La notice consacrée au physicien Erwin Schrödinger dans l’Encylopædia Universalis édition 1968 – car il est toujours bon de prendre un peu de recul – s’ouvre sur cette étrange remarque : « La notoriété mondiale d’Erwin Schrödinger ne contredit pas la conscience qu’il avait d’appartenir à un temps de la science où l’individualité du savant s’estompe comme celle des constituants ultimes de la matière. » Qu’entendre par-là ? Une nostalgie d’auteur ? En 2011, le département d’informatique et de biochimie de l’université de Washington a mis en ligne un logiciel proposant aux internautes de « jouer » à plier les protéines. Depuis dix ans, les biologistes butaient sur la structure repliée d’une protéine virale car il existe des milliards de façons différentes de se replier dont une seulement représente la forme active. La mobilisation en réseau de milliers d’internautes sur le problème a permis d’obtenir la solution en moins de trois semaines. Ou bien : créé en 2003 le concours International Genetically Engineered Machine a pour objet de faire découvrir et fonctionner, par des équipes d’étudiants, des cellules vivantes avec une finalité recherchée à partir de briques biologiques élémentaires standardisées issues de la base de données Registry of Standard Biological Parts. En 2011, année au cours de laquelle 160 équipes originaires de trente pays et représentant plus de 2000 personnes se sont mobilisées, deux équipes françaises ont reçu une médaille d’or. Avec la possibilité nanotechnologique de créer par ingénierie inverse (bottom-up, auto-assemblage), ce n’est plus seulement en faisant des expériences sur la nature, ce n’est plus seulement en la modélisant, que les hommes connaîtront cette nature. C’est littéralement en la re-faisant. La distinction entre connaître et faire perdra son sens. Le naturel non vivant, le vivant et l’artefact sont en bonne voie de fusionner. D’ailleurs, les succès que remporteront les nouvelles technologies rendront les représentations mécanistes et informationnelles de la nature et de la vie incontestables, et nul ne pourra plus savoir qu’elles sont illusoires. Déjà 97 % des enfants trisomiques sont avortés en Europe. Nous sommes entrés dans un eugénisme libéral. Bien sûr, nous allons éliminer toutes les maladies qui tuent les enfants avant l’âge de 15 ans. Par la sélection embryonnaire, on pourrait aussi considérablement augmenter le QI de la population. Pour quoi faire ? L’analyse des seuls clics sur « Like » permet déjà de cerner la personnalité d’un individu mieux que ne le font des collègues de travail, la famille ou des colocataires. C’est pourquoi, selon l’anthropologie computationnelle, l’enquête d’opinion est en train de céder la place aux techniques de détection des attitudes implicites des consommateurs. Une sorte de behaviourisme augmenté. Il est de toute façon acquis que la culture n’est plus que l’ensemble des informations et des comportements partagés par une communauté. Là où il a fallu des millions d’années de sélection naturelle pour trouver les « justes » formes des êtres vivants, une version fantastiquement accélérée de l’évolution, transposée d’un point de vue informatique, produit des corps robotiques adaptés à leur environnement en quelques minutes. À l’avenir ces robots devront évoluer eux-mêmes en fonction de l’environnement afin de pouvoir affronter toutes les situations, même les plus extrêmes, sans aucune intervention humaine. Les humains, eux, regarderont leur vie se dérouler en vidéo. Voilà le prochain spectacle : dans environ cinq milliards d’années, le Soleil aura épuisé la majeure partie de son combustible, l’hydrogène, et l’hélium de son cœur commencera alors à fusionner. Cette réaction libérant une puissance plus importante que la fusion de l’hydrogène, l’étoile gonflera pour devenir une « géante rouge ». L’astre grossira tant qu’il engloutira peut-être la Terre. Mais la vie sur Terre aura disparu depuis longtemps. Alors que le Soleil puisera dans ses dernières réserves d’hydrogène, la température de son cœur augmentera progressivement, et sa luminosité totale s’accroîtra lentement, d’environ dix pour cent tous les milliards d’années. Le loup aura mangé le soleil. Quant aux quasars, ces morceaux de galaxies extrêmement brillants situés aux confins de l’Univers à des milliards d’années-lumière, il est certain qu’ils sont tous éteints depuis longtemps.
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