Triptyque de la consolation – Scène 46/62

Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation :

Photo de Joseph Kay devant la porte de la loi dans le film d'Orson Welles, Le Procès, d'après Franz Kafka

… tandis qu’à Jérusalem l’autre accusé …

« Mais cependant, entre Zagreb, Rome et Paris se tourne un autre procès. Depuis la terrasse de l’hôtel Meurice où il réside, tout en tétant un double corona Por Larrañaga, lui, c’est-à-dire l’enfant terrible de Hollywood, observe le jardin des Tuileries quand il tombe, de l’autre côté de la Seine, sur deux immenses lunes au ras du sol, se reflétant dans l’eau, les horloges éclairées de la gare désaffectée d’Orsay qui brillent dans la nuit. Il descend, franchit le fleuve et va voir de plus près ce vaisseau échoué de l’âge industriel appelé à devenir pour quelques semaines son port d’attache cinématographique. Retourné à la condition foraine par laquelle ses devanciers avaient débuté quelques décennies plus tôt, il sillonne la planète d’un cachet l’autre et dès qu’il le peut, imprime sur le celluloïd ses visions d’ogre poétique en éternel jeune vieillard, aux traits poupins désormais marqués de rides, mais les yeux toujours pétillants du même rire intérieur. Là, dans cette ruine ferroviaire, sur intervention du ministre des affaires culturelles, encore lui, celui-là même qui s’occupe par ailleurs à constituer son monumental musée imaginaire de somptueuses reproductions en couleurs, il installe son camp de saltimbanque. D’abord il déménage à l’hôtel de la gare, côté rue de Bellechasse. Il lui suffit de descendre de sa chambre pour se retrouver à l’abri de l’immense hangar, aux gigantesques verrières tenues par une somptueuse structure métallique, entièrement camouflée sous des caissons de staff et ponctuée, la nef vide, de splendides luminaires néo-rococo qui descendent dans l’air strié de faisceaux lumineux, au bout de chaînes ouvragées. Avec les puissantes piles de fonte rivetée, les bureaux abandonnés et les kilomètres de rayonnages encombrés de liasses d’archives ficelées, de vieux classeurs boursouflés, d’épais registres affaissés, il tient l’épicentre de son adaptation filmée du Procès de Franz Kafka. Avec ses acteurs venus de tous les horizons, à commencer par le frêle Anthony Perkins dans le rôle de Joseph K., alias Joseph Kay, et l’ingénieux chef opérateur Edmond Richard, fine moustache et cheveux gominés en arrière, gouaille parigote, regard aigu d’oiseau chasseur, doigts effilés de maître artisan ès ombres et lumières, du crépuscule à l’aube il fait tourner ses deux caméras Caméflex, depuis la dalle de béton poussiéreuse sous trente-huit mètres de hauteur jusqu’aux combles où ils se faufilent à quatre pattes l’un derrière l’autre. Quelque part il installe aussi trois tables de montage. In situ. Car c’est au montage qu’un cinéaste insuffle toute sa puissance à son œuvre. Une gare, c’est là d’où partent les trains. Une gare abandonnée, c’est là d’où ils ne partent plus. Mais la grande salle tout en longueur, désormais figée à l’heure du dernier départ, conserve dans ses paillettes de poussière toutes les appréhensions, tous les espoirs des voyageurs du passé. Et peut-être même leur espérance. Tous autant d’accusés de la vie maintenant envolés. Dans cet extraordinaire décor il joue en effet le drame de la culpabilité sans faute transposée à l’âge d’après. Il continue Kafka. Avec Perkins et les autres, la belle Romy Schneider en Leni, Michael Lonsdale en aumônier de la prison, l’inquiétante Elsa Martinelli en Hilda, lui-même en avocat fumeur de cigares qui ne quitte pas son lit, emberlificoté dans ses couvertures dépareillées, il s’amuse comme un gosse. Avec son sérieux d’enfant il trace autour de ses personnages d’infinies lignes de fuite aux noirs et blancs fortement contrastés avant de les cerner d’une sèche contre-plongée. Tandis qu’à Jérusalem l’autre accusé, bien coupable celui-là, quitte une dernière fois sa cage de verre pour la corde, lui amène son spectateur de scène en scène, suivant le fil de sa parabole jusqu’à la porte de la loi :

— Cette porte n’était faite que pour toi et maintenant je vais la fermer, dit le gardien.

Au cœur de son cauchemar, il installe un ordinateur géant dans le corps aseptisé duquel cliquettent au gré des tris, avec un léger souffle, des milliards de fiches de carton perforées, autant que d’âmes en ce pauvre monde, toutes brassées et liées ensemble, dans l’hypothèse sinon d’un sens, du moins d’un ordre à trouver au fond de ce fond sans fond. Une vérité telle que l’écrivain praguois à tête de chauve-souris aurait pu l’énoncer :

— On a toujours raison d’avoir tort.

Là-dessus il colle la rengaine de l’adagio d’Albinoni, dans trois ou quatre versions différentes, la bouleversante lamentation tendue jusqu’à la douleur, à déchirer toutes ces vies emportées vers quoi ? Un point à l’horizon. À la fin, Joseph K. ou Kay gît au fond d’une carrière, à même la glaise, la tête appuyée sur une grosse pierre, alors que ses bourreaux brandissent vers lui un couteau de cuisine au fil usé. Mais ce n’est pas assez pour le cinéaste de l’âge d’après. Alors, pour finir cette histoire il fait exploser un champignon atomique qui s’élève dans le ciel comme un énorme point d’exclamation inversé. Il ne lui reste alors plus qu’à signer :

— J’ai écrit et dirigé ce film. Mon nom est Orson Welles. »

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