Souviens-toi aussi de la bête de l’Apocalypse. De même que la rose s’épanouit parmi les épines, le sauveur s’en vient là où croît le plus grand danger. Il se tient sur la grève et scrute le livre qui est au ciel. Car le ciel est un livre. Et réciproquement. Chut ! Ne dis rien. Retiens-toi. Qui crèvera tout ce silence à la fin ? Prends-le, le petit livre. Et maintenant, avale ! Mais d’où vient que le goût du miel devient si amer ? C’est de là qu’elle surgit, de la mer, avec ses sept têtes à gueule de lion, dont l’une saigne abominablement, ses dix cornes, son torse de panthère, ses pattes d’ours, suivie d’une armée de sauterelles casquées pour la guerre, couronnées d’or, aux masques de visages humains, leurs bouches armées de crocs, leurs longues chevelures blondes tombant sur les épaules, le thorax cuirassé de métal, la queue terminée par un dard, toutes avançant d’un bloc dans l’assourdissant vrombissement de leurs ailes sèches, en criant : « Kill ! Kill ! Destroy ! » Voyez donc Isaïe XXXIV & XXXV. De mort il n’y en aura plus. Et toi, où vas-tu, toi le sans queue ni tête aux vertèbres entassées, avec tes soi-disant droits de l’homme tatoués au fond des gènes, tout tendu de la cavité buccale à l’orifice anal, ta peau flasque se gondolant dans le croupissat de ta dévergondure et la nostalgie de tous les pelages, de tous les plumages, de tous les coquillages, tu te souviens de la ligne géodésique qui va de Zabriskie Point à Checkpoint Charlie et retour. À moins que le contraire ce soit. Gardes-en un peu pour la fin. Sous ton microscope tu scrutes le chemin qui mène du spermatozoïde à la connaissance de soi. Et retour. Le fœtus empaillé qui sommeille en toi est doué du souffle lui aussi, il se souvient de l’ancêtre poisson qui respire et hume la première bouffée. Qui peut lire vraiment ? Qui peut lire ? Dans cette ville-là, derrière les collines, la vie allait, facile. Les pauvres n’étaient pas trop pauvres et les riches très riches. Ils ne pensaient qu’à s’empiffrer et délaissaient leurs enfants qui erraient en bandes, sans but. Les caves à jambons, à saucissons, à salaisons, étaient en toute saison leur seule obsession. Feu sur le quartier général de la faim ! Mais il advint, la veille de Noël, qu’un rat apparut aux portes de la ville et se faufila le long des caniveaux. Puis un autre. Et un autre encore. Ils furent bientôt plusieurs centaines, milliers même. Ils se glissaient par les fenêtres, grimpaient aux gouttières, dégringolaient dans les cheminées et dévoraient tout le nanan qui leur tombait sous la dent. Les habitants tentèrent de sauver leurs précieuses victuailles. Ils retrouvaient les rats dans leurs armoires, sous leurs lits, dans leurs chaussures et dans les berceaux des petits. Ils étaient affolés. Ils se rassemblèrent et décidèrent une campagne d’extermination. Mais les rats évitèrent les pièges et dégustèrent le poison, comme du miel. Les rues furent bientôt couvertes d’un manteau gris, ondulant et piaillant. Les gens devaient se frayer un chemin à coup de bâton. Le troisième jour, il n’y eut plus rien à manger. Les rats dévorèrent les oreillers, les livres, les chaises et les tables. Ils mangèrent même les chats. Ils mordaient les gens dans leur lit. Désespérés, les habitants offrirent mille pièces d’or à qui les débarrasserait de ce fléau. Le lendemain, quatrième jour, arriva un étranger, un joueur de flûte, un peu beatnik, un peu va-nu-pieds. Il ne pipa mot mais se mit à jouer sur son pipeau un air étrange, lent, mélopédique, comme le vent dans les roseaux. Dès les premières notes, les rats levèrent leur museau vers les nuages, stoppant leur orgie de boustifaille, leurs mandibules s’arrêtant net de mastiquer, leurs incisives en suspens, pris sous le charme ils détalèrent des maisons et des caves, les ongles de leurs pattes crissant sur le verre brisé, et ils suivirent l’étranger hors de la ville en une longue procession sinueuse jusqu’à la rivière. La Weser était son nom. Ils s’y précipitèrent et s’y engloutirent comme ils étaient venus. Les habitants exultèrent. Ils dansèrent sur la place. Les cloches sonnèrent. Lorsque l’étranger, le joueur de flûte, se présenta de nouveau ils l’avaient oublié. Ils refusèrent de lui donner les mille pièces d’or :
― Cinquante seront suffisantes, dirent-ils.
Alors, le joueur de flûte les menaça :
― Soyez maudits, vous le regretterez, c’est moi qui vous le dit !
Et un matin, alors que l’aube avait à peine parue au-dessus des collines, tous entendirent la mélodie, lente, qui se répandait par les rues comme un vent doux et pernicieux. Tous les enfants se rassemblèrent dans le sillage de l’étranger, confiants et souriants, de plus en plus nombreux, et tous ensemble, dansant et caracolant, joyeusement ils quittèrent la ville, franchirent le pont sur la rivière et s’enfuirent par-delà les collines derrière lesquelles ils disparurent d’un coup. Et jamais on ne les revit. Ainsi te voilà jusqu’à l’heure de ta mort, vivant, bien vivant, tout nerf et chair et molécules et mastiquant, tout en flux et fluides, pris dans la langue, l’air qui te traverse les cordes vocales comme un papier à cigarettes, dans la gloire de ton vieux langage qui s’en va voletant au bord du gouffre, vacillant, pas plus haut que le babillage des oiseaux, leur ramage, leur plumage radieux, tes frères les essorillés, sûr qu’ils oublieront d’aller cueillir les dents du dragon, sûr qu’ils laisseront l’archéoptéryx choir dans le puits tout noir, sûr qu’ils effeuilleront les dix commandements en se gavant des viandes idolothytes, tandis que toi, tu en mourras, une braise scellée sur ta bouche. Dehors, les chiens, les sorciers, les impurs, les assassins ! Autour de toi, comme disait Léon Bloy l’éblouissant, vont et viennent les animaux dont les tristes yeux, tout couverts de ténèbres, contemplent un vieux secret qu’ils ne peuvent révéler dans l’attente du septième jour. Va savoir. Il est tant de livres dans le ciel.