Je me souviens du téléphone dans la grande maison de ma grand-mère, pendant les vacances des années soixante-dix du siècle d’avant. Il trônait dans la vaste entrée, sur un meuble en bois ciré. C’était un bel objet de bakélite noire, en forme de pyramide tronquée, à la base évasée. Le lourd combiné enserrait le faîte de l’appareil de sa courbe arquée, aux extrémités de laquelle pendaient les renflures charnues qui abritaient le microphone et le haut-parleur. Dans la main, il avait le velouté d’une peau. Le numéro d’appel se formait à l’aide d’un cadran à chiffres. Pour le composer, on introduisait successivement l’index dans les orifices correspondants avant de tourner le cadran jusqu’à la butée métallique, incurvée pour recevoir la pulpe du doigt. Depuis le salon ou la salle à manger, la sonnerie roulait par vagues comme un grelot avant d’exploser sur une note finale de carillon aigüe. On décrochait et la voix lointaine – que l’on pouvait partager grâce à l’écouteur accroché au dos du bloc – arrivait dans un son analogique rond et chaud. En dehors de la maison, les cabines téléphoniques isolaient les conversations, offrant aux paroles échangées – sauf écoute policière déjà ! – un abri intime contre toute intrusion. Depuis lors, le tour de force des opérateurs de téléphonie mobile aura été d’imposer à chaque Terrien ou presque la greffe d’un appareil soi-disant « intelligent » et d’ainsi transformer l’espace public en une gigantesque cabine privée à ciel ouvert. Soit un progrès massif dans l’ordre du bavardage cacophonique. Désormais, ils vont – les Terriens – le regard baissé vers l’écran, dans l’attitude de la soumission, titubant dans la rue, « accros » fascinés par les contenus en ligne. Réfléchissant au « business model » de la drogue, l’écrivain William Burroughs a sans doute formulé l’axiome ultime du capitalisme intégral, auquel ressortit la solvabilité de l’attention numérique : « The junk merchent does not sell his product to a consumer, he sells the consumer to his product. » Il ne s’agit plus de fourguer un produit à un client mais de fourguer le client au produit. C’est chose faite. CQFD. Pour remonter aux racines du phénomène, Paul Valéry rapporte cette anecdote à propos d’Edgar Degas, invité par Jean-Louis Forain dans son hôtel particulier, tout juste équipé du téléphone, encore une rareté à l’époque. Pour épater Degas, Forain s’arrange pour se faire appeler pendant leur repas. Il se lève de table, s’excuse, va répondre et revient. Alors Degas : « C’est ça le téléphone, on vous sonne et vous accourez ? » Nous voilà, un siècle et des poussières plus tard, en proie à toutes les impulsions des mots d’ordre électroportés. En 1935, dans l’Allemagne nazie, il fallait tout de même tourner le bouton de la radio pour subir la vocifération du criminel en chef ; à la même époque, dans la Russie soviétique, il fallait rejoindre son atelier pour subir la goulagueuse logorrhée tombée des haut-parleurs de la propagande cervo-laveuse ; aujourd’hui, c’est au lit, à l’allumage du « smartphone » que les Donald Trump, les Vladimir Poutine et tous les fracassés de la surpuissance viennent nous cueillir, s’invitant dans l’épanchement des derniers rêves de la nuit pour nous enfumer de leurs post-vérités. Il ne reste qu’à vivre la journée, le nez sur l’écran comparable à quelque bracelet d’incarcération hors-les-murs géolocalisée, capable de reconnaître facialement jusqu’à notre ombre sur le sol, avec la nostalgie de la liberté d’avant ce cran supplémentaire dans la volontaire servitude.
Téléphone, y a plus personne ?
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