Intelligence artificielle ? Poètes, pas de panique

Depuis le lancement public de ChatGPT à la fin de 2022, l’intelligence artificielle est devenue « sujet de société », comme on disait autrefois. Alors que chacun y va de son commentaire, je me risque à poser mon grain de sel sur la question. Les conséquences de ces nouveaux outils informatiques sur nos activités de tous les jours sont indéniables. Selon une étude du Fonds monétaire international publiée en 2024, l’intelligence artificielle pourrait se substituer à 33 % des emplois.

« Intelligence artificielle » : voilà bien une expression problématique. Perso, je préfère la bonne vieille « cybernétique » proposée par Norbert Wiener en son temps, car les dimensions de décision et de contrôle sont au cœur des enjeux. L’expression « intelligence artificielle » comporte une forte charge idéologique. Il ne faut pas perdre de vue qu’elle est portée par le projet économique et politique hégémonique du néo-capitalisme informationnel américain, challengé par le modèle de contrôle alternatif du néo-capitalisme communiste chinois. Renforcé par l’aura magique des sigles, l’acronyme « IA » hausse l’« intelligence artificielle » au statut d’entité autonome, marquant trop fortement la poussée réalisée par ces technologies dans le premier quart du XXIe siècle, au détriment de la continuité de l’informatique depuis ses origines.

Voyant la vague de l’« IA » pénétrer leurs activités, menacés de dépassement dans leurs capacités cognitives, les humains que nous sommes ont d’instinct posé la question : « Oui mais, est-elle capable d’écrire un poème ? » Ce réflexe indique bien la région ultime où nous logeons notre humanité. Cherchant à désigner une limite à la possible atteinte à notre intégrité humaine, nous n’avons pas invoqué en premier lieu les catégories du droit, de la guerre, de la transmission par l’enseignement ou tel autre domaine fondamental, nous éprouvons de manière existentielle la menace d’être dépossédés de notre monopole à faire éclore dans la langue un poème.

Quelle réponse à la question : « L’ »IA » peut-elle écrire un poème ? » Il est sûr et certain qu’elle va réaliser une part importante des tâches traditionnelles d’écriture : journalistes, traducteurs, juristes, programmeurs informatiques, scénaristes – comme l’a montré le mouvement de grève à Hollywood en 2023 – ont du souci à se faire. Qui se souvient qu’un « calculateur » désignait naguère une personne douée d’un métier ? Le mot désigne désormais une chose. Aujourd’hui, l’« IA » menace directement la production de toute l’écriture vouée à l’industrie de… la paraphrase. Peut-elle atteindre l’invention littéraire – la vraie ? – celle qui justement échappe à la « production » ? On voit fleurir ici et là sur Internet des machines à générer cent mille milliards de poèmes, jusque sous l’égide du Centre national de la recherche scientifique ! Quand les poètes – s’il en reste ! – tentent d’indiquer la région où vivre, les imbéciles persistent à regarder le doigt : la combinaison de deux quatrains + deux tercets dans un certain ordre chevillés et assonés à la rime sur le schéma abba abba ccd ede ne suffit pas à faire jaillir un sonnet. Tout au plus un petit tas de mots inertes. L’« intelligence artificielle » produit une « poésie artificielle » : ne dirait-on pas la rencontre d’une carpe et d’un lapin sur une table à dissection ? Que les lecteurs – et les lectrices ! – préfèrent les poèmes « générés » par l’« IA » – comme cela semble vérifié par l’application du test de Turing à cette production littéraire – démontre davantage notre incapacité à lire – vraiment lire – plutôt que la « supériorité » des textes automatiques. Le prix Goncourt 2020 Hervé Le Tellier s’est « mesuré » à l’« IA » ChatGPT pour écrire une nouvelle de trois mille signes. « Oh la vache, c’est bluffant ! » s’est écrié l’écrivain en lisant la copie de sa concurrente électronique à l’issue de l’épreuve. Et les commentateurs de conclure dans un euphémisme hypocrite : « L’ »IA » n’a pas perdu ! » Mais depuis quand construire une histoire sur du papier ou bien sur un écran s’appelle-t-il écrire ? Écrire vraiment. Notre oulipien national a simplement trouvé sa maîtresse dans l’art combinatoire des mots. La secte mathématico-poétique fondée par Queneau et Le Lionnais va-t-elle laver son honneur par hara-kiri ? Pas de quoi fouetter « La Chatte sur un clavier brûlant » pour reprendre le lamentable jeu de mots en titre de cette nouvelle générée par ChatGPT. To chat veut dire « bavarder », non ? En cela ce chat-là – au nom si laid dans la langue française – est bien nommé quand il souffle ses vents de servitude sur nos cerveaux.

Qu’est-ce qu’un poème ? Écoutons Paul Celan : « En vérité, ce n’est jamais ici la langue elle-même, la langue en soi qui est à l’œuvre, mais toujours et seulement un je qui parle sous l’angle d’incidence particulier de son existence […]. » Le poème n’est pas tant affaire de mots qu’affaire de vie. Pas de biographie. De vie. Car, ce « je » poétique, « […] du moment où le poème est vraiment , est congédié de la position qui le faisait partager son secret. » Les mots du poème jetés sur la table ne sont rien. Le voyage qui y mène est tout. Ce je-là est celui qui sourd de la vieille poésie lyrique. Non pas l’ego de la subjectivité, mais le je qui nunc pede libero pulsanda tellus s’élance dans le pressentiment musical des mots. L’homme est cet animal spécial – selon Schopenhauer – qui « est libre de faire ce qu’il veut mais ne peut pas vouloir ce qu’il veut. » Ainsi, l’homme peut sans doute exprimer ce qu’il veut par le langage, extraire des « éléments » de ses gigantesques bases de données à l’aide de calculateurs toujours plus puissants pour construire les mots d’ordre politiques les plus efficaces, il ne peut pas vouloir exprimer ce qu’il veut dans le langage, car ce qu’il veut « au fond » il ne le connaît pas. Par hypothèse, à suivre Nietzsche après Schopenhauer sur la voie de ce vouloir, la poésie serait la vibration musicale dans le langage de cette opacité des êtres humains à eux-mêmes – poussés en avant par le destin. La perception de cette résonance suppose le tremblement d’une peau, des doigts qui dansent et la renverse d’un souffle. Un corps. Pour reprendre le dialogue avec Paul Celan, ce je qui vibre dans la langue est l’attente, la voix d’un je vers « un Tu qui la perçoive » : une rencontre. Ainsi, là où l’intelligence artificielle opère dans la profondeur du calcul codé des « données », la poésie révèle dans l’inconnu de la langue le présent qui n’a encore jamais été offert. Dit autrement : appelé en première personne par son nom, le je poétique réitère à chaque fois pour lui-même dans une adresse à l’autre le miracle adamique de « nommer » pour la première fois. La cybernétique, elle, imite ce miracle, raison pour laquelle Norbert Wiener la rapprochait de la simonie. Le tour de passe-passe des promoteurs de l’« intelligence artificielle » est de nous persuader que leurs robots nous offrent – contre fourniture gratuite et consentante de nos « données » – quelque chose comme le supplément d’âme du verbe.

Paul Celan pressentait le déferlement cybernétique : « À l’homme comme information, note-t-il, on ne peut opposer que l’homme comme silence. » N’en doutons pas, l’« IA » imitera jusqu’à ce silence-là. En repoussant la poésie dans le retranchement de son silence, l’« IA » pourrait rappeler aux poètes que leur art n’est pas un jeu constructiviste mais l’écoute d’une énigme. Ou mieux : d’un mystère. Il serait alors temps de rappeler le Patmos de Hölderlin et sa balance entre le plus grand danger et le salut. La sauvegarde de l’humanité dans le poème, confusément appelée par le sens commun quand passe le frisson de la prédation sur son échine de chasseuse-cueilleuse, indique peut-être cette « région où vivre ». Face à cette intelligence artificielle si intelligente, écoutons la leçon de Baudelaire : « Or, la grande poésie est essentiellement bête, elle croit, et c’est ce qui fait sa gloire et sa force. Ne confondez jamais les fantômes de la raison avec les fantômes de l’imagination ; ceux-là sont des équations, et ceux-ci des êtres et des souvenirs. » Là encore, pas sûr que l’« IA » n’absorbe quelque jour et la totalité des « êtres » et la totalité des « souvenirs » de l’imagination. Prenons toutefois le pari que jamais l’« intelligence artificielle » ne viendra tout à fait à bout de la « bêtise naturelle ». Poètes, sauve qui peut !

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