Triptyque de la consolation – Scène 18/62

Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation récemment paru :

Prisonnier des Khmers rouge à Tuol Sleng

Un autre jeune garçon…

« Et encore, habillés de noir, chaussés de sandales, fusil automatique en bandoulière, cartouchière à la ceinture, le foulard à carreaux traditionnel noué en turban, une bande de gamins nerveux, inquiets, s’avance en file indienne dans l’axe de la chaussée plombée de soleil, entre les immeubles bas, aux caractéristiques galeries pleines d’ombre, aux vérandas protégées par des stores de bambou, sous l’œil également inquiet de rares passants en cyclo-pousse, à pied ou bien ayant stoppé leur vélo pour les regarder passer. Dans la ville au bord de la rivière, déserte, les chefs à casquette Mao, vêtus de toile noire, le traditionnel foulard autour du cou ou flottant sur l’épaule, descendent de camions bâchés en souriant. Les chefs à casquette, toujours en noir et le krama sur l’épaule, toujours souriants, en rang devant le temple en forme de presse-agrume au milieu de la forêt. Contre un mur passé à la chaux, par endroit légèrement craquelée, un petit garçon aux oreilles décollées, nez évasé, lèvres charnues, cheveux noirs coupés courts, aux grands yeux sombres, porte accrochée sur le col roulé de son pull une étiquette confectionnée à la main sur laquelle est peint au pochoir, d’une écriture appliquée, le chiffre 5. Assis sur un lit de bois devant un écran destiné aux prises de vue, un individu d’âge mur, habillé de toile noire, fixe l’objectif, apeuré, résigné, ses deux mains croisées entre les jambes, ses pieds nus entravés par des fers tenus à l’aide d’une mince barre métallique cylindrique et striée, reliée à une chaîne, posés sur le carrelage formé de quatre carreaux blancs séparés par une bande noire. Un jeune garçon au torse nu, mince, sculptural, ses muscles fins comme moulés dans la glaise, mains derrière le dos, une étiquette sur laquelle est écrit avec une application naïve le chiffre 17, épinglée à même la peau, ses cheveux d’un noir intense, son nez évasé, ses lèvres charnues et le même regard fixe. Une jeune individue aux cheveux défaits, noirs et épais, vêtue d’une chemise noire, apeurée elle aussi et portant le numéro 241. Se détachant contre un tissu tendu, froissé en drapé, une autre, les traits fatigués, les cheveux sagement coiffés au carré, autour du cou un panneau sur lesquels lettres et chiffres coulissent sur des réglettes et portant la date 14-5-78 ainsi que son nom en khmer, un nouveau-né aux cheveux ébouriffés dormant dans ses bras. Un autre jeune garçon au regard fixe, apeuré lui aussi, vêtu d’une chemise d’adulte froissée et tachée, portant le numéro 152, tandis qu’apparaît à sa droite un deuxième garçon de même taille, les yeux bandés. À terre, sur le carrelage, un individu au visage écrasé, portant une chemisette à rayures et motifs décoratifs de soleils stylisés, gît dans son sang qui s’étale en une large nappe noire et visqueuse laissant voir le carrelage par transparence. Un autre visage apeuré. Un autre encore. Encore un autre et quelques charniers en bordure desquels se dressent en pyramides les crânes exhumés. »

Ce contenu a été publié dans éditoriaux. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.