Triptyque de la consolation – Scène 39/62

Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation :

Photographie de John Glenn

… cool, il passe sa check-list en revue …

« Enfin, les héros étant faits de la même étoffe que leurs rêves c’est à lui de s’élancer autour de la boule bleue grosse comme le poing. Il est le cinquième. C’est un astronaute. Donc il vise les étoiles. Assisté d’un technicien tout en blanc, alourdi par les dix kilos de son habit de lumière confectionné sur mesure, en caoutchouc néoprène et nylon recouverts d’aluminium, entravé dans ses mouvements, il s’immisce dans la cabine. Sous la trappe d’accès se lit en lettres blanches le mot Friendship barré du chiffre 7 en rouge. Sept pour les sept astronautes du programme Mercury. Sur la coque de titane noir s’étalent les majuscules également blanches du nom UNITED STATES. La bannière étoilée peinte suit les reliefs de la coque. L’astronaute vient se loger, sur le dos, dans le siège moulé à sa taille. Lui, c’est John Herschel Glenn Jr. – Glenn le lumineux – au deuxième prénom prédestiné d’astronome, Herschel, un autre cueilleur d’étoiles. Lui aussi y va pour voir. À la rencontre de tout. Il est maintenant sanglé, à l’abri dans sa combinaison alimentée en oxygène. Les mains qui vont et viennent autour de lui dans le minuscule habitacle se retirent, s’agitent en signe d’au-revoir et la trappe se referme. Il est seul. Lors de la fixation de la trappe, l’un des soixante-dix boulons cède et durant son remplacement le compte à rebours est interrompu. Là-haut, à plus de vingt mètres au-dessus du lanceur Atlas, cool, il passe sa check-list en revue. Il n’a pas peur. Il pense : « Contre la peur, le meilleur antidote c’est la connaissance. Bien connaître son truc. » Après quarante-deux minutes d’interruption, le compte à rebours reprend. Les croisillons rouges de la tour de lancement s’éloignent. Par le périscope placé sous le tableau de bord, au niveau de ses jambes, il voit le cap Canaveral. Il regarde la mer. La plage. Silence. Il sent sous lui l’énorme carcasse de ferraille qui oscille légèrement. À travers tout le pays, face aux écrans bleutés cent millions de paires d’yeux sont fixés sur lui. Le compte à rebours est de nouveau stoppé vingt-cinq minutes car la valve d’admission de l’oxygène liquide nécessite une intervention. Pendant que le réservoir se remplit il entend comme des plaintes aiguës parcourir les parois de tôle. Par le hublot il voit l’oxygène liquide s’épancher en filaments blancs. Le compte à rebours continue de s’égrener dans les écouteurs de son casque. À zéro, loin en bas il sent la puissance des moteurs qui s’allument en secouant le vaisseau qui se soulève, s’arrache, s’inclinant bientôt en lui laissant voir l’horizon qui bascule devant lui. Avec l’accroissement de la force d’accélération, pendant une minute environ, l’habitacle se met à vibrer de plus en plus. Le grondement des moteurs lui parvient comme assourdi. La force g le plaque contre son siège. Puis les vibrations s’atténuent. Il s’expulse de l’attraction maternelle de la Terre. Après deux minutes et dix secondes de vol, les moteurs du booster sont coupés puis largués. La vitesse chute brusquement. Par le hublot, l’astronaute voit passer une nappe de fumée blanche. Il pense d’abord que c’est la tourelle de secours coiffant sa cabine qui vient de s’éjecter. Mais non. À ce moment le vaisseau pique légèrement du nez ce qui lui permet d’apercevoir la voûte nuageuse jusqu’à l’horizon. Vingt secondes plus tard, il voit cette tourelle devenue inutile s’éjecter pour de bon. La fumée blanche devait provenir des moteurs largués. Le vaisseau se redresse et il perd l’horizon. Le ciel lui apparaît d’un noir intense. La fusée reprend sa course en hauteur durant trois minutes environ et la force d’accélération s’accroît de nouveau. L’oppression n’annihile aucunement ses capacités et il continue de rapporter chaque instant qui passe au centre de contrôle. Juste avant la fin du vol propulsé, vidé de son kérosène et de son oxygène liquide, le long tube de la fusée désormais creux se met à osciller. L’astronaute éprouve la sensation de rebondir à l’extrémité d’un plongeoir. Au moment où le moteur de propulsion est coupé, après cinq minutes vingt-quatre secondes de vol, il se sent brutalement basculé en avant. Puis, il entend nettement la forte détonation lors de la séparation d’Atlas et de la capsule. Il ressent aussi la poussée des petits propulseurs qui l’écarte de la fusée. Puis la capsule se retourne, bouclier thermique en avant, le nez légèrement incliné vers le bas, dans la position adéquate à sa mise en orbite. Par le hublot, durant six à sept minutes l’astronaute voit dériver vers la Terre le tube blanc des réservoirs abandonnés. Avec une euphorie davantage désirée que réellement éprouvée, avec même une pointe de déception, lui aussi découvre l’apesanteur sans ressentir vraiment la transition. Friendship 7 entame sa première orbite. Il dit :

 

— La vue est superbe !

Il traverse l’océan Atlantique. Survole les Canaries. Au-dessus du Nigeria, il reçoit l’ordre d’allumer ses propulseurs et teste les commandes du vaisseau en exécutant les gestes mille fois répétés dans le simulateur de vol. Loin en bas il aperçoit une tempête de sable sur le Sahara. De la main droite, il actionne les petits moteurs-fusées et essaie les mouvements de roulis, lacet, tangage. De la main gauche, il appuie sur les boutons correspondants ROLL YAW PITCH. Puis il revient en contrôle automatique. Assis bien droit, dos au sens de la marche, tourné vers l’Ouest, la Terre lui apparaît lumineuse, l’horizon se découpant nettement sur fond de ciel sombre. Sa cabine est inondée par la lumière blanche et aveuglante du soleil. Puis, au-dessus de l’océan Indien, il observe son premier coucher et dit :

— C’est beau.

Bordé de nappes orange et bleues qui vont en s’amenuisant, parfaitement rond, le soleil descend lentement sur l’horizon qui brille violemment. La lumière baisse. Quand il disparaît complètement, une bande lumineuse s’étale d’un coup et l’ombre recouvre la Terre. L’horizon se teinte d’orange vif puis de rouge foncé et s’assombrit graduellement avant de fondre dans les bleus profonds et le noir. Le contour terrestre se redessine sur fond d’étoiles et la Lune s’élève dans son dos. Toutes les demi-heures environ, l’astronaute effectue des mouvements de la tête pour vérifier si l’apesanteur occasionne des nausées ou des vertiges. Il la bouge latéralement et verticalement, reproduisant en quelque sorte les mouvements de roulis, lacet et tangage, d’abord doucement puis de plus en plus fort. Il ne ressent aucun malaise. Au-dessus de l’océan Indien, la masse nuageuse l’empêche de voir la fusée lancée vers lui à titre d’expérience d’observation par un navire de suivi. S’enfonçant toujours dans la nuit, il aborde la côte australienne. Une guirlande de lumières indique la présence de villes. Il entre en contact radio avec son collègue astronaute, Gordon Cooper, qui l’attend à la station de Muchea.

— La journée a été courte, dit Glenn.

Puis il ajoute :

— La plus courte que j’ai jamais connue.

Le vaisseau survole l’Australie puis l’océan Pacifique. Après quarante-cinq minutes de nuit, les premières lueurs du soleil qui se lève dans son dos lui parviennent dans le périscope. La bande bleue de l’horizon s’illumine et le soleil monte, rouge vif. Il lève les yeux pour se concentrer un instant sur ses instruments de vol. Relevant la tête, il jette un coup d’œil par le hublot et remarque des milliers de billes ambrées, luminescentes, aux reflets verdâtres, qui tourbillonnent tout autour de la capsule. Elles s’écoulent lentement de l’avant vers l’arrière de l’habitacle, flottent devant le hublot, certaines se déplaçant verticalement, puis disparaissent. L’astronaute n’a jamais rien vu de pareil. Il a l’impression d’avancer dans un pré sur lequel un sort aurait suspendu des milliers de lucioles. Le phénomène dure environ quatre minutes et s’estompe avec le lever complet du soleil. Comme il franchit la côte pacifique de l’Amérique du Nord, l’un des propulseurs présente une défaillance et fait légèrement dévier le vaisseau. À la fin de la première orbite, l’astronaute doit donc reprendre le contrôle manuel et ramener Friendship 7 à la bonne attitude. Une vingtaine de minutes plus tard, le propulseur recommence à fonctionner correctement et l’astronaute revient en mode automatique. Mais après un court moment c’est un autre propulseur qui se dérègle. Il reprend alors le contrôle manuel et garde ce mode de correction d’attitude, se basant sur l’horizon, presque continûment jusqu’à la fin de son vol. Ces problèmes de stabilisation obligent à renoncer à la liaison radio prévue avec le chef de l’État, John Fitzgerald Kennedy. Friendship 7 dépasse cap Canaveral et s’éloigne de nouveau au-dessus de l’océan Atlantique. La Terre se cache derrière son enveloppe de nuages. Quand il vise l’horizon, le ciel d’un noir lisse contraste avec la brillance éclatante de la planète bleue et blanche. Il distingue le moutonnement des cumulus, la grisaille des stratus, l’effilochage des cirrus et saisit la caméra qui flotte à portée de sa main gantée pour rapporter tout ce qu’il voit sous forme de vues panoramiques. Lui-même est filmé par une caméra automatique qui lui fait face. Pour la deuxième fois il traverse l’océan Atlantique, gardant manuellement le vaisseau dans la bonne attitude et accomplissant les différentes taches du plan de vol. Il connaît son deuxième coucher de soleil et s’enfonce dans la nuit au-dessus de l’Afrique. La température de sa combinaison lui semble anormalement élevée. Pour la deuxième fois il survole l’océan Indien. Soudain, il reçoit l’instruction de vérifier que l’interrupteur de déploiement du sac d’amerrissage est bien placé en position off. Pourquoi ? Il se retient de poser la question. Cependant, le doute s’insinue quand les stations de suivi lui demandent l’une après l’autre de confirmer que cet interrupteur est bien en position off. Y aurait-il un problème avec le bouclier thermique ? Pour la deuxième fois l’expérience d’observation programmée avec le navire de suite échoue. En mer la météo est mauvaise. Le lâcher de ballons prévu est remplacé par un tir de fusées mais l’astronaute ne les voit pas. En revanche il distingue nettement les éclairs des orages qui clignotent comme des ampoules électriques entre les nuages. Il n’a toujours pas tenté de remédier à la chaleur excessive de sa combinaison. Il essaie donc de la régler mais comme il approche de l’Australie, un voyant indique que l’humidité de la cabine est devenue trop élevée. Jusqu’à la fin du vol il doit donc équilibrer chaleur de sa combinaison et humidité extérieure. Puis la station de suivi redemande confirmation que l’interrupteur est bien en position off. À la question de savoir s’il a entendu un bruit de choc lors des manœuvres précédentes il répond non. Mais que cherchent-ils au juste ? Un autre voyant indique qu’il consomme trop de carburant. La correction manuelle des propulseurs en use davantage que le mode automatique. Pour l’économiser, le centre de contrôle lui demande de laisser le vaisseau dévier. Parmi ses tâches, il réalise pour les astronomes quelques vues spectrographiques des étoiles de la ceinture d’Orion. Alors qu’il fait quelques exercices en tirant sur un extenseur, comme le lui enjoint son plan de vol, au-dessus de l’océan Pacifique le soleil se lève de nouveau dans son dos. Il voit la lumière jaillir sur la surface du périscope. Cela fait maintenant deux heures quarante-trois minutes qu’il a quitté la Terre. Le phénomène des particules luminescentes tourbillonnant autour de la capsule se reproduit. Afin de ne pas trop dévier de son axe il contrôle toujours manuellement l’attitude du vaisseau. Ce dernier continue de consommer plus de carburant qu’en mode automatique. Il fait maintenant grand jour. Au-dessus des États-Unis les nuages s’écartent et l’astronaute voit les étendues terreuses du désert autour d’El Paso, il voit la Nouvelle-Orléans et il voit les rivières et il voit les lacs, le delta du Mississippi et puis le gulf Stream et l’eau d’un bleu dense, il voit même briller le minuscule v du sillage d’un navire. La capsule entame sa troisième orbite. Vingt minutes plus tard il connaît son troisième coucher de soleil et aborde de nouveau la nuit du continent africain. Au survol de l’océan Indien, la couverture nuageuse est toujours aussi épaisse et le navire de suite renonce à envoyer vers lui quelque objet que ce soit. Au-dessus du Pacifique il observe de nouveau le lever du soleil, de face et à travers le hublot cette fois, car il a retourné le vaisseau. Les particules jaunes sont de nouveau au rendez-vous. Mais bientôt la station de suivi de Hawaï revient sur la question du sac d’amerrissage en lui demandant de placer l’interrupteur de déploiement en position automatique. Il s’agit d’un test. Si le voyant correspondant s’allume, le vaisseau devra rentrer en conservant le bloc des rétrofusées arrimé au bouclier thermique. Le voyant ne s’allume pas. Soit. Glenn se prépare à quitter son orbite. Un peu plus tard, moins d’une minute avant qu’il n’allume les rétrofusées, il entend son collègue, Walter Shirra, de la station de Hawaï, lui demander de conserver le bloc des rétrofusées jusqu’à ce qu’il soit au-dessus du Texas. Puis Shirra relaie le compte à rebours du centre de contrôle. Glenn corrige manuellement l’angle de rentrée. Il appuie sur l’interrupteur d’allumage des rétrofusées. À cinq secondes d’intervalle, il entend chacune des trois mises à feu suivies d’un freinage qui lui donne l’impression de reculer. Friendship 7 perd de l’altitude et glisse en direction du continent américain vers son point d’amerrissage dans l’océan Atlantique. L’astronaute garde la visière de son casque ouverte. De la station du Texas, il reçoit l’instruction de conserver le bloc des rétrofusées jusqu’à ce que l’accéléromètre indique 1,5 g. Il survole le cap Canaveral d’où un autre astronaute, Alan Shepard, lui demande de rétracter manuellement le périscope. Il va maintenant réintégrer l’atmosphère terrestre. Il entend Shepard lui demander de conserver le bloc des rétrofusées. Il comprend alors que l’équipe du centre de contrôle envisage une perte du bouclier thermique. La conséquence, il la connaît. La connaissance. Telle est l’antidote contre la peur. Garder le bloc arrimé pourra maintenir le bouclier en place. Éventuellement. La capsule chute désormais dans l’atmosphère, il entend quelque chose frotter contre la paroi et dit :

— C’est une vraie boule de feu dehors.

Puis, durant plusieurs minutes, la communication est interrompue à cause de l’ionisation autour du vaisseau. Il est seul. L’astronaute voit flotter devant le hublot une sangle de retenue des rétrofusées ayant brûlé lors de la rentrée. Le vaisseau affronte maintenant sa chaleur la plus intense. Le hublot est envahi d’une couleur orange éclatante. L’astronaute voit passer des fragments enflammés. Le bouclier en train de se désintégrer ? Mais non. Des morceaux des rétrofusées. Une fois passée la zone de décélération maximale, Friendship 7 commence à osciller de part et d’autre de son axe longitudinal et l’astronaute éprouve la sensation d’une feuille dégringolant dans le ciel. Il ne peut plus contrôler manuellement le vaisseau. Il commence à faire très chaud. Il active le système d’amortissement auxiliaire. La capsule se stabilise. Le combustible des réservoirs baisse. Il se demande si la capsule va conserver sa stabilité jusqu’au point de déploiement du parachute de freinage. Or, les oscillations reprennent. Il décide donc de déployer le parachute de freinage mais, précédant sa commande manuelle, celui-ci se déclenche tout seul. Il fait extrêmement chaud. Il transpire abondamment. Le périscope est de nouveau sorti et utilisable. Cependant, malgré les matières carbonisées qui l’obscurcissent il essaie plutôt de regarder par le hublot. Le vaisseau continue de descendre, freiné par son parachute. L’antenne est ressortie. Il aperçoit la vaste corolle orange et blanche du parachute principal qui se déploie dans une secousse. Avant l’impact il débranche toutes les connexions de sa combinaison. Le centre de contrôle lui ordonne de larguer manuellement le sac d’amerrissage. Il bascule l’interrupteur et le voyant de confirmation passe au vert. Il perçoit le bruit sourd du bouclier et du sac d’amerrissage qui tombent à un peu plus d’un mètre sous la capsule. Il se tient prêt pour une sortie d’urgence. Le vaisseau atteint la surface de l’océan. Du destroyer Noa lui parvient le message qu’il est bien localisé et qu’on vient le chercher. L’astronaute reste sur son siège et essaie de garder son calme. La température ne baisse pas. L’humidité non plus. Il transpire abondamment. Dix-sept minutes plus tard le navire est sur lui et hisse la capsule qui cogne contre son bord. Quand elle repose sur le pont, l’astronaute décide de faire sauter la trappe latérale. Par la radio, il demande à l’équipage du navire de se reculer puis heurte le détonateur avec le dos de la main. À cause de la détente, le détonateur lui blesse les doigts à travers le gant. La trappe saute avec une forte détonation et l’astronaute s’extrait de la cabine en disant :

— Il fait chaud là-dedans. »

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