Pour écrire le deuxième motif de Confettis d’empire, j’avais eu la joie de côtoyer sur le papier Yves Person, un historien pour qui l’engagement dans le texte équivalait à l’engagement dans la vie. Jour après jour, j’allais lire à la bibliothèque Georges Pompidou son Samori, une révolution dyula (Institut fondamental d’Afrique noire (IFAN), Dakar, 1968, 1970, 1975, 3 tomes, 2377 pages).
Les notes ci-dessous sont issues de cette lecture.
Ces trois gros volumes s’ouvraient sur cet exergue mystérieux, dans une langue presqu’oubliée, à l’instar de ces langues recueillies par les ethnologues, deux lignes au sens enfui, dont le lecteur arrive à peine à discerner les chevilles, le verbe, a zo, un vague mot, bro, pays, E koun ma zad a zo bet douget gant an dienez / da vont da vro ar Re Zu da honnid e dammig bara. Peut-être voulait-il signifier la parenté de ces populations africaines avec les populations bretonnes, en ces temps d’hégémonie des capitales vers leurs périphéries ?
Car Yves Person était sensible au devenir des langues africaines « qui vont disparaître avant la fin de ce siècle, faute de locuteurs, sous la double pression des grandes langues véhiculaires africaines et des langues européennes portées par l’enseignement ». Au fil de la lecture, on sentait qu’il souhaitait sauver la mémoire d’un peuple en luttant contre l’incroyable disproportion des très maigres archives autochtones, limitées à quelques lettres, et l’énorme masse de papier imprimé ou griffonné d’encre qui gît dans les bibliothèques et les dépôts d’archives des anciennes puissances. Ce vieux guerrier Samori n’écrivit pas de livre et ne livra pas de mémoires, contrairement à son vainqueur, le capitaine Gouraud qui le fit prisonnier le 29 septembre 1898, à 7 heures du matin, auteur de… Mémoires d’un africain. Même la correspondance de Samori fut détruite, il se méfiait de l’écriture, avec une sorte de terreur sacrée.
L’histoire de Samori pose la question de l’histoire : Ferro (Histoire des colonisations, p. 287 : « La légende historique voisine de l’histoire officielle concernant la colonisation reproduit ainsi le point de vue des conquérants « puisé aux archives » et ainsi sacralisé, devenu analyse « scientifique » : il repère « la course au Tchad, la course au Niger – vers le bord du fleuve, vers le pays de Kong, vers les pays Mossis, vers le bas Niger, à partir du Dahomey -, et puis la course au Nil. » [dont les noms mêmes, les catégories de pensée sont ceux de celui qui arrive avec dans sa tête, dans son cerveau, l’idée de « pays », l’idée de « nation », l’idée de « civilisation » et l’idée de « gloire »] Il ignore complètement les autres. L’appui sur des classifications géographiques aboutit à une réduction de la connaissance historique. Ces pays n’ont pas d’archives écrites, donc ils n’ont pas de « véritable » Etat, donc ils n’ont pas d’histoire… » [Et n’ayant pas d’histoire ils ne se racontent pas et ne se racontant pas ils tombent dans l’oubli.]
Person s’interrogeait sur la « conversion » à la marchandise des peuples colonisés : « Sans en avoir conscience, les Malinké luttaient contre l’extension à l’Afrique de la massification, c’est-à-dire de la généralisation des rapports de marchandises à la place des rapports humains. » vol. I, chap. « Colporteurs et courtiers », p. 90 : « Le tableau se transforme soudain si nous considérons la vie commerciale car celle-ci se définit d’emblée comme la symbiose équilibrée de deux secteurs divisés par un clivage fondamental. Le premier, celui des échanges locaux, assure les relations des lignages en marge de leur économie de subsistance. Les biens en mouvement y sont souvent appréciés non comme des marchandises, mais comme des éléments de prestige, si bien qu’ils circulent par échange direct ou don plutôt que par le jeu des marchés locaux. Des secteurs analogues existent partout, même au sein de sociétés extrêmement closes et repliées sur elles-mêmes comme les paléonégritiques. / Mais chez les Malinké nous trouvons en outre un commerce à longue distance mettant en présence des individus mobiles qui manipulent des biens d’échange dont ils établissent la valeur selon des normes exclusivement économiques, et dans un esprit fort moderne. C’est une société ouverte par excellence. / Le fait significatif est que ces deux champs de relations se déploient ici au sein d’une même ethnie, alors que la fonction commerciale est généralement assurée par un groupe allogène, comme c’est le cas des Dyula de l’Est. Ces deux sociétés si différentes et pourtant si proches ont su s’articuler efficacement. Il est remarquable que chacune d’elles valorise des types d’individus très différents. Les extravertis portés à l’altruisme et aux sentiments de solidarité sont à leur aise parmi les Malinké animistes. Les intravertis individualistes réussissent mieux en milieu dyula. Comme aucune frontière ethnique n’est à franchir, les déviants qui s’avèrent inadaptés à l’une de ces sociétés peuvent se reconvertir à moindres frais dans l’autre. Le monde malinké offrait ainsi une échappatoire à ses membres mécontents et Samori sera l’un d’eux. Ce trait est cependant inattendu dans l’Afrique ancienne car de telles issues y étaient exceptionnelles alors qu’elles sont devenues monnaie courante à l’ère coloniale. / Tandis que ces sociétés couplées convertissaient ainsi des hommes, leur économie s’appliquait sans trêve à transformer des biens de prestige (bétail, tissus destinés aux dots) en marchandises, et réciproquement, pour assurer leur mise dans le circuit du commerce à longue distance. / 1) Les marchés. / Le point de départ est évidemment le marché local car il peut fonctionner dans le cadre de l’économie de subsistance la plus close. On a du mal à imaginer qu’une institution aussi simple ne soit pas universelle et pourtant d’immenses zones l’ignorent dans l’Est et le Centre de l’Afrique. A l’ouest du continent, de nombreux peuples de la Forêt se trouvaient dans le même cas car les Kisi, la plupart des Kru et une fraction des Mandé du Sud n’ont vu naître les marchés qu’à l’ère coloniale. [se souvenir que dans la méthode Gallieni/Lyautey la première mesure, une fois la tache d’huile étendue, était d’ouvrir les marchés (en fait l’inventeur de cette « tache d’huile » était Pennequin durant la conquête du Tonkin (cf Brocheux Hémery p. 67)]. Des marchandises rares, comme le sel ou les fusils, se transmettaient de proche en proche. L’hostilité des « tribus courtières », riveraines de l’Océan, à toute pénétration européenne qui eût brisé leur monopole, est un thème bien connu de l’histoire africaine. Si l’on excepte la frange maritime où l’influence des Blancs bouleversait l’équilibre traditionnel, il faut cependant considérer que le « commerce » de ces pays obéissait aux lois de la redistribution et de la réciprocité et non à celles de l’économie de marchés (une économie de marchés et non une économie de marché). […] les échanges n’avaient lieu qu’entre partenaires bien connus et ceux-ci établissaient les prix en fonction de leurs statuts réciproques, si bien que de nombreuses transactions s’effectuaient sans bénéfice, ou même, selon nos critères, à perte. […] Le facteur déterminant n’était donc pas la position économique des partenaires, mais leurs relations sociales. 2) Le commerce à longue distance. »
Vol I, 2e partie, chap. II, p. 235 : « Il est caractéristique qu’il [cet empire] n’ait jamais eu de véritable nom et que pour désigner ce vaste ensemble de pays très variés, aux frontières sans cesse changeantes, les contemporains n’ont pas trouvé autre chose que Samori-Dugu : « le pays de Samori ». / Quant au souverain, […] il n’a jamais éprouvé le besoin de baptiser les territoires qu’il contrôlait. Un nom géographique est nécessairement attaché à un terroir et suppose des limites plus ou moins étroites alors que la volonté de Samori sera justement d’étendre son système aussi loin que possible, sans déborder cependant du cadre des ethnies manding. »
p. 361 : « Comme tous ses contemporains, il [Samori] croyait que les Européens étaient les fils de tribus faibles et peu nombreuses, mais riches en science ou en magie, qui vivaient dans des îles au milieu de la mer et que leur seule ambition était de commercer sur les cotes du pays des Noirs. »
A rapprocher de cette notation de Charles de Foucauld (1915 ou 1916) : « La presque totalité des Kel-Ahaggar regardent la France comme une contrée très petite, une sorte d’île ayant au plus cent kilomètres de diamètre, habitée par une population peu nombreuse, idolâtre, barbare, d’humeur vagabonde, ne tenant jamais en place, ne faisant que voyager, envahir les pays des autres, et molester les peuples civilisés tels que les Touaregs. Les Kel-Ahaggar se croient la nation du monde la plus civilisée, la plus policée et la plus délicate, en même temps qu’une des plus puissantes. Ils […] les tiennent tous [les peuples chrétiens] pour des sauvages idolâtres et ne les appellent que du nom d’ikoufar, « païens ». Ils ne distinguent pas les Européens des sauvages cannibales de l’Afrique centrale et demandent parfois aux Français s’il est vrai qu’ils ont, vers le Sud, des frères qui mangent la chair humaine. Les Européens, disent-ils, sont tous gouvernés par des reines ; ils épousent leurs sœurs ; ils prennent des femmes à l’essai ; etc., etc. » (cité par Casajus).
p. 2010 « Le 27 septembre 1898 au soir, après avoir longuement parlé en tête à tête avec Morifindya, il réunit tous ses conseillers et tint une grande palabre. Il annonça que la guerre était finie et qu’il allait envoyer au gouverneur une lettre que porterait son fils Tiranké-Mori. » A ce moment Gouraud arrive du Tallensi. Samori souhaitait pouvoir résider à Sanakoro. Samori envoie son fils pour négocier sa reddition. Mais entre temps Gouraud arrive et capture Samori. « Le jeune capitaine avait reçu le commandement alors qu’il se morfondait à Bobo et il n’imaginait pas que le destin venait de le désigner comme vainqueur de Samori. » « On lira dans les mémoires de Gouraud le récit de sa marche hallucinante dans un pays mort où chaque village était encombré de cadavres décomposés. Les affamés mouraient en buvant et tombaient dans les points d’eau que leurs cadavres corrompaient. Les rares survivants mangeaient de la chair humaine. La colonne renonça alors à camper dans les villages infestés et se résigna à camper dans la boue, sous une pluie qui ne cessait pas. »
p. 2013 « La capture de Samori est l’un des épisodes les plus fameux de l’épopée coloniale mais les nombreux récits qu’on lui a consacrés proviennent tous du rapport de Gouraud » [« Un éditorial d’Auguste Terrier, dans le B.C.A.F de novembre 1898 ( p. 362-63), salua la prise de Samori comme l’ultime étape de la conquête en Afrique Occidentale. Le numéro de décembre publia ensuite la dépêche d’Audéoud, datée de Kayes, le 18 octobre, et des extraits de reportages de différents journaux, dont Le Temps et Les Débats. Ce dernier donnait le premier récit circonstancié (B.C.A.F., 1898, p. 404-408). Des précisions allaient paraître dans les numéros de 1899. En janvier, on donnera de larges extraits du rapport de Chaudié, puis des lettres de Jacquin et de Bratières à leurs familles, qui n’ont guère été utilisées depuis, et enfin un reportage de Félix Dubois pour Le Figaro, sur la captivité de Samory à Kayes (B.C.A.F., 1899, p. 7.-13). C’est enfin dans le supplément (« Renseignements coloniaux ») de juillet 1899 que paraîtra, in-extenso, le grand rapport de Lartigue, qui exposait en détail les opérations de juin à octobre (R.C., p. 120-135). Le rapport de Gouraud et son journal de marche n’ont jamais été publiés. On les trouvera à Paris (A.O.M., Soudan, I, 9). Il y a intérêt à les confronter avec les pages très vivantes (mais pleines d’odeur de mort) du premier tome des mémoires du général].
Ainsi je lisais les trois gros volumes à la bibliothèque du centre Georges Pompidou, le président de la république alors repliée de la vastitude de la mappemonde aux taches roses sur son hexagone : c’est bien ainsi cadré que Vasarely en donne le portrait accroché dans la zone d’accueil du centre. [« le Dictionnaire encyclopédique Quillet (1977) donne une définition encore plus précise : « Depuis 1962, on utilise parfois le terme d’hexagone pour désigner la France : c’est une manière de comparer la France métropolitaine réduite à sa dimension européenne à la France d’avant la décolonisation, qui était à la tête d’un vaste empire colonial. » (relevé par Eugen Werber, « L’Hexagone », Lieux de mémoire, II, p. 97)] dans ce décor, je lisais donc l’historien breton qui prenait en quelque sorte à sa charge la mémoire de ce temps, en Xénophon racontant quelque Anabase nègre, les trois volumes tachés, lus avec frénésie, aux pages pelucheuses, lues avec avidité par des générations d’étudiants africains. Trois volumes s’attachant à collecter d’abord les événements, à les aligner les uns derrière les autres, à établir une chronologie fine, détaillée, des batailles et des mouvements. Trois volumes parsemé de notes manuscrites rageuses…