Souvenir d’enfance

Un enfantC’était un couple de professeurs dans ce collège campagnard d’autrefois, elle faisait l’histoire, lui la géo, elle petite et menue, lui grand et maigre, tous deux avec des cheveux très noirs, elle raides avec une frange basse sur le front, lui frisés comme du lierre grimpant sur son crâne, tous deux portant de longues blouses blanches de chimistes ou de médecins qui les faisaient paraître, elle plus petite et plus menue encore, lui plus grand et maigre, tous deux portant sous leurs blouses ces polos de nylon à col roulé, à la mode de ces années-là – ça devait être en 1973 – elle jaune d’or, lui orange vif, qui lui donnait à elle un ton encore plus pâle, presque diaphane, à lui un ton verdâtre, peut-être accentué par ses lunettes à monture de plastique noir aux verres glauques, tels les culs des bouteilles de vin cinq étoiles Sidi Brahim ou quoi, en souvenir d’une bataille oubliée, que les vieux buvaient à cette époque dans des bistrots aux lourdes tables et bancs de bois ciré, et qui faisaient aussi épicerie, où l’on pouvait acheter des pâtes coquillettes Panzani et de la lessive Bonux accompagnée d’un cadeau surprise, elle brandissant une longue règle qui lui donnait un maintien d’autorité artificielle, boudeuse, rageuse même, racontant la jachère, l’assolement triennal, l’araire et la charrue, expliquant qu’à la fin les morts diminuent, « les morts diminuent » répétait-elle et nous ça nous faisait rigoler ces morts qui diminuaient, et elle continuait, « les morts diminuent », « les morts diminuent », on riait, on riait de les imaginer, tous ces morts dans leurs boîtes pourries parmi la terre et les vers, tous ces morts de la fin du Moyen Âge en train de rapetisser.

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