Triptyque de la consolation – Scène 36/62

Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation :

portrait d'Adolf Eichmann

… l’accusé anxieux dans sa cage de verre …

« Cependant, le jugement avance vers sa fin. Tous reviennent dans cette salle de la Maison du peuple aménagée en tribunal, isolée du doux hiver au ciel clair de Jérusalem, l’accusé anxieux dans sa cage de verre, le public revenu nombreux se pressant pour occuper les sept cents sièges, l’avocat placide, le procureur général à bec d’oiseau et sa suite. Quand la garde annonce la cour de son intonation martiale, tous se lèvent. C’est désormais aux juges de parler. De dire la sentence. Pendant deux jours ils se relaient pour lire les deux cents onze pages. Avant d’en venir aux motivations, le président annonce d’emblée le verdict : coupable. Ensuite, il cède la parole à son collègue de droite. Des heures durant, celui-ci examine une infinité de textes juridiques, rejetant une à une les objections formées par la défense sur la légitimité du tribunal à le juger, lui, citoyen d’une autre nation, ayant commis ses crimes dans une autre partie du monde, en un temps où ce pays, Israël, n’avait pas encore d’existence. Après ce long exposé de droit appuyé sur une infinité de cas, le troisième juge reprend une nouvelle fois le récit des événements ayant conduit des lois raciales à la succession des convois venus buter contre la rampe de béton finale, rappelant encore une fois les témoignages, décrivant chacun des cercles de la destruction, les parcourant de nouveau l’un après l’autre sans parvenir à les refermer, plaçant l’accusé au premier plan, retraçant sa carrière sur la toile de fond des faits tels qu’ils se sont objectivement déroulés, en trois actes 1) des lois de Nuremberg à la nuit de cristal, reconstituant son ascension au sein du « SD », son voyage en Palestine, ses succès viennois, l’émigration forcée, les spoliations 2) du début de la guerre à l’invasion de la Russie, les massacres, la concentration dans les ghettos, les déportations vers l’est et l’étendue croissante de ses attributions d’organisateur, le projet « Nizko », les réinstallations, le plan Madagascar et l’obtention de son grade d’Obertsumführer à la tête du département IV-B4 3) de la réunion dans une villa au bord de ce lac où cent trente années plus tôt le poète Heinrich von Kleist et son amie Henriette Vogel s’étaient donné la mort, jusqu’à la fin dans la nuit et le brouillard, le juge lisant :

— Nous passons maintenant dans l’ordre chronologique à l’événement central dans l’histoire de la solution finale et qui sert de point de départ à l’ensemble des événements qui suivent, c’est-à-dire la conférence de Wannsee.

Alors il revient sur le haut rang des présents, rappelle le discours de Heydrich et la mission qu’il, l’accusé, reçoit à ce moment-là au coin du feu, un verre de cognac à la main, puis il examine en détail l’exécution du plan, le fin peignage d’ouest en est, reprenant l’histoire des persécutions pays après pays jusqu’à la marche forcée de dizaines de milliers d’entre-eux depuis Budapest vers l’est, leur échange contre des marchandises, les exécutions au gaz, d’abord dans des camions, et comment il vit cela de ses propres yeux, ensuite dans des chambres spécialement aménagées, et comment il le vit aussi, le juge reprenant l’infernal récit camp après camp Bełżec Sobibór Treblinka jusqu’au terminus d’Auschwitz. Quand les juges arrivent au bout de leur lecture, il revient au procureur général de requérir la peine. Il dit :

— Je vous demande de le condamner à mort.

Alors c’est au tour de l’avocat de jeter ses derniers arguments, de faire advenir le doute, mettant en balance l’énormité inexpiable des crimes avec la dérision de prendre sa vie à lui, disant :

— L’accusé est un bouc émissaire.

C’est enfin à lui-même de parler. Debout, il lit le texte qu’il a écrit sur la petite table encombrée de livres dans sa cellule :

— Je suis déçu dans mon espoir de justice … ce fut mon malheur d’avoir été impliqué dans toutes ces atrocités … une fois de plus je voudrais répéter que je suis simplement coupable d’avoir obéi … ce sont les chefs qui sont coupables … moi aussi je suis l’une de leurs victimes … je ne suis pas le monstre que l’on fait de moi … je suis la victime d’une erreur de jugement…

Deux jours plus tard au matin, tous reviennent pour entendre le verdict. Dans sa cage de verre, le revenant du passé se tient au garde à vous, livide. Hiératiques, d’êtres de chair et d’os le président et ses assesseurs se métamorphosent en statues de pierre. Leurs visages, leurs mains, leurs toges noires au tissu légèrement moiré prennent le grain du granit. Et après un bref discours, le président prononce :

— La cour condamne Adolf Eichmann à mort. »

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