Triptyque de la consolation – Scène 12/62

Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation qui vient de paraître :

Portrait de Gandhi

reprenant inlassablement sa marche

« Et, flottant au-dessus de tout cela, marchant parmi ses fidèles, bientôt partout accompagné de foules, son haut bâton de bambou à la main, torse nu, se baissant, son crâne déjà chauve, ramassant entre ses pieds chaussés de sandales une poignée de sel, prêchant, toujours entouré, pressé, descendant d’une voiture de chemin de fer de troisième classe et reprenant inlassablement sa marche jusqu’à ceci : le sol fait d’une perspective de dalles sombres, trottoir mouillé, gras, moiré, sur lequel sont disposés en quinconce tels des figurants un, deux, trois ou quatre individus graves portant des chapeaux melon et des imperméables, mannequins aux traits durs, l’un visage pointu, col blanc, caché par son collègue la main ballant dans le vide, souliers vernis à dix heures dix, plus loin un autre au col relevé, décalé vers la droite, le quatrième la moustache bien taillée, un soupçon de sourire animant la masse pâteuse de son visage, cravate bien nouée, le chic d’un gentleman, parapluie pointé vers le bas, tandis qu’un chauffeur coiffé d’une casquette plate à visière blanche, frappée d’un insigne, en capote luisante de pluie, ouvre la portière, tous les regards de cette assemblée fortuite convergeant vers celui qui s’extraie du véhicule et saute sur le trottoir gluant, le frêle s de son corps se découpant de profil, lui, le personnage principal à la tête maigre, au crâne oblong et dépourvu de cheveux, aux oreilles fortes, le front strié de rides en arc, les yeux perçants derrière de grandes lunettes rondes à monture métallique, son nez pointu en avant, les lèvres charnues souriant de bonté malicieuse, son visage émergeant d’un tissu immaculé, dhotî dont les plis s’enroulent en volutes, au creux desquelles sa main invisible tient un mince dossier, le vêtement se rétrécissant vers le bas en une culotte d’où sortent ses jambes de fakir à demi nu, la gauche en appui, la droite fléchie, les pieds dans des sandales en savate qui contrastent fortement avec les souliers vernis alentour. Assis sur un tapis, vieux déjà, le torse nu, le visage aux lunettes rondes incliné vers un rouet, le bras levé dans le geste de filer. Sur son dernier lit, comme aplati, sa bouche retombée en arc, sa moustache blanche, les yeux fermés, un collier de perles s’écoulant sur son torse, émergeant du linceul de coton blanc et d’un bain de pétales, veillé par ses fidèles et conduit sur un camion lui aussi enseveli sous les fleurs, gardé par un cordon de soldats, une foule immense l’accompagne à son bûcher final. »

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