8 juin 1972, route de Trang Bang

C’est un jour de guerre ordinaire. Parti au petit matin du bureau de l’Associated Press de Saigon, le photographe Huỳnh Công Út, que ses collègues américains appellent Nick Ut, est venu à Trang Bang, à une quarantaine de kilomètres au nord-ouest de la capitale du Sud-Viêtnam, pour couvrir le combat qui oppose depuis trois jours les troupes du Sud aux Viêtcongs et soldats du Nord. Nick Ut photographie les réfugiés qui bivouaquent de part et d’autre de la route menant au village. Il s’approche pour photographier les soldats en action. Les combats ont fait de nombreux morts. Un peu avant midi, la pluie se met à tomber. Le photographe revient alors vers la voiture où l’attend le chauffeur dans la longue file de véhicules immobilisés. Nick Ut se demande s’il doit rentrer tout de suite à Saigon pour vite envoyer les films déjà réalisés. Mais l’apparition dans le ciel d’un avion lui indique qu’un support aérien a été demandé par les troupes du Sud. Il décide donc de rester, remonte la file de voitures en sens inverse, franchit le barrage militaire et s’engage sur la portion de route qui le sépare des habitations. Un deuxième avion a rejoint le premier. Plusieurs bombes explosives et incendiaires sont lâchées. Sur place, entre autres journalistes, sont également présents les photographes David Burnett, de Time Magazine, et l’indépendant Hoàng Văn Danh, ainsi que le cameraman de la NBC, Lê Phuc Dinh. Or, à ce moment précis, les deux premiers sont en train de recharger leurs appareils. Sur l’image de Nick Ut, on voit son collègue David Burnett ainsi occupé. Le groupe d’enfants suivis de soldats surgit du rideau de fumée noire. Nick Ut déclenche la prise de vue.
Ensuite c’est une autre histoire : le photographe accompagne la petite fille à l’hôpital, fonce à Saigon et envoie – via Tokyo – le cliché au bureau new-yorkais de l’Associated Press. Malgré la nudité de l’enfant, le responsable d’édition Walter Hull Buell décide de le proposer à la publication. L’année suivante, le prix Pulitzer vient distinguer l’image. Un long débat s’instaure pour mesurer son influence éventuelle sur l’opinion et les événements qui ont conduit à la fin de la guerre.

Depuis quarante ans, l’image de la petite fille brûlée au napalm sur la route de Trang Bang a acquis une légende. Elle a engagé le destin de ses deux protagonistes principaux : le photographe, Nick Ut, et la victime, Phan Thị Kim Phúc. Lui a gagné la célébrité. Elle a d’abord été utilisée comme un symbole de la propagande du Vietnam communiste avant de s’enfuir et de devenir « ambassadrice de bonne volonté » de l’Unesco. Un vétéran du Vietnam, John Plummer, s’est auto-accusé d’avoir joué un rôle dans l’attaque aérienne. Une scène de pardon a eu lieu entre lui et Kim Phuc, entre temps convertie au christianisme. Depuis cet instant du 8 juin 1972, le photographe et la victime se trouvent liés par cette image, chacun de part et d’autre de sa surface. D’un côté le capteur d’images, là pour cela au milieu de la guerre, de l’autre l’enfant tirée de son quotidien par le feu destructeur, hurlant de douleur et d’effroi, courant les bras ballants sur la route mouillée. Le texte qui désormais accompagne la photo, enrichi au fil du temps, n’atténue en rien la violence qui continue de sourdre d’elle. Au sens donné par Walter Benjamin, elle constitue une « allégorie » : un signal venu du passé qui s’épanche vers le présent. Le petit fantôme pâle qui continue de s’avancer vers nous parmi les silhouettes d’autres enfants affolés et de soldats fatigués a été cueilli au seuil de l’invisible. Elle est là, au loin, dissimulée par le rideau de fumée, la gueule des enfers. Que continue de montrer l’image de l’événement advenu lors de ce fragment de temps aussitôt refermé ? Une apparition. Le surgissement d’un spectre venu sous nos yeux du fond de la mémoire. L’image du corps de Kim Phuc, gris pâle sur le fond gris pâle de la route, prend à la gorge le verbe « apparaître », phainestai. Un spectre surgi hors du royaume des morts. Une vision de cauchemar. Ce qui se montre ici dans la lumière par le truchement de la photographie – cette technique qui « dessine avec la lumière » – c’est la vérité. Le lieu où « être » et « apparaître » entrent en contact pour former un bloc indissociable. L’irruption de Kim Phuc, brûlée au napalm sur la route de Trang Bang le 8 juin 1972, apparaît bien comme un « instant de vérité ». Appliquée à l’image photographique, l’expression sonne comme un lieu commun. Mais, ainsi que l’explique Hannah Arendt, « ces instants sont en fait tout ce dont nous disposons pour mettre de l’ordre dans ce chaos d’horreur ». La vérité est violence. L’image, comme dévoilement de la vérité, est violence. Quelle vérité ? L’image saisie par Nick Ut est « parfaite ». Suivant un schème toujours répété, elle organise la ligne d’horizon qui divise la terre et le ciel, la route creuse sa perspective, le rideau de fumée noir forme le fond d’indifférence et d’obscurité d’où surgit le drame. Dans la séparation brutale des cristaux d’halogénure d’argent, l’irruption de la lumière dans la chambre noire est venue poser les formes humaines sur ce fond de brume charbonneuse. Au deuxième plan, légèrement décalée vers la gauche, grisâtre, la petite Kim Phuc est une apsara interrompue dans sa danse de mort. La gamme des gris, des blancs et des noirs enserre les protagonistes dans les éléments : l’air chaud, la terre sur laquelle s’ouvre la route, le feu du napalm, et jusqu’à l’eau sous la forme d’une flaque résultant de l’averse récente sous les pieds de l’enfant. La précarité du cliché, presque flou, ainsi que son grain, le font basculer dans la grisaille, un indéfini du temps. Pour suivre Emmanuel Lévinas, ce que révèle l’image de Nick Ut est bien le moment où le mal advient dans « le « sans issue » du contact ». Et pour précision : « Nous nous y trouvons acculés à l’être. » Ce que Nick Ut a saisi à l’aide de son Leica, c’est le mal tel qu’il advient dans la lumière entre ciel et terre. Impossible d’y échapper. Nous voilà, spectateurs, incapables de fuir, fixés par le regard de la Gorgone, enfermés dans l’instant de la photo clos sur lui-même et pourtant toujours rayonnant vers nous. La rencontre du mal a toujours le visage de Méduse, si horrible qu’un regard sur lui vous transforme en pierre. Athéna invite Persée à tuer le monstre en lui recommandant de ne jamais le regarder en face, mais dans son reflet sur le bouclier poli – un miroir – qu’elle lui donne. Grâce au stratagème du regard indirect, dans l’image, Persée parvient à décapiter Méduse. Il faut ici penser à la peinture du Caravage. Il est impossible de voir l’horreur en face sous peine d’en être pétrifié d’effroi. Aveuglé. L’horreur ne s’approche que par l’entremise de ses doubles imagiers. À l’instar de l’arme défensive offerte à Persée par la déesse, le Leica de Nick Ut était lui aussi muni d’un miroir à même de saisir un reflet du réel. C’est ainsi que les images décapitent l’horreur.
La photo prise sur la route de Trang Bang le 8 juin 1972 est donc une révélation. Une apocalypse. Un dévoilement. Une icône ? Dans la petite pièce du bureau de l’Associated Press, sur l’avenue Nguyên Huê à Saigon, cet après-midi-là, le bain du révélateur agit comme l’eau d’un baptême. Un miracle. En séparant la lumière des ténèbres, le déchirement du voile de l’obturateur a capté une ombre venue de plus loin que le visible. Car cette image n’est pas la simple représentation extérieure d’un corps de chair souffrant posé sous nos yeux, mais une émanation du réel désormais amalgamée à notre intériorité : une figure du mal. Quarante ans après le surgissement de la fillette hors du feu de la guerre sous l’œil du photographe, elle continue de pousser vers nous l’aura de sa silhouette crucifiée.

La photographie du tirage de Nick Ut a été réalisée à la Maison européenne de la photographie, lors de l’exposition Henri Huet, Vietnam, 9 février – 10 avril 2011.

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