« Quel est ton « GMP » ? » ou des abréviations dans la langue française

Quand on passe le plus clair de son temps à lire et à écrire, forcément on écoute la langue comme elle va, dans la rue, à l’école, au travail, dans les médias, etc. De vigilants devanciers « écouteurs », Victor Klemperer avec LTI, la langue du Troisième Reich, Armand Robin avec La Fausse Parole, plus récemment Jaime Semprun avec Défense et illustration de la novlangue française, ont révélé les corruptions induites dans les langues par les pouvoirs. Dès 1949, dans son appendice à son roman 1984, exposant les principes de la « novlangue », George Orwell constatait la tendance des organisations totalitaires à user et à abuser des abréviations : ainsi, la locution « Internationale communiste », toute chargée de fraternité universelle, de drapeaux rouges brandis au-dessus des cœurs battants de foules rassemblées dans le carcan de l’espoir, de romantiques barricades dans Paris insurgé, des morts en martyr de la Commune tassés dans leurs boîtes en sapin, tels qu’Eugène Disdéri les photographia, toute cette mélancolie révolutionnaire portée par ces deux mots, « Internationale communiste », était engloutie dans le moderne « Komintern », lequel « suggérait seulement une organisation au tissu serré et au corps de doctrine bien défini. » Au registre des abréviations, sigles ou acronymes, Victor Klemperer signalait leur monstrueuse inflation dans l’Allemagne nazie et son titre LTI (pour Lingua Tertii Imperii) en disait l’emphase et le ridicule sur le mode ironique, dans une contre-abréviation pour ainsi dire prophylactique : « […] cette exhortation à […] garder ma liberté intérieure se cristallisa, expliquait-il, en cette formule secrète toujours efficace : LTI, LTI ! » Assurément, dans l’ordre des sigles, le sinistre « SS » constitue un sommet historique : comme le rappelle le perspicace Klemperer, il signifie Schutztaffel – soit en français quelque chose comme « brigade de protection » – dans une cynique inversion linguistique dont la « vidéoprotection » de nos espaces publics, en alternance avec la « vidéosurveillance » – question de point de vue – constitue un doux avatar.
Les sigles n’ont pas attendu le XXe siècle pour distiller dans la langue le joug métallique de la domination. Dans la Rome antique, la signature « SPQR » pour « Senatus populusque Romanus » ou l’inscription « INRI » pour « Iesus Nazarenus Rex Iudaeorum » apposée au faîte des crucifixions missionnaires chrétiennes se rapportent d’évidence à une rhétorique de la persuasion contre la spontanéité organique des vocables courants.
Or, le buissonnement des sigles, abréviations et acronymes ne s’observe pas seulement dans les archives de l’Allemagne nazifiée et de la propagande stalinienne. Il atteint notre quotidien socio-managérial. Dans son acception technocratique, l’abréviation confère à celui qui l’utilise « le sentiment réconfortant de se démarquer par un savoir spécial, par un lien spécial, de la masse générale, le sentiment d’appartenir, en tant qu’initié, à une communauté particulière. » Ainsi, lorsque deux directeurs – ou directrices ! – de nos « EHPAD » – pardon, de nos « établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes » – se rencontrent, la question qui leur vient aux lèvres est : « Quel est ton « GMP » ? » Nul doute que le frisson initiatique ne leur sillonne l’échine. Il convient donc de dérouler le ruban linguistique du sigle « GMP ». Quel est le mystérieux objet interrogé mutuellement par nos deux sectateurs de la sphère médico-sociale ? Dans leur jargon, « GMP » signifie « GIR moyen pondéré ». Comme on le voit, « GIR » est ici un second sigle inséré dans le premier. Un sigle dans le sigle et qui signifie quant à lui « groupe iso-ressources », soit le classement des personnes âgées suivant leur degré de dépendance déterminé par une grille de critères, en l’occurrence composée de « 10 variables discriminantes » et de « 7 variables illustratives ». Passons. Dans tel établissement, le classement de chaque résident – ou résidente ! – par une cotation de points, dits « points GIR », détermine le degré « moyen » de dépendance de la collectivité accueillie. Cet indicateur sert à fixer le niveau d’assistance requis par l’établissement. On voit ainsi comment la technicisation des soins aux personnes âgées entraîne celle de la langue, jusqu’à enrouler « un sigle dans un sigle ». Un sigle au second degré. À ma connaissance, c’est une première. Un « hapax » comme disent les linguistes. Si vous connaissez d’autres exemples, signalez-les moi, j’en suis curieux. En attendant, ce « GMP » apparaît comme un traitement de la langue assez terrifiant. Rapporté à la réalité du « management » de la vieillesse dans nos sociétés, on dira que le calcul du « groupe iso-ressources moyen pondéré » permet d’adapter les moyens socio-médicaux de telle structure d’accueil aux besoins objectivement évalués de ses résidents. Sur le versant linguistique, comme les autres sigles,  « GMP » s’élabore dans l’éradication du sens des mots qui le composent – et l’on entend ici le craquement de l’arrachage des racines étymologiques – mais il fait encore plus, en l’occurrence il évacue tout ce que signifie encore dans son aura sémantique le mot « vieillesse » par exemple, au profit d’une abstraction flottante, un fantôme verbal chevauchant la langue française, un simple « signal » appelant une réponse sur le plan technico-binaire d’une table de calcul. Si les sigles sont traditionnellement l’expression d’un pouvoir technico-politique, les initiales « GMP » relèvent expressément de ces « bio-pouvoirs » mis au jour par Michel Foucault. Il n’est pas exclu que la froide jouissance dans le prononcé du sigle – malgré l’« empathie », la « bienveillance » et le souci d’« inclusion » dont font preuve les professionnels du secteur médico-social – participe de l’anonyme abandon de l’homme – il faudrait ici relire la fin des Mots et les choses, ou mieux, écouter Le Programme en quelques siècles d’Armand Robin lu ici par Jean-Luc Godard.

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