rien. Et nous les gosses, à fond sur nos vélos le long de cette route grisâtre, presque blanche dans la grande clarté, sous le même ciel bleu immense que ce 14 juillet-là, mus à la force de nos fantasmes qui avaient pour noms Eddy Merckx, Joop Zoetemelk ou l’indétrônable numéro deux Raymond Poulidor, un quart de siècle plus tard nous les sentions toutes proches, les deux dépouilles jetées au fossé, au bord du champ de blé qu’ils n’eurent, cette année-là, Christophe et Marcel, point l’heur de faucher. Puis, quand l’hiver était venu, que le soir recouvrait le village de sa brume ouatée, grumeleuse, à peine trouée par les lampadaires orange, nous les gosses nous croyions voir surgir de cette opacité des convois de camions vert de gris, chargés de soldats aux casques marqués ss, traverser le village et s’enfoncer dans le ciel.
Et pendant ce temps, la prof d’anglais, la femme du prof de gym, madame Jézébel – on disait « la Jézé » –, qui faisait aussi musique, nous passait, dans la salle de classe de béton dont les fenêtres donnaient vers la vallée resplendissante de verdure, sur l’électrophone portatif en plastique bleu imitant la toile et dont le haut-parleur se rabattait à l’aide de charnières dorées, posé sur le bureau de bois vernis, légèrement écaillé et tenu par des tubes métalliques vert foncé, l’Hymne à la joie, tentant à travers le grésillement saturé qui sortait de l’appareil poussé au maximum de son volume, de nous élever à la puissante ivresse de l’idéalisme universel.

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