Filiforme, funambule, bras au corps, il s’avance. Légèrement penché dans le merveilleux déséquilibre, ses deux pieds s’évasent lourdement vers le socle, l’un déjà replié. Plus maigre que maigre, sombre et crevassé, tout droit sorti de ce feu noir qui brûle sans consumer ses proies. Glaise. Bronze. Il imprime sa fourche chinoise contre le bleu du ciel. Il est L’Homme qui marche. Mais, qu’est-ce exactement qu’un homme qui marche ? Noir. Jour. Une chute perpétuelle. Il lance alternativement vers l’avant une hanche puis l’autre, toujours un pied sur terre, tic-tac, tic-tac. La jambe en appui pivote sur l’axe de la cheville et, au moment où elle bascule vers l’avant, le second membre avance et relaie le premier. Swings his arms. Hold up his head. Left. Right. Left. Right. Lorsque la jambe est verticale, le centre de gravité atteint sa hauteur maximale. Ainsi s’avance le plus commun des mortels. L’homme qui marche. Son nom ne sera pas répété. Sauf une fois peut-être. Vivant médium à la tête aveugle maintenue bien droite, ayant éradiqué la plupart des autres espèces animales, désormais changé en multitude pullulante, il s’arrache d’ici vers demain.
Et le voilà emporté par les flots de l’explosante fixe, la grande forme qui s’épanche en boule filandreuse, immense forme sans forme, insaisissable, le réseau des réseaux qui véhicule désormais ses pensées, aiguilles rutilantes aux reflets chatoyants d’or sur fond ambré, translucides, clairsemées, filaments gris, lisses et minces ou bien épineux et épais, corps bleu roi, triangulaires, étalés, fusiformes, converties en successions de zéros et de uns, qui enserre dans ses flux la vieille planète en un filet flottant au-dessus des terres et des mers, dissimulé par les nuages, sa surface écailleuse se reflétant sur les écrans et les océans, ses terminaux greffés les uns les autres, trouant l’obscurité de ses yeux artificiels, ses mille et une ramifications englouties dans un paysage sans fin, changeant d’instant en instant, passant imperceptiblement d’un état l’autre, ses lumières virtuelles balayant le noir, épousant les courbes de la terre, ouvrant les horizons, en faisant surgir de nouveaux, aux couleurs somptueuses, lignes roses, traits jaunes, surfaces blanches s’éparpillant en dix-mille directions mouvantes, points quelconques interconnectés à des myriades de points quelconques sur une trame cachée – ses milliards de fils multicolores apparaissant ici et disparaissant là – une maille à l’endroit une maille à l’envers – branches bleues ou mauves ou violettes ou de n’importe quelle couleur, un fourmillement emmêlé se stabilisant en plateaux phosphorescents parcourus de fluides se nouant ici en bulbes, se dénouant là en écheveaux, parcourant des cycles entiers d’apparition – un étoilement ici – de disparition – une trouée là – au rythme binaire s’évasant dans les quatre directions de la décidabilité par variation, expansion, conquête, capture ou piqûre suivant des régimes d’intensité tantôt supérieure tantôt inférieure vers d’innombrables régions, une sphère irisée dont le centre est partout et la circonférence nulle part, constellations, concrétions, boucles rebondissantes, fuyantes et tachetées, parcourues de vents électromagnétiques, copiant, transcrivant et traduisant ses empreintes au plus profond de la mémoire, bégayant dans la nuit / et / ou / oui / non / oui et / non et / si / si oui alors / si non alors / à l’aide d’un cristal de quartz traversé par un courant électrique qui dessine son portrait universel dénué de contour :
― 01111001 01110101 01100011 01101000 01110000 01100101 01101001 01110010 01100001 01110100 01100001 01101001 01110111 01101110 01101111 01110101 01101011 01100001 01101110 01100101 01111000 01100101 01110101 01110010 01101111 01101001 01101111 01110000 01100001 01100100 01100001 01101110 01100101 01110000 01101001 01110000 01101111 01110010 01100101 01110101 01101111 01101101 01100101 01101110 01101111 01111010 01101111 01100100 01101111 01101110 01101111 01110101 01110100 01110111 01100010 01100001 01110001 01110101 01101110 01101100 01101111 01100111 01101111 01101110 01100101 01100011 01100101 01101001
Et le voici, costumé, cravaté, pochette, gominé, lisse et moderne, assis avec flegme dans un fauteuil club, les jambes négligemment croisées, une cigarette entre l’index et le majeur, la main gauche tendue pour tourner le bouton d’un meuble d’acajou, faisant ainsi surgir le visage d’une jeune individue aux boucles blondes, gracieuse, l’œil en coin, aguicheuse même, les deux personnages, le spectateur élégant et l’avenant simulacre sur l’écran, lui de chair et elle toute artificielle, absorbés dans l’échange de leurs regards muets. Ou bien c’est une famille, également moderne, réunie dans un confortable living-room. Les murs sont tendus d’une toile unie. Au-dessus de la cheminée de brique, un tableau dans son cadre, paysage campagnard sous la neige. Le jour filtre des stores à travers une baie vitrée munie de rideaux légers. Une lampe à abat-jour posée dans l’angle répand un halo blanc. Au centre, juché sur de frêles pieds métalliques obliques, le poste de télévision paraît flotter – la pâle image rayonnante laisse passer le vague contour d’un buste – l’écran capte leurs regards, absorbe leurs pensées qui convergent à l’unisson dans la lumière bleutée : le père, chemisette blanche et pantalon de toile beige, décontracté, règle l’appareil en tournant un bouton de sa main droite, les enfants, installés à même le sol, moquette ou tapis, le garçon près du père, les filles en robe à fleurs, bras nus, short, jambes nues, tennis, l’une sirotant un coca, la mère assise sur le sofa et relevant le visage de son journal, tous tournés vers l’écran bombé aux bords arrondis sur lequel passent les stries en noir et blanc qui s’imposent avec la force d’un envoûtement : lui, cheveux clairs, bien coiffé, jeune, dynamique, souriant, puis deux ombres en blanc qui sautillent dans la poussière. Ensuite, c’est en technicolor. Il et elle se découpent contre un ciel d’incendie où s’étend l’immense ramure en boule d’un arbre qui abrite au loin les bâtiments d’une grande ferme. Son visage à lui, col cassé immaculé, fine moustache, cheveux noirs et brillants, lance des reflets. Il se penche sur son visage à elle, qui bascule en arrière, cheveux auburn et ondulés, oreille délicate, lèvres roses. Leurs deux visages pris dans une tension symétrique, leurs regards mi-clos se pénétrant l’un l’autre, leur front, la pointe de leur nez se touchant presque et leur menton dessinant deux arabesques entre lesquelles s’engouffre le ciel rosé, pommelé de bleu, aux nuages déchirés que le vent emporte. Toujours sous un ciel crépusculaire, des esclaves noirs empressés avancent le long des sillons ocres des champs de coton. Les cigares, les chapeaux à large bord, les jupes plissées à motifs de fleurs s’égaillent dans les paysages dévastés, aux arbres décharnés, réduits à des troncs noirs aux branches brisées contre un ciel de feu. En sueur, leurs vêtements défaits, il et elle s’expliquent le long d’une barrière – ciel violet-mauve – lui les cheveux luisants de reflets jaunes, elle ses cheveux ondulés défaits, fondant dans un baiser. Elle le gifle et s’écroule en pleurs contre la selle du cheval. Courbé en avant, il tient par la bride l’animal tirant le chariot contre de hauts hangars en flammes qui s’écroulent. C’est maintenant elle qui conduit le chariot attelé le long des routes bleues de la guerre, parsemées d’arbres morts, aux sinistres vols de corbeaux, la lune défilant derrière un nuage noir. Folle, en loques, les cheveux hirsutes, elle se redresse de la terre ocre rouge vers le ciel bleu-rose, levant le poing devant la barrière et l’arbre mort qui se profilent dans le couchant. Faisant corps avec sa monture, il s’avance, minuscule dans les feux du soir, entre les boules d’épineux, au milieu du désert rouge parsemé d’énormes buttes érodées par le vent et le sable, la diligence, les Indiens surgissant de la ligne de crête, la table de jeu, le tapis vert, les cartes, la bouteille de whisky. Ils sont ensuite trois à faire corps avec leurs chevaux, à s’avancer sur l’herbe de la plaine dans l’infini ciel bleu. Des milliers de vaches envahissent la prairie de leurs taches rousses. Les trois cavaliers longent la barrière d’un cimetière en plein vent. La bagarre. La fuite. Le soleil rouge descend derrière l’horizon. Il débouche dans la rue aux maisons de bois, déserte, où le vent roule des boules d’épineux et soulève la poussière. L’autre sort de là où il se tient caché. Il dégaine et tire. L’autre s’effondre. Son fusil sur les genoux, elle chevauche à travers le désert vers le point de rendez-vous, un rocher rouge ressemblant à un visage de profil. Il apparaît, très loin, un point au faîte des rochers, la courbe de son corps saluant avec son chapeau. Elle épaule, vise et tire. Il dégringole, blessé, dégaine son pistolet, la vise et la blesse à son tour. Chacun des deux perd maintenant son sang dans la pierraille, leurs vêtements déchirés, couverts de poussière et tachés de rouge, tous deux rampant parmi les rochers. À la force de ses ongles, elle avance centimètre par centimètre, finit par rejoindre son amant et tous deux meurent au pied du rocher dans un baiser sanglant. Devant le soleil s’inscrivent les mots the end. À la fin, dans un combat rageur et désespéré, en sueur, couvert de poussière, il affronte le cheval noir, écumeux, la crinière hirsute, dressé contre l’étendue blanche du désert de sel. Elle, c’est la fille aux boucles blondes décolorées, aux lèvres peintes d’un rouge violent, aux puissants attraits, son corps pâle à peine couvert par une robe plissée blanche qui dessine un v profond séparant les seins dressés, surprise par la poussée d’air échappée de la bouche d’aération du métro, la robe se soulevant, les lèvres rouges s’arrondissant dans une expression de surprise joyeuse. Les pieds à peine tenus par les lanières de fines chaussures blanches à talon aiguille, ses deux jambes rondes écartées en v inversé au-dessus de la grille d’aération tandis que la robe se soulève une fois, deux fois, dans un ample mouvement ondulant. Alors, il lâche le volant et entoure de son bras droit les épaules de la fille blonde, aux ongles un peu sales, qui se blottit contre lui. Le couple s’éloigne main dans la main sur la route qui s’enfonce à perte de vue vers les collines dans la brume ensoleillée du matin, lui baluchon au côté, chapeau melon, veste trop petite, chaussures trop grandes, démarche déhanchée, balançant sa canne de jonc, elle menue, vive et sautillante. Lui, cheveux frisés, petite moustache, ses sourcils de clown bien dessinés sur son visage blafard qu’il anime au gré des émotions élémentaires. Quatre ou cinq mimiques. Peut-être six. L’étonnement. La surprise. L’émerveillement. La joie. La douleur. Le dégoût. Après avoir dansé sur des patins à roulettes au bord du vide, agité le drapeau sombre de la révolution tombé d’un camion, il secoue son corps de serre-boulons des spasmes mécaniques de la chaîne industrielle qui le happe dans ses engrenages gigantesques.
Et, dans cette immense architecture éclairée par le haut, scandée de piliers, striée de rails aériens, les roues de transmission des courroies sans fin suspendues dans l’air, un enchevêtrement de cordes, chaînes, poulies, glissent sur plusieurs rangs des pièces de métal circulaires sur lesquelles se penchent des ouvriers en ligne, vêtus de toile bleue, une enfilade de corps flous, le dos courbé, le regard baissé, caché par la visière de leur casquette, leurs mains tendues au-devant d’eux dans des gestes identiques, obéissant à la cadence, saisissant un écrou de la main gauche dans une boîte placée à hauteur de leur ventre et l’enfilant de la droite sur une vis, d’autres plaqués contre des machines-outils, faisant corps avec elles, greffés à ces blocs de métal grenus, gonflés de protubérances bulbeuses, traversés d’un axe terminé par un petit volant d’acier poli, hérissés de manettes à boules de bakélite sombre. Sur le tapis roulant s’avancent les châssis de tôle emboutie qui se suivent sur la chaîne de montage, la succession de cadres en H désormais équipés de leurs roues, glissant le long des rails, jusqu’à ce qu’elle continue toute seule la chaîne de montage, les ouvriers ayant disparu, ayant laissé la place aux masselottes électriques, aux riveteuses aux énormes mâchoires en bec de perroquet, aux presses plieuses automatiques. Un instant plus tard, parfaitement alignées, identiques, sur plusieurs files, elles s’avancent sous les néons les automobiles aux carrosseries arrondies, lisses et irréelles, leurs phares ronds et leurs calandres tantôt rigolotes, tantôt agressives, leurs portières ouvertes, prêtes à l’envol, leurs pneus noirs peints d’un impeccable cercle blanc, leur capot dont aucune matité ne ternit l’immaculée brillance, les rutilantes peintures serties de chromes étincelants, piquetant la longue nef de milliers d’éclats lumineux. Ainsi poussées à touche-touche, elles rejoignent le jour sur d’immenses parkings, désormais immobiles, leurs toits bombés dessinant sous le soleil une répétition de virgules blanches jusqu’à l’horizon, les pare-brises lançant des milliers d’étoiles. Semblant flotter dans l’air ou tombée du ciel, caisse de ferraille noire, grossière, pionnière, austère, puritaine même, de formes hâtives, essentielles, chacune de ses fonctions réduite à sa plus simple expression, la capote tenue par des tiges articulées, les banquettes en cuir de vache capitonné, le volant dressé au bout de son axe, le capot saillant, parallélépipède à pans biseautés sur lequel se greffent la calandre d’acier et les deux phares cylindriques, son pare-brise inclinable parfaitement plat, portée par quatre roues de caoutchouc blanc aux rayons de bois et protégées par des pare-chocs ondulants, la voici qui glisse sur la chaussée de terre le long d’une interminable usine de brique au couronnement de laquelle se devine une longue phrase en lettres pâles terminée par ford automobiles. Puis, sur l’autoroute, vivant de manière autonome, les carcasses mobiles poursuivent sur l’asphalte cette existence en file encadrée par les gigantesques portiques des panneaux signalétiques, les carrosseries bleu pétrole, brun rouge, jaune d’or, vert émeraude, rouge sang, s’étagent l’une derrière l’autre, s’avancent sur le ruban gris et mouillé, répétant le même motif chaque fois légèrement plus petit, jusqu’à ce qu’elles s’estompent en mousse bleutée dans les lointains, les visages de leurs occupants formant des disques clairs, aux traits effacés, passagers passifs enveloppés dans les habitacles de métal et de verre, tantôt ronds, pleins, ventrus, tantôt s’évasant vers le sol, anguleux, plats, agressifs, perçant la nuit de leurs feux, blancs dans un sens, rouge dans l’autre, laissant derrière elles de longs filaments colorés, filant vers les grands espaces, le tapis grisâtre déroulant ses courbes entre deux buttes de terre où se dressent des pins sauvages sous le ciel bleu parsemé de nuages. On the road. À tombeau ouvert. Où est-ce qu’on va ? Ainsi filant, la main droite virilement posée sur le volant crème, lisse, brillant, doucement cranté d’aspérités ondulées qui retiennent les doigts, laissant voir le compteur de vitesse circulaire, les voyants de contrôle, aveuglé de lumière le conducteur vêtu d’un simple jean-tee-shirt file vers un rendez-vous d’insouciance, de paix et d’amour, parfois un froissement de tôle fatal, gris et mouillé, l’écrasement contre le noir de l’asphalte sillonné d’une bande blanche, dans le picotement des phares et l’irisation des gouttelettes de pluie, un aplatissement répété de ferraille tordue, les carrosseries dessinées avec soin et dupliquées à l’identique prenant sous les frottements et torsions un aspect inédit, unique, emboutissages chaque fois différents aboutissant cependant aux similaires amas de ferraille tordue, l’impact éclatant le capot, les ailes, les pare-chocs, exhibant les organes internes, pièces de moteur disloquées, tuyaux rompus, châssis mis à nu, ouvrant de force les portières cabossées, pulvérisant les vitres en myriades de grains de verre, expulsant les occupants, les déchiquetant, les projetant sur la chaussée, inanimés au milieu de la nuit et d’une herbe éparse, de vagues poteaux de bois reliés par des fils indiquant une clôture. Sous la violente lumière d’un projecteur émerge au-dessus d’un gros chiffon de métal, le demi-cercle du volant, des morceaux de tôle étant retombés alentour, le phare aveugle et pendant, la roue faussée, un tas dérisoire donné pour les restes de l’automobile de course à bord de laquelle ce jeune acteur blond, au visage d’ange, trouve la mort sur une route de campagne.
Et maintenant, campé sur ses deux jambes écartées, knickerbockers, dessinant un v inversé, planté sur la crête d’une falaise il fait corps avec sa paire d’ailes finement nervurées, diaphanes, imitées des oiseaux, tectrices, rémige, tenues par des haubans, sa tête barbue émergeant au centre de l’assemblage de bois et de toile. Il s’élance, dévale la pente sous le regard de curieux en chapeaux, se détache du sol, un saut, les genoux repliés, la structure de fines baguettes tenant la toile se déployant autour de lui, transparente, légère, libellule, part en vol plané et se fracasse après une brève chute en un amas de matières organiques disloquées. Un engin muni de roues à rayons et d’hélices en forme de plumes, dépliant en coque ses ailes de chauve-souris s’élève péniblement. Un assemblage rudimentaire de deux ailes blanches superposées, rectangulaires, reliées par une série de montants au centre duquel s’étend un individu en position allongée avance parallèlement à un paysage de dunes sépia. Soudain l’engin s’élève, devenant quatre traits parallèles au-dessus de la frondaison. Une gigantesque construction translucide de mats, de voiles, de haubans et d’hélices bascule sur elle-même et se disloque. Une autre se déchire en lambeaux qui s’engloutissent au fond d’un lac. Propulsé par deux hélices reliées à un maigre moteur avec de longues courroies en huit, l’avion vole très haut, ses roues à rayons dessinent deux cercles, ses ailes deux rectangles reliés par des traits d’une extrême finesse. Au sol, deux personnages vêtus d’identiques redingotes noires, triangulaires, pantalons serrés, bottines, courent dans la direction de la machine. Ils lèvent les bras et saluent joyeusement en agitant leurs chapeaux melon. Accompagnée ou plutôt poussée par la foule excitée, joyeuse, la machine de toile blanche roule sur la pelouse d’un parc. La plupart piétons, certains s’aidant d’une fine canne, d’autres conduisant à la main leur bicyclette, venus nombreux, ici un gamin en culottes courtes, cerceau, là un groupe de dos, enfant en pantalon de golf, bretelles, chemise blanche aux manches relevées, adolescent à casquette, leur mère à collerette blanche bordée de dentelle, longue jupe à volants qu’elle ramène de sa main gauche vers l’avant, à leurs pieds un petit chien au poil blanc, taché de noir, la queue relevée en trompette, tous se tournent vers l’avion et le désignent de leurs doigts tendus, ses ailes en v faites de cellules de cerf-volant, son flanc frappé du chiffre quatorze bis. Glissant sans poids au-dessus d’une plage, des enfants le saluant en bas, il atteint les falaises crayeuses de l’autre côté de la mer. L’engin à terre, le long d’une pente herbeuse, le pilote en tenue sombre, ses grosses moustaches, son bonnet de cuir, pressé par la foule accourue. Les bi ou triplans bien alignés, les jeunes pilotes qui courent, enfilent leur combinaison à la hâte, souriants, posant au pied des appareils. La fumée de leurs cigarettes s’absorbe dans l’air. Contre l’immensité du ciel, l’un les ailes frappées de la croix pattée noire, l’autre de la cocarde grise, blanche et noire, se rattrapent, s’emmêlent, se séparent et s’emmêlent de nouveau. L’un prend feu, point suivi d’un filet de fumée qui s’évase et coule à pic dans l’azur. Jeunes héros pris dans le noir et blanc qui tressaute. Son visage heureux de gosse bien portant, ses yeux plissés aux rides rieuses, large sourire découvrant sa dentition, son bonnet de cuir à courte visière, les lanières de sa jugulaire flottant librement, son col de fourrure, ses lunettes de verre et acier remontées sur le crâne, il pose au pied de son avion de métal. Divers drapeaux sont peints sur la carlingue de tôle étamée, percée d’ouïes et produisant un effet de moirage. Dans une typographie décorative se lit of S Louis, son visage d’écolier recouvrant l’espace entre le S et le L. La masse compacte roule un moment, cahote, se soulève, s’envole. Pleine lune, vent nul, la mer en dessous. De l’autre côté de l’océan, une foule en casquettes et chapeaux, tendue, guette son arrivée. Envahissant l’aérogare balayée par les faisceaux des projecteurs, des milliers de visages attendent dans la nuit. Sa tignasse bien brossée, en costume de ville, au milieu d’une foule heureuse, touché par d’innombrables mains, riant de ses yeux plissés, un sourire contenu aux lèvres, respirant la gloire, il s’avance entre deux murailles grises qui laissent passer le jour par une longue fente. Une multitude de drapeaux à rayures sombres et étoiles blanches, ponctuant les flancs des gratte-ciel piquetés d’une neige continue de papiers et de confettis. Des cohortes d’appareils en formation, frappés de la croix noire lâchent des nuées de bombes qui glissent vers le quadrillage des rues et des immeubles sillonnés par des fleuves, les balles traçantes faisant jaillir des jets de fumée blanche. L’un vacillant, tombant, une aile sectionnée, tourbillonnant dans les flammes et s’écrasant dans une gerbe liquide. L’autre se précipitant parmi les rayures des balles contre la masse sombre d’un porte-avions. Dans un crachement de flammes jaunes, un long tube blanc terminé par des ailettes s’élève à la verticale. Une boule métallique hérissée d’antennes lancée dans l’infini bleu nuit du ciel. Une chienne à la tête tachée de noir, corps blanc, poil ras, haletante, le regard vif, la truffe humide, dans une boîte blanche aux bords épais, munie d’un tuyau bleu relié à des valves métalliques. Sa jeunesse, son sourire éclatant, son nez pointu, ses yeux clairs et vifs, le visage moulé dans son bonnet blanc derrière la vitre de son casque riveté, au front duquel se lisent les lettres CCCP : il s’avance en combinaison rouge, s’élève dans l’espace, puis en uniforme militaire, la casquette plate au volumineux insigne rouge et doré, la poitrine couverte de barrettes et d’une étoile brillante, environné d’enfants souriants qui portent des bouquets de fleurs, il souffle dans le micro :
― Летал в космос, а Бога не видел.
Sur l’écran bleuté et légèrement bombé, le jeune chef aux cheveux clairs, bien coiffé, réplique alors :
― We choose to go to the moon !
Tout en haut le disque pâle tavelé de cratères et d’alvéoles. Une puis deux puis trois fusées se soulevant, d’autres visages jeunes et rosâtres, leurs yeux vifs derrière la vitre de leur casque, parfois retombant dans les flammes, explosant dans une gerbe jaune, leur engin éparpillé en une myriade de morceaux métalliques disloqués. Jeunes héros pris dans le grain de couleurs délavées. Extrait du vaisseau cylindrique, un cosmonaute au casque blanc, scaphandre blanc, flotte dans le vide, relié par un cordon, sans haut ni bas. À l’horizon lunaire s’élève le premier clair de Terre. Trois boys bien portants, cheveux rasés, décontractés, aux sourires confiants, posent en scaphandre devant une grande photo de la Lune. Deux sont assis et encadrent celui qui se tient debout au centre. Ils portent leurs casques à main nue, sans gants. Leurs noms écrits sur la poitrine, en petit, à côté du sigle NASA, de gauche à droite AMSTRONG, COLLINS, ALDRIN. L’épaule gauche est frappée du drapeau à rayures rouges et étoiles blanches sur fond bleu. La fusée s’élève, solitaire, suivie de sa flamme oblongue jaune. En bas, la foule émerveillée attend. Voici : une courbe grisâtre défile sur un noir d’encre, une masse de cratères, de montagnes et de mers de poussière, le cylindre au nez conique, hérissé de protubérances, passe devant l’astre d’un blanc éclatant, l’appareil métallique fait d’un agencement de cubes et de cylindres, aux pattes grêles terminées par des semelles circulaires, tourne lentement sur lui-même, ses flancs aux composants compliqués s’animant de reflets rosâtres, le sol grisâtre se rapprochant lentement pendant qu’une équipe, jeune pour la plupart, cheveux bien coupés, chemisettes blanches et cravates, certains munis d’un casque à écouteurs et micro, alignés devant des consoles jonchées de papiers et de cartes, se concentre sur les écrans vert pâle, les murs occupés par de grands écrans muraux quadrillés de chiffres et de courbes vertes, tous tendus dans la même direction, les voyants et les écrans clignotant, les mains tapant les claviers, agitant un crayon, saisissant des feuilles de papier alors que l’appareil aux pattes grêles, désormais flou, s’approche du sol, une étendue pâle, tramée, floue elle aussi, plongeant un instant dans le noir avant de réapparaître, l’équipe de contrôle se redressant alors des pupitres avec des sourires de soulagement, se renversant en arrière sur les sièges, levant la main, pouce dressé, excitée, tandis que le regard des foules demeure fixé sur le halo luminescent des télévisions, jusqu’à ce qu’une forme allongée se mette à bouger, là en bas, avec une infinie lenteur, le scaphandre gris sale, spectral, descendant avec précaution, tendant le genou gauche, hésitant, la jambe fléchissant, comme prise d’un réflexe de refus, sautant finalement à pieds joints, se rétablissant en oscillant d’avant en arrière et faisant quelques bonds, maintenant irradiant de lumière, bras écartés, flottant plutôt que marchant, installant immédiatement la caméra vidéo et déclarant :
― That’s small step, one giant leap.
Poursuivis par leur ombre, à l’aide d’une sorte d’épuisette les deux astronautes prélèvent un peu de la surface grise, blanche, crayeuse. Ils déploient le drapeau aux rayures pâles, sautillent, tournent autour, l’un prenant du recul et portant la main au casque de son scaphandre en salut militaire. Le drapeau solitaire, immobile, entouré des lourdes empreintes de pas. Debout, son scaphandre blanc presque confondu avec le sol mangé de lumière, ses deux jambes écartées en v inversé, les pieds enfoncés dans la poudre grise, ses genoux maculés de poussière, tout entier enveloppé d’une toile blanche plissée, par ailleurs étincelante, les mains recouvertes d’épais gants gris, portant sur le ventre quelques appareils ainsi que des valves bleues et rouges d’où sortent des tuyaux qui passent sous son aisselle droite pour rejoindre la hotte parallélépipédique dans son dos, l’épaule gauche frappée du drapeau, la masse sphérique de la tête englobée d’une bulle dorée sur laquelle se reflète en anamorphose le deuxième astronaute qui le photographie. Ils laissent une plaque avec quelques mots et des dessins. Fatigués, mal rasés, ivres de joie, le vaisseau cylindrique à nez conique tournant dans le noir du ciel. De nouveau l’équipe en manches courtes se concentrant derrière les consoles, portant nerveusement les mains au menton, graves, attentifs, le module de remontée s’élevant, le relief crevassé d’impacts s’éloignant, les trois astronautes bientôt saluant, pouce dressé, entre deux rangées de gratte-ciel, fendant la foule sous une neige continue de confettis.
Et tout commence, non pas une mais deux fois, par son visage de savant, col cassé et cravate noire, à la moustache d’abord fournie, un modelé gris, blanc et noir, façonnant son sage visage encore jeune, aux joues pleines, déjà encadré de cheveux un peu fous qui se déploient côté lumière en une mousse filandreuse suspendue dans l’air, se dilate côté ombre à la manière d’un gaz, les yeux ronds, sombres, légèrement tombants, brillants, bientôt vieillard espiègle, la moustache désormais réduite à une broussaille blanche, ses cheveux fous devenus de minces filets d’argent rejetés en arrière sur la nuque, les yeux toujours brillants, le visage amaigri, creusé de rides rieuses, vieux clown tirant la langue, tourné de trois quarts et écrivant dans cette pose inconfortable sur un tableau noir derrière lui, de son bras levé à l’extrémité duquel sa main blanche se ferme sur une craie invisible et trace :
E = mc2
Au pied d’un fuselage lisse et brillant fait de plaques d’acier poli tenues par des milliers de rivets, quelques boys bien portants, souriants et relax, insouciants, posent dans des tee-shirts immaculés, des shorts sombres, chemises claires à poches de poitrine, col ouvert, chiffonnées, pantalons de toile à revers plus ou moins barbouillés de cambouis, ceinturés haut. Un ou deux portent des casquettes à visières. Ils s’alignent de part et d’autre de leur chef un peu plus âgé qu’eux, mains aux hanches, décontracté, fumant une courte pipe. La projection oblongue de l’avion s’étale au sol derrière eux, jusqu’au cercle de caoutchouc noir des roues jumelles du train avant, striées de zigzags en creux. L’aveuglante lumière d’été plaque leurs ombres brèves sur la piste uniformément blanche. Maintenant, sur fond de nuit, à hauteur du cockpit se lit en lettres noires le nom ENOLA GAY. Le pilote coiffé d’une casquette à visière émerge du hublot et salue d’un geste militaire négligent. Inclinée contre sa tête, la paume de sa main très blanche se retourne vers l’extérieur. Il sourit de sa dentition saine et blanche. Étincelante dans le jour maintenant levé, la forteresse volante frappée de l’étoile blanche sillonne le ciel à la force de ses quatre moteurs à hélice, avançant parmi les cumulo-stratus, survolant le quadrillage des rues traversé par les bras d’un cours d’eau, lâchant comme en passant sa lourde bombe à ailettes, cylindrique, d’un métal sombre et luisant d’où jaillit l’éclair encore jamais vu, le flash, les dix-mille soleils, suivi du panache blanc qui s’évase en hauteur, s’élève d’abord en boule vers le ciel en une trouée blanche, roulant sur elle-même ses innombrables volutes, s’étirant, se séparant en deux masses gazeuses, moussues, filandreuses, reliées par une colonne de fumée grisâtre, un moutonnement d’arcs nuageux, formant à la surface de la terre un énorme champignon pâle dressé sur son pied avant de se dilater doucement dans l’atmosphère. Au sol, le rayonnement thermique trace d’étranges dessins. Une échelle inclinée contre un mur avec une tête et un corps à ses pieds. Le parapet d’un pont rabattu sur le sol. Le robinet d’une vanne contre un réservoir dont la charpente métallique est tenue par de gros rivets. Les motifs décoratifs d’un kimono bleu à même la peau ocre. Ici, un individu au vêtement en lambeaux, chair calcinée et tissu mêlés. Là, un soldat reconnaissable à sa casquette étroite en cône tronqué, les yeux brûlés. Un autre gisant sous des couvertures, son visage taché d’aspérités noires, un bras au sol, couvert de crevasses. Un dos marqué de plaques sombres. Une personne de trois quarts, lunettes rondes à fine monture d’acier, son crâne brûlé entouré d’un linge. Les ruines s’étendent en une surface plane et vaguement quadrillée, traversée par la rivière et ses affluents qui ondulent, comme grattée, piochée, couverte d’une neige de cendre, l’emplacement des rues formant de longues traînées blanches, se coupant à angle droit, délimitant de vagues quadrilatères de décombres, fragments de murs, arbres carbonisés, enchevêtrements de ferraille tordue, poteaux électriques fléchis, l’eau immobile telle une coulée de plomb ou de mercure, les murs en partie éboulés d’un immeuble moderne subsistant, au centre desquels s’élève une tour ajourée coiffée d’un dôme métallique dont il ne reste que l’ossature. Une bouteille de verre fondu. Une montre arrêtée à huit heures quinze ou seize précises. Non pas une fois mais deux. Une autre bombe, celle-là en forme d’énorme ballon de rugby, fermée par des agrafes saillantes, de nouveau les avions sillonnant le ciel, la larguant, de nouveau le champignon s’élevant sur un paysage de ville dévastée, réduite au peu ou prou identique amas de ruines, au même enchevêtrement de blocs, de poutres et d’immeubles éboulés sur lequel se dressent les ogives déchiquetées et béantes d’une église.
Et sur la plaine infinie surmontée de l’immense ciel bleu, les deux rails parallèles reliés par des traverses fuient en perspective jusqu’à la ligne d’horizon, droit vers le pavillon formant porche, rehaussé d’un belvédère. Sa toiture flotte au loin, surplombant un long bâtiment de couleur rouille posé là. Le quai de débarquement en ciment blanc puis le petit bois de bouleaux derrière. Tremblant dans la pleine lumière de l’été balayée par le vent du nord, sur l’étendue de terre sèche, les cadavres nus éparpillés, traînés ou bien tirés par quelques fantômes aux yeux baissés, courbés sur eux. Des taches de blanc et de noir. L’un peut-être coiffé d’une casquette. La fumée blanche poussée par le vent s’évapore dans le ciel. L’étoilement végétal des ramures en contre-jour. Le bois de bouleaux. Après quelques pas précipités, elles se mettent à courir, floues, coudes serrés contre les flancs, ne touchant plus terre. D’autres s’affairent à déposer leurs vêtements, le regard tourné vers le sol. Courant nues entre les fûts immenses des arbres, dans le papillotement des feuillages qui tremblent au loin. Pâles et floues, elles se précipitent dans ce paysage presque agreste. Une cheminée de brique qui penche. Coiffé d’une casquette trop grande pour lui, légèrement de travers, cabossée, il est là, campées sur ses jambes maigres, en culottes courtes, chaussettes sombres, genoux saillants contre les pavés de la rue, son petit manteau sombre dont les épaules accrochent la lumière printanière, il avance les bras levés, ses mains blanches d’enfant aux paumes tournées vers l’extérieur, menues, fines, le regard baissé, hébété par la peur, il s’avance le premier d’une procession houleuse sortie d’un bâtiment sale, décrépi, une mêlée de visages inquiets, elles mal coiffées, l’une se retournant dans le déséquilibre de la marche, également les mains levées, encombrée de sacs, les têtes des enfants cherchant à voir et dépassant des manteaux des adultes, eux en casquette, aux vêtements usés, leurs mains levées, tous fatigués, effrayés, marqués d’un brassard au bras droit, leurs galoches contre les pavés, emportant des sacs, des ballots, interrogeant du regard tandis qu’en arrière se tiennent quelques soldats en grosses bottes, au casque anguleux, visière et couvre-nuque bien saillants, uniformes sombres, col surligné d’un liseré blanc, un aigle stylisé cousu sur le bras, le soldat en direction de qui elle se retourne pointant vaguement vers le petit garçon un court fusil, l’air sadique, une sorte de sourire menaçant aux lèvres, les autres aux visages simplement brutaux et lointains. Partout rassemblées les mêmes foules harassées, chargées de valises et de ballots. Elles en fichus, eux en chapeaux, poussés dans des wagons passés au minium et marqués d’un chiffre à la craie. Presque coquettement vêtus à la porte de la voiture à bestiaux d’où s’échappe un peu de paille. Ils vont et viennent parmi les bagages, s’embrassent, font un signe de la main. L’un rentre le bras dans le wagon et referme lui-même la porte coulissante de l’intérieur. Son jeune visage oblong enserré dans un fichu entre deux pans de bois. Le loquet rabattu. La porte du camp en fer grillagé avec son inscription ondulante ARBEIT MACHT FREI. La toile rayée. L’étoile cousue. L’encre du numéro sous l’épiderme. Les bustes photographiques en costume rayé, aux visages confiants, presque souriants, alignés les uns après les autres de face et de profil, droit et gauche. La casquette à tête de mort. Sous un crâne et des os entrecroisés le mot ZYKLON. Les vêtements éparpillés dans le sous-bois. Les montagnes de chiffons. Les corps nus alignés. Les murs de cadavres squelettiques. La cheminée. Le bull-dozer. Une rangée derrière les fils de fer barbelés. Les cheveux. Les chaussures. Les lunettes.
Et c’est le saut dans le noir. D’abord une étendue croûteuse, pustuleuse, comme une maladie du sol même, une lèpre, la terre devenue une tôle rongée d’acide, grisâtre. Un mur de pierraille mêlée de mottes arrachées et d’objets indistincts, sacoches, bidons aux lanières flasques, fondus en une même matière concassée. Dépassent les troncs de quelques soldats, leurs casques ronds formant des boules pâles sur lesquelles s’étalent les reflets du soleil. Visages encrassés, certains la tête baissée, tassés sur eux-mêmes dans leurs vareuses chiffonnées, écroulés, dormant tout équipés, leurs deux mains entre les cuisses en un geste instinctif de protection. L’un tire sur une cigarette qu’il couvre en la tenant tournée vers l’intérieur entre le pouce et l’index. Soudain, ils sortent de leur trou et se mettent à courir sur l’étendue crevassée, le fusil à la main, certains une pelle sur le dos, tous tendus en avant parmi les rouleaux de fil de fer barbelé tenus par des chevalets en x. Dans un sens. Dans l’autre. Casques. Vareuses. Fusils. Besaces. Dans le ciel bleu éclate le panache blanc d’un shrapnell. Toujours toujours partout le ciel. C’est de là qu’il sort, lui, l’acclamé, le long de travellings sans fin de foules joyeuses, adorantes, tenues par des haies de chemises sombres sanglées de baudriers de cuir bien cirés, l’insigne en brassard, le flou des foules aux visages hissés les uns derrière les autres, avides de voir, se dressant sur la pointe des pieds pour l’apercevoir, saluant en souriant, des enfants aux cheveux clairs, chemises blanches et bretelles de cuir portés au-dessus de la masse, tous saluant le bras levé tandis qu’il passe, debout dans sa Mercedes décapotée. Il se baisse dans son uniforme sanglé serré hors de la tribune parmi quelques paires de bottes de cuir luisantes vers la nuée de ses admiratrices qui rient à ses pieds, touchant de ses doigts le faisceau de mains tendues vers lui. En cercle autour d’un brasier d’où s’élèvent des morceaux de pages carbonisées, des jeunes en uniforme saluent le bras levé. Jaillissent de ce feu l’épée héroïque et l’anneau magique, les géants, les nains, les déesses blondes et nattées sur les fonds de ciels embrasés des scènes de carton-pâte figurant des grottes et la forêt profonde. Jusqu’à ce théâtre cubiste : violemment éclairé par une ampoule électrique aux filaments entortillés dont les rayons agressifs rivalisent avec une lampe à pétrole tendue à bout de bras par une habitante à la fenêtre, le cheval fou de douleur, transpercé d’une pique, se retourne sur lui-même, dents hérissées, naseaux dilatés, langue en pointe de couteau, ses sabots ferrés piétinant un cadavre aux bras écartés, une main tenant l’épée brisée d’où jaillit une minuscule fleur au-dessous d’une mère hurlant, son enfant mort dans ses bras, le taureau cornu à la force placide scrutant l’horizon de toute sa pesanteur, la bouche monstrueuse et tordue, une autre se précipitant hors de chez elle, terrifiée, stupéfaite, tournée vers le ciel d’où les avions ont disparu, se traînant sur ses pieds démesurés, seins pendants, fesses nues, une autre encore, bras levés dans les flammes, le visage renversé, tombe de sa maison incendiée. D’abord presque hésitant il s’avance entre la double haie de chemises sombres qui saluent la main tendue. Il s’essaie dans différentes poses, sous différentes lumières, dans différents costumes. Mains croisées à hauteur du sexe, il fait un pas vers la table où son texte est posé, puis une main sur la hanche, l’autre en avant, l’index pointé vers le haut, il indique une destination. Serrant les poings, crispant les doigts et les refermant de nouveau, prenant l’air furieux, menaçant, il lève de nouveau ses mains aux doigts fins, presque féminins, sa bouche dépourvue de lèvre supérieure, arquée, s’ouvre en grand, sa moustache en brosse projette son ombre sur cette bouche maintenant défigurée, il roule des yeux de haine, transpire, sa mèche noire s’effilochant en filaments devant son visage, la croix pattée noire s’agitant sur sa poitrine, il va et vient dans la lumière artificielle, dramatique, enserré dans le cercle des uniformes à képis, balayant l’air de ses doigts écartés, agitant frénétiquement l’index, martelant la tribune de son poing, se frappant le torse, les yeux brillants, croisant les mains sur la poitrine et se soulevant sur la pointe des pieds, retombant, saluant en balançant mécaniquement plusieurs fois la main droite en arrière, le visage maintenant convulsé, luisant de sueur, hagard, hors de lui, extatique au-dessus de la marée des automates qui crient :
― Sieg heil ! Sieg heil ! Sieg heil !
S’épongeant de son mouchoir, il ramène sa mèche plate et grasse en arrière et croise de nouveau les bras, glissant une main sous l’aisselle. L’acteur à chapeau melon et canne de jonc, portant comme lui la moustache en brosse, le double bientôt en jonglant dans son uniforme avec l’immense globe de baudruche, dansant au ralenti avec la boule lumineuse sur laquelle se dessinent les continents et qui s’élève doucement dans l’air du gigantesque bureau jusqu’à l’éclatement final. Présidant aux parades alignées à l’infini, sur lesquelles flottent les cinq anneaux et les croix gammées de part et d’autre d’un aigle de stuc hiératique, aux ailes déployées, hollywoodien, le dictateur occupe la tribune d’un monumental stade de béton blanc, animé d’une foule estivale qui salue, un athlète blond gravissant les marches en courant jusqu’à la vasque et allumant la flamme. Il est là, au milieu de tout cela, le petit coureur noir au visage de gosse, concentré, tendu, bondissant et souriant sous le drapeau rayé et étoilé. À pied, en rangs par quatre, coiffés de casques anguleux et l’aigle cousu sur la poitrine, les soldats dépassent un arc de triomphe sculpté de figures guerrières et descendent une immense avenue rectiligne bordée de platanes. Sortant d’une voiture militaire, un groupe d’uniformes se précipite vers les marches d’un édifice colossal aux allures de temple grec et repart aussitôt à travers la ville déserte, passant dans le petit matin d’été devant un obélisque esseulé parmi des lampadaires art nouveau. Le cortège stoppe devant une esplanade ouverte sur le ciel : alors il s’avance seul, le dictateur, en manteau blanc, sa casquette plate se détachant sur la tour élancée de métal tressé qui s’effiloche dans l’air rose et bleuté. Bientôt rejoint par d’autres uniformes, il lève les yeux, se retourne, jette un œil en touriste, maintenant dos à la tour, le regard caché par sa visière, les mains croisées sur le bas-ventre, un doigt s’échappant avec obscénité de ses gants clairs qui pendent. Puis des chars filent sur la plaine enneigée, suivis de fantassins en manteau blanc au pas de course, pointant leur fusil prolongé d’une baïonnette bien droits au devant d’eux. Alors que sur les hauteurs, la montagne au loin, des plaques de neige s’accrochent entre les sapins, fatigué, les yeux cernés, entouré d’uniformes vert de gris, il baise la main de jeunes admiratrices aux cheveux blonds et ondulés, saines et gaies, il joue avec des enfants ou bien caresse sa chienne berger allemand. La visière toujours plus enfoncée sur les yeux, le col de son manteau relevé, cachant son visage, seule sa mâchoire affaissée dépassant, il salue dans un sourire crispé une rangée de gosses d’âges divers et vêtus d’uniformes dépareillés, leur tapotant la joue. À la fin, l’aigle de stuc, tenant dans ses serres l’insigne pris dans une lourde couronne de feuilles de chêne, tombe à terre, gisant parmi les gravats foulés par quelques paires de bottes poussiéreuses.
Et après ? Une jeune individue blonde, aux cheveux mi-longs, défaits, sales, poisseux, erre sur une route bordée d’arbres aux troncs passés à la chaux. Un sage et plat paysage agricole. L’herbe très verte. Le clair et précoce soleil printanier. Les arbres encore dépourvus de feuilles. Une borne kilométrique en bordure de l’asphalte. Elle est vêtue de vêtements masculins, un pantalon militaire kaki trop large aux bretelles pendantes, un pull noir sans forme. Son visage tuméfié, l’œil gauche enflé, bleu, battue, violée, pleine de détresse, elle va et vient, cherchant à se cacher, plongeant son visage blessé dans ses mains et détournant la tête. Mais encore ? Des flots de civils traînent parmi les décombres sillonnés par des tramways incertains sur des rails endommagés, les hauts pans de murs restés debout par miracle, les cloisons qui ne séparent plus le dehors du dedans, exhibant les dessous des tapisseries aux motifs floraux incongrus, les portes donnant sur le vide, brique sur brique, les cheminées se découpant contre le gris du ciel où courent des nuages, les arbres déchiquetés, certains prêts à tomber, les grilles métalliques arrachées, les panneaux de signalisation fichés sur les monticules de débris. Derrière des carcasses de voitures renversées et brûlées, posée sur le sol crevassé se dresse la porte d’allure gréco-romaine, monumentale, aux colossales colonnes cannelées séparées par des vantaux factices en position ouverte, laissant passer le jour, cadrant un ciel de cendre, surmontée d’un piédestal au-dessus duquel s’étage un char conduit par une figure féminine abîmée, la porte criblée d’impacts, comme rongée d’acide. Sous un immense drapeau sombre où se reconnaissent une faucille et un marteau blancs entrecroisés, depuis le faîte d’un bâtiment lui aussi piqueté par les balles et les éclats, des combattants aux lourds manteaux froissés, poisseux, leurs fusils au chargeur en forme de boîte ronde dans le dos, lèvent la main en signe de victoire au-dessus des ruines qui s’étendent à leurs pieds. Au faîte d’un paysage insulaire, sur un monceau de ferrailles, de végétaux et de rochers enchevêtrés, un groupe de soldats casqués, en treillis, de profil, tournés vers la droite, le premier penché en avant, prenant appui sur sa jambe droite, enfonce dans la masse de débris la base de la hampe, l’effort musculaire tendant la toile de son pantalon de plis sculpturaux, les autres formant une grappe qui appuie sur le mât tout en le redressant, leurs jambes fléchies dans un mouvement parallèle, synchronisé, leurs bras levés, l’un lâchant déjà le mât, tous fondus dans le même geste de redresser dans le ciel gris et nuageux la bannière rayée et étoilée qui se met à flotter dans le vent. Les deux amants gisent sur le sol bitumé parmi d’autres cadavres. Lui, crâne rasé, massif, bombé, une puissante coupole pâle aux yeux mi-clos, bouche légèrement ouverte, laissant apercevoir ses dents. Entre le pouce et l’index de sa main ramenée sur son ventre, sceptre dérisoire, est fiché l’insigne fait d’une hampe terminée par une couronne de lauriers entourant des faisceaux ou bien un glaive. Sa tête repose sur sa poitrine à elle, chemisier blanc, visage tuméfié encadré de cheveux noirs défaits, un œil fermé l’autre mi-clos, jeune encore. Elle prend appui contre la cuisse d’un autre cadavre. Un, deux, trois, dix cadavres sont jetés là, sur la chaussée, dans leurs vêtements désordonnés, chiffonnés, leurs membres éparpillés autour d’eux dans des poses grotesques. Une foule innombrable, compacte, excitée, joyeuse, les encercle et les piétine. Chapeaux brandis, bras levés, juchée par grappes sur des camions et ponctuée de fusils pointés vers le ciel. Les cadavres vaguement protégés par des civils armés, bousculés, la tête rasée poussée du pied, bougeant mollement avec un tremblé flasque. Les corps hissés et pendus la tête en bas à une charpente métallique, bras écartés, offerts à la foule avide, certains aux cheveux gominés, plutôt élégants, quelques unes en tenue plutôt soignée. Son cadavre à lui et son cadavre à elle exposés sous le soleil printanier aux crachats et aux coups. Ils perdent progressivement leurs vêtements. Dépouillé de sa vareuse, il est maintenant en maillot de corps, culotte bouffante poussiéreuse, ne bouffant plus que d’un seul côté, chaussé d’une unique botte. Elle, ses jambes nues et fuselées serrées aux chevilles, sa jupe retenue par une corde, son chemisier sali, sa tête tombant, ses cheveux noirs pendant, sa veste retombant en cloche de part et d’autre de son visage, ses bras ballants, dissymétriques. Leurs mains aux doigts repliés, leurs visages bosselés par les coups. Lui, la bouche ouverte, la lèvre supérieure retroussée, les paupières écrasées. Un garde en civil, armé, perché en haut de la charpente, s’amuse à lui donner une légère impulsion afin qu’il se balance doucement. De nouveau au sol, les cadavres sanglants des deux amants rapprochés, disposés enlacés, une étiquette autour du cou. Sa tête à elle, le nez maintenant fracturé, écrasé, penchée vers sa tête à lui. Autrefois toujours animée de mimiques, donnant des coups de menton, haranguant théâtralement les foules, elle n’est maintenant plus qu’une masse de chair, bouche refermée, yeux et nez indistincts au-dessus du maillot de corps maculé de sang. Entourés d’individus en cravates et imperméables qui prennent des notes, des blouses blanches les exhibent tous les deux une dernière fois. Lui est entièrement nu, nettoyé, le torse balafré d’une grossière couture, le visage vaguement recomposé, le nez ici, l’œil là, l’épaule et le menton troués des points noirs laissés par les balles. Elle est tassée dans un cercueil, toujours vêtue, sa tête tenue par une blouse blanche dans les éclairs des flashs. C’est alors qu’ils se réunissent, les trois puissants, dans un palais de villégiature blanc plus ou moins oriental, entourés de nombreux uniformes ou tenues civiles qui vont et viennent, empressés, discutant autour d’une grande table ronde avant de s’asseoir dans une cour intérieure entourée d’arcades, leurs fauteuils posés sur des tapis jetés à terre, entourés de leurs suites aux poitrines recouvertes de barrettes décoratives, riant de rires forcés, faussement détendus, s’épiant les uns les autres, les trois grands riant eux-mêmes de rires forcés, le premier flottant dans son large manteau épais, kaki ou beige, de bonne laine moelleuse, les pieds croisés, sa toque de fourrure entre ses mains d’où s’échappent son éternel cigare, sa bouille ronde de gros bébé aux cheveux clairsemés, tantôt rigolarde tantôt sévère, émergeant de son col à la manière d’une tortue malicieuse, le deuxième aux traits tirés, fatigués, usés même, les tempes blanches, bien coiffé en arrière, son visage émacié s’efforçant de sourire, de rire, les épaules couvertes d’une élégante cape noire artistement nouée par une attache torsadée, ses pieds finement chaussés de cuir, une cigarette à la main, le troisième en uniforme au manteau kaki, boutons dorés, col rouge et or, casquette plate rehaussée d’un galon rouge à insigne doré, chaussé de bottes bien cirées, luisantes, les mains croisées, patient, le regard invisible sous la visière, la moustache tombant légèrement, le visage figé dans un perpétuel sourire, tous les trois posant, tournant la tête, croisant et décroisant les jambes, les mains, riant encore, s’arrêtant de rire, se parlant puis cessant de parler pour regarder droit devant eux, le premier jouant la sévérité, le deuxième plein de gravité presque tragique et le troisième tapi dans les plis de sa ruse.
Et alors jaillit en haut de l’escalier le landau en osier tressé, aux fines roues métalliques, qui se redresse d’un coup et laisse voir le bébé emmailloté de blanc, sa tête qui repose sur l’oreiller rebondi, suivi de sa mère ou bonne, grand corps oblong vêtu de noir qui le pousse. La tête de l’enfant se soulève, retombe, il crie, la jeune personne à l’allure de veuve ramène la voiture à elle, se penche vers l’enfant et le couvre. De profil, une rangée de soldats en uniformes blancs, à casquettes plates, blanches, pantalons noirs, bottes luisantes, fusils à baïonnettes pointés en avant, descend une volée de marches. Visage blafard couvert d’un voile de dentelles noires, lèvres fines, noires, yeux sombres et cernés, elle ouvre grand la bouche. Elle se retourne, cherche à protéger la voiture. Pas en avant des soldats. Son visage aux yeux sombres. Cri. Bottes luisantes des soldats qui continuent de descendre. Salve. Deuxième salve. Son visage se renverse en arrière, yeux révulsés, bouche ouverte sur le cri. Les roues de la voiture vacillent au bord de la marche, hésitent à basculer vers la pente, oscillent d’avant en arrière. Son visage se redresse, hagard. Elle porte ses mains gantées de blanc à sa ceinture dont la boucle métallique dessine un cygne, ses deux mains crispées serrent son ventre, le tissu noir et mat de la robe sur lequel coule un liquide sombre, brillant, les gants tachés, la ceinture maculée. Elle tombe en arrière, ses yeux se ferment, son visage blafard glisse vers le bas, son corps noir s’efface et laisse apparaître le bébé, redressé sur son oreiller, pleurant, les sourcils froncés. Les roues oscillent, les bottes des soldats formant des plis luisants, continuent de descendre, surmontées des fusils pointés en avant. Feuillage. Ciel. Le port au loin. Se tenant toujours le ventre de ses gants blancs tachés, toujours bouche ouverte, elle s’écroule au pied du landau dont les roues projettent des ombres elliptiques. Dans sa chute, elle repousse la voiture. La foule ponctuée d’une ou deux ombrelles dévale l’escalier dans un désordre de taches grises, noires, blanches, striées par les marches. Les soldats à cheval frappent. Un vieux à manteau blanc essaie de relever le corps inerte de sa compagne. Dans sa chute, la jeune personne en noir, au visage blafard, repousse la roue du landau. Visage affolé du bébé, sa main ramenée sur l’œil. Elle s’écroule à terre, la fine roue du landau glisse au-delà de la marche. Visage défait, incrédule, pétrifié, une vieille dame à l’allure d’institutrice, le binocle de travers, sourcils froncés, tenant son foulard taché à la main. Le bébé couché dans sa literie immaculée bordée d’osier, inquiet, les mains en avant, dévale maintenant les rayures dessinées par la lumière sur les marches parsemées de cadavres. Il cahote à chaque degré, bousculé, agite les mains, cligne des yeux, la tache claire du landau glissant parmi les corps tombés et la foule qui continue de courir, de voler presque. Les soldats à cheval continuent de frapper. La foule grouillante s’éparpille. La jeune mère expire. Le bébé continue de dévaler, le landau dont les roues lancent des étincelles passe par-dessus les cadavres. Un jeune aux traits réguliers, aux lunettes ovales d’intellectuel, sourcils froncés, front en sueur, crie. Le vieux au manteau blanc tente toujours de relever sa vieille. Le bébé poursuit sa course. L’intellectuel balaie la scène du regard, l’air inquiet. Le bébé secoué dans sa course folle. Les soldats continuent de tirer. Le landau continue de dévaler. Le jeune intellectuel continue de crier. Stoppé net, le landau esquisse le mouvement de basculer vers l’avant. Le visage défiguré par la violence, un soldat relève lentement son sabre en arrière et le rabat d’un geste brusque. Le visage de la vieille institutrice, bouche ouverte, cheveux défaits, binocle au verre brisé, l’œil souillé d’une coulure noire. De nouveau la foule, la dispersion, les ombrelles, les étranglements et les mitraillages, les engrenages et les écrémeuses, ouvriers, soldats, matelots, les aigles à deux têtes qui s’effondrent, et lui : sous une horloge car l’heure a enfin sonné et des drapeaux aux caractères cyrilliques, penché dans le vent hors de la tribune faite d’un assemblage de planches grossières, drapée de noir, d’où ne dépasse que son buste, le leader aux yeux bridés légèrement prognathe, portant un bouc et coiffé d’une casquette de chauffeur, vêtu d’un veston et d’un gilet sombre, avec un col blanc et une cravate nouée à la diable, discourant sans fin dans des gestes nerveux, jetant son buste loin hors de la tribune, le bouc en pointe, volontaire, le visage crispé, ôtant sa casquette et la tenant dans son poing brandi, découvrant son crâne lisse, de plus en plus lisse et abstrait au fil des retouches, un simple assemblage de traits noirs et blancs, un signal, une icône, tandis qu’au pied de la tribune se tiennent d’autres visages semblables, barbiches, lorgnons, myopie de professeurs, coiffés aussi de casquettes ou encore de toques d’astrakan en forme de bonnets assyriens qui leur confèrent quelque chose d’à la fois mystérieux, anachronique et barbare, visages qui disparaissent de retouche en retouche dans le bruit du temps, tandis que s’étalent en bas, dans un agglomérat de taches noires et blanches, les masses infinies et patientes qui saluent en agitant leurs casquettes. Alors, il lève le bras tel sa statue de bronze bientôt déboulonnée et crie :
― Мир, земля, хлеб !
Dans un poudroiement de fumée blanche, les ouvriers, les soldats et les matelots donnent l’assaut. Un marin bardé de cartouches escalade les grilles rococo du palais. Lui, le visage grêlé, les doigts boudinés, les moustaches hérissées de cafard, tapi dans sa ruse, fourrant la main droite dans sa vareuse militaire, ses bottes de cuir luisantes qui accrochent l’œil. Ensuite ? Rien. Une étendue blanche. D’autres convois vers nulle part. Des groupes grelottants qui creusent la mer gelée. Un engloutissement.
Et derrière une rangée de microphones, deux mains déjà âgées, légèrement potelées, tiennent une feuille de papier aux lignes d’écriture verticales et sortent de deux manches de grosse toile tandis que plus haut, au-dessus d’une vareuse militaire aux poches à soufflet, col montant serré, boutonné, se gonfle la boule pâle de son visage impassible, empâté, cheveux noirs en arrière, sourcils froncés, yeux bridés creusés de poches, un grain de beauté sur le renflement du menton, sa petite bouche féminine s’ouvrant pour proclamer :
― 中 国 人 民 站 起 来 了
Puis, encadré de deux sentences en caractères blancs sur fond rouge, son visage peint, lisse et souriant, pile au centre de la gigantesque porte elle aussi rouge, suivi de l’explosion en couleur de ce même visage souriant, ramené à quelques traits charbonneux, ses cheveux noirs formant une sorte de double coque, le grain de beauté, la petite bouche maintenant maquillée pris dans les aplats jaune d’or, rose vif, vert tendre, bleu pâle ou foncé, violets, fuchsia, rouges, dans le voisinage de l’actrice blonde, de l’épouse du président assassiné et de l’automobile accidentée du jeune acteur. Jusqu’à cette colonne de chars qui s’avance sur l’asphalte gris clair, strié par les bandes blanches des couloirs de circulation qui encadrent des flèches de direction et ponctué de passages piétonniers, en haut une bordure végétale, en bas les globes blancs d’un lampadaire vaguement art nouveau, incongru. Un autobus incendié gît là, blanc et rouille, affaissé sur ses roues sans pneus. Soudain, minuscule dans cette immensité urbaine déserte, il jaillit. De dos, la boule de ses cheveux noirs, la tache de sa chemise blanche, les deux bâtons en v inversé de son pantalon noir dessinent une fourche contre le gris de la route, deux sacs plastiques renflés au bout de chaque bras, parfaitement droit, il se plante face au char qui s’immobilise. D’un moulinet du bras amplifié par le sac, il intime à l’énorme masse métallique verte, frappée de l’étoile rouge, de faire demi-tour. Le char qui suit s’immobilise à son tour, puis le troisième. Suspens. Le premier char esquisse un mouvement de contournement vers la droite. Par une série de pas chassés sur la gauche, agitant de nouveau le sac, le piéton se replace aussitôt dans sa trajectoire, lui intimant de nouveau l’ordre de reculer. Le char pivote alors en sens inverse, vers la gauche. Il est aussitôt suivi par le piéton. Une fois, deux fois. Puis la colonne et le piéton s’immobilisent de nouveau face à face. Alors il grimpe sur le char, se penche à un hublot, cherche un interlocuteur, escalade la tourelle, se penche de nouveau, en vain. Il redescend sur la chaussée. Le char tente de se dégager par une brusque accélération, crachant un jet de fumée blanche. L’individu esquisse aussitôt un mouvement de course et se retourne dans une nouvelle série de pas chassés pour faire face à son adversaire.
Et, flottant au-dessus de tout cela, marchant parmi ses fidèles, bientôt partout accompagné de foules, son haut bâton de bambou à la main, torse nu, se baissant, son crâne déjà chauve, ramassant entre ses pieds chaussés de sandales une poignée de sel, prêchant, toujours entouré, pressé, descendant d’une voiture de chemin de fer de troisième classe et reprenant inlassablement sa marche jusqu’à ceci : le sol fait d’une perspective de dalles sombres, trottoir mouillé, gras, moiré, sur lequel sont disposés en quinconce tels des figurants un, deux, trois ou quatre individus graves portant des chapeaux melon et des imperméables, mannequins aux traits durs, l’un visage pointu, col blanc, caché par son collègue la main ballant dans le vide, souliers vernis à dix heures dix, plus loin un autre au col relevé, décalé vers la droite, le quatrième la moustache bien taillée, un soupçon de sourire animant la masse pâteuse de son visage, cravate bien nouée, le chic d’un gentleman, parapluie pointé vers le bas, tandis qu’un chauffeur coiffé d’une casquette plate à visière blanche, frappée d’un insigne, en capote luisante de pluie, ouvre la portière, tous les regards de cette assemblée fortuite convergeant vers celui qui s’extraie du véhicule et saute sur le trottoir gluant, le frêle s de son corps se découpant de profil, lui, le personnage principal à la tête maigre, au crâne oblong et dépourvu de cheveux, aux oreilles fortes, le front strié de rides en arc, les yeux perçants derrière de grandes lunettes rondes à monture métallique, son nez pointu en avant, les lèvres charnues souriant de bonté malicieuse, son visage émergeant d’un tissu immaculé, dhotî dont les plis s’enroulent en volutes, au creux desquelles sa main invisible tient un mince dossier, le vêtement se rétrécissant vers le bas en une culotte d’où sortent ses jambes de fakir à demi nu, la gauche en appui, la droite fléchie, les pieds dans des sandales en savate qui contrastent fortement avec les souliers vernis alentour. Assis sur un tapis, vieux déjà, le torse nu, le visage aux lunettes rondes incliné vers un rouet, le bras levé dans le geste de filer. Sur son dernier lit, comme aplati, sa bouche retombée en arc, sa moustache blanche, les yeux fermés, un collier de perles s’écoulant sur son torse, émergeant du linceul de coton blanc et d’un bain de pétales, veillé par ses fidèles et conduit sur un camion lui aussi enseveli sous les fleurs, gardé par un cordon de soldats, une foule immense l’accompagne à son bûcher final.
Et, repoussés par les jets des lances d’incendie, battus, matraqués, mordus par les chiens de policiers casqués, en chemisettes sombres, poings aux hanches, jambes écartées au pied de lourdes motos ou de camions grillagés, ils s’éparpillent parmi les blocs d’immeubles de brique en proie aux flammes. Des processions nocturnes, masquées de hautes cagoules coniques blanches, s’assemblent autour de croix en feu. Puis c’est une immense foule, joyeuse, grave, en bras de chemise et chapeaux clairs, robes légères, transpirant et s’essuyant le front ou bien s’abritant d’un journal, qui converge en direction d’un temple grec aux proportions monumentales et s’écoule de part et d’autre d’un miroir d’eau au milieu d’un parc démesuré, à l’extrémité duquel, reflété dans le bassin, se dresse un obélisque gris. Alors il prend place sur les marches, à la tribune, au milieu de cette foule. Sa puissante tête noire, aux cheveux ras et crépus, à la petite moustache en v inversé, bien taillée, émerge de la rangée de micros. Il commence à parler. Ses phrases s’échappent de sa bouche. Des deux mains, il appuie à la tribune son corps compact, plein d’une force concentrée. Les mots s’envolent, son visage s’abaissant pour une pause brève. Face à lui, la foule tendue en avant d’elle-même et qui s’étend à perte de vue, hérissée de pancartes, souriante, enthousiaste, applaudit vivement. Il reprend son discours, calme, mâchant chaque mot qui tombe de ses lèvres, prenant son inspiration et repartant à l’assaut de la phrase suivante. Son visage se tourne à droite, à gauche, il baisse le regard vers le papier, redresse la tête pour pousser d’autres mots dans l’air, interrompu par de nouveaux applaudissements. Comme il reprend, les applaudissements décroissent, il cherche des yeux les mots sur le papier, les trouve et lance :
― I have a dream…
Répétant la même courte phrase et secouant la tête de droite et de gauche en une esquisse de transe, lentement d’abord, rapprochant et écartant les lèvres, mordant légèrement celle du bas entre deux segments de parole, reprenant plus fort, ne s’arrêtant plus, accélérant sous les acclamations, il ouvre maintenant grand la bouche, découvre les dents et secoue la tête toujours plus fort au milieu de la foule toujours plus enthousiaste, sa main droite qui tenait le pupitre lâchant sa prise, avançant, agitée, semblant vouloir s’envoler comme les mots, s’élevant bien haut, franche, droite, tandis qu’il crie maintenant et que la foule applaudit encore, il tend en avant ses deux mains qui se referment en poings, à la fin son bras droit décrit un arc de cercle au-dessus de sa tête et il quitte la tribune à peine sa bouche refermée. Au sol, des bandes blanches dessinent des couloirs de course ocre rouge. Un pistolet donne le départ. En chaussettes, leurs chaussures à la main, ils traversent la pelouse et grimpent sur le podium dans leurs survêtements bleu foncé bordés de rayures blanches, marqués des trois lettres USA. Leurs visages se penchent pour recevoir les médailles. Tandis que le drapeau rayé et étoilé se lève, eux baissent la tête. Ce sont leurs poings gantés de noir qui se dressent, les deux gants d’une même paire, l’athlète sur la plus haute marche levant le poing droit, l’autre le poing gauche, deux poings noirs sur la verdure de la pelouse olympique. Légèrement arquées, tendues en avant, les deux courbes de leurs corps athlétiques, sculpturales, parfaitement parallèles, à l’unisson de leurs poings tendus vers le ciel. Toujours toujours partout le ciel.
Et soudain, deux ou trois grosses motos munies de pare-brise et de phares ronds aux chromes étincelants tournent d’abord l’angle d’une rue bordée par une assistance clairsemée, en rang le long d’un trottoir, puis, la calandre et le pare-choc également piquetés d’éclats lumineux, flanquée d’autres motos, surgit une large limousine découverte, noire, qui passe derrière un panneau et ressort accompagnée d’autres véhicules semblables, dans le papillotement du métal, du verre, des peintures brillantes, les ailes pavoisées de la bannière étoilée, les occupants des places avant de la première voiture masqués par le pare-brise, à l’arrière une tête bien coiffée, aux cheveux clairs, souriante, salue la foule d’un geste décontracté, cachant en partie un visage féminin également souriant, aux cheveux bruns et coiffé d’une toque rose, la caisse noire de la voiture glissant le long d’une pelouse, l’individu blond portant la main à son visage, l’élégante forme féminine se reculant d’abord sur la banquette, puis se penchant vers son compagnon, esquissant le geste de passer le bras autour de ses épaules, mais, alors que la voiture continue de glisser sur le vert uniforme, la tête masculine éclate dans un halo de buée vermillon à travers laquelle apparaît en filigrane le visage de la dame en rose, la tête masculine maintenant rougie basculant en arrière avant de s’effondrer en avant, quelques roses rouges d’un bouquet dépassant de la portière flottant dans l’air, la dame cherchant alors à s’échapper vers l’arrière en grimpant sur le long coffre plat, un garde du corps se précipitant, posant le pied sur le pare-choc et grimpant lui-même sur le coffre pour la repousser vers son siège tandis que la voiture accélère et s’enfonce dans un massif de végétation, passe sous un panneau marqué KEEP RIGHT et disparaît derrière un arbre dont le feuillage jaune et ocre indique la saison d’automne.
Et les flammes tremblent, courent sur l’asphalte gris cendré, tache noire, volutes, mèches de feu s’élevant, crachant la fumée, le drapé de son vêtement clair arraché, son genou et la boule de son crâne rasé décrivant un arc parfait, son oreille, sa face un trou noir auréolé de flammèches, assis en position de méditation, parfaitement droit, un léger vent dans le dos, le bonze se consume en torche vivante au milieu de la chaussée, une momie charbonneuse assise dans le feu devant une voiture à la peinture claire, luisante sous le soleil, décorée d’une bande plus sombre en forme de flamme qui souligne sa puissance, le capot grand ouvert, un bidon d’essence posé à côté, d’autres bonzes allant et venant, affolés, des spectateurs en vêtements légers, clairs, assistent à cette scène d’immolation figés dans la stupeur. À l’abri de son cockpit trépidant, le pilote au rictus carnassier, regard d’aigle sous son casque blanc, lâche ses bombes et chasse ceux qui cavalent loin au-dessous de lui, les rafales, les gerbes soufrées du napalm, les navires kaki remontant les fleuves boueux, les hélicoptères sillonnant les feux du couchant, les longs avions métalliques, brillants, aux ailes en v piquetées de rivets, lâchant mollement, interminablement, leurs tapis de bombes dans le feu roulant du tonnerre, cherchant et détruisant tandis qu’en bas éclatent les gerbes jaunes contre le vert des rizières au-dessus desquelles se balancent doucement les palmiers. Parmi une végétation aux feuilles grasses, une fille minuscule, casque sur la tête, vêtue d’une sorte de pyjama noir, son regard intense fixé sur son immense victime qu’elle conduit à la pointe de sa baïonnette, un garçon en uniforme de toile froissée, chiffonnée, poussiéreuse, mains dans le dos et baissant sa tête blonde de baby boy trop nourri. Incendiant les villages. Secourant les blessés. Les ventres éclatés qui se répandent en taches rouges sur le vert foncé du treillis et de la végétation mêlés. Des défilés surmontés de mégaphones se forment derrière des banderoles marquées du signe de la paix et de pancartes portant ce jeune et beau visage encadré de longs cheveux bruns et coiffé d’un béret étoilé. Vêtue d’une robe à motifs décoratifs irréguliers, les mains devant son visage tendu enserrant une petite fleur claire, cheveux courts et bruns, la tête un peu ramassée dans les épaules, la jeune fille fait face à la rangée de soldats casqués, en treillis, visages fermés et pointant en avant leurs fusils terminés de baïonnettes. En tenue plus ou moins excentrique, plus ou moins chevelues, des foules de jeunes gens déferlent ici ou là, en ville, sur les campus, à la campagne, marchant, s’asseyant, s’allongeant par terre et ouvrant leurs doigts en v, brûlant leurs papiers, distribuant des fleurs, plus ou moins nus, dansant, se baignant filles et garçons mêlés, s’éclaboussant joyeusement, chargées par la police ou l’armée, chassées à coup de gaz lacrymogène et parfois tués par balles. Il revient aussi pour sa fin le pasteur noir souleveur de foules. D’abord l’avion tel une flèche à hélice lâchant un trait noir puis la fumée noire qui s’élève au-dessus du village puis la boule de feu liquide, jaune, qui éclate en gerbes et traverse la route mouillée, les enfants qui courent pieds nus, affolés, leurs bouches grandes ouvertes, criant, leur peau arrachée par lambeaux, noire, la chair rose, à vif, un garçon en chemisette blanche et short sombre, sous l’œil des photographes qui les attendent à quelque distance et pile au centre la petite fille aux bras brûlés qui flottent, écartés, les mains légèrement retombantes, courant nue sur la route mouillée, sa bouche grande ouverte de douleur. Conduit par des soldats en tenue de camouflage et casqués, l’un portant des lunettes noires, la victime s’avance dans la rue déserte bordée de bâtiments cubiques, à galeries, vérandas et balcons, en chemisette à carreaux, les mains derrière le dos, les cheveux ébouriffés, l’air inquiet, un soldat lui adressant la parole, se penchant légèrement vers lui, un bras aux veines saillantes, la main cramponnée au chargeur, l’autre tenant une cigarette, le chef au visage maigre, surmonté d’une touffe ébouriffée, s’approche dans son gilet taché et sa chemise aux manches retroussées, sort un minuscule revolver qui brille dans le soleil, pointe la tempe du prisonnier, tire et range son arme. L’autre grimaçant et s’effondrant d’un bloc dans trois rigoles de sang. Ses jambes maigres aux pieds nus et convulsés sortent de son short sombre, chiffonné et poussiéreux. Des foules des deux sexes, enfants et vieillards compris, affolées, tentent de franchir le portail, le mur garni de barbelés, escaladant, se bousculant, se piétinant même, certains se passant des enfants de bras en bras dans la plus grande pagaille. Juchés sur une frêle passerelle à quelques mètres d’un avion dont la porte se referme déjà, les hélicoptères basculant lourdement par-dessus bord, jetés à l’eau du haut des porte-avions. Tandis qu’une file à la queue leu leu se hisse dangereusement le long d’un mince escalier d’accès à une plate-forme sur laquelle se tient un hélicoptère prêt à décoller, ses pales malaxant le ciel gris, dans le chaos de la foule civile en tenues légères et des soldats en uniformes de toile verte, un char massif enfonce la grille d’entrée délicatement ouvragée, rococo, maintenant disloquée, et pénètre le jardin de l’immense palais moderne, blanc, percé d’innombrables ouvertures en forme de cellules comme un nid d’abeilles. Les soldats verts vont et viennent, l’arme au côté, ou massés sur les tanks, souriants et brandissant des drapeaux rouges à étoiles d’or, sillonnant la ville, fendant la foule plus ou moins enthousiaste, des jeunes filles en ao dai les accueillant en brandissant des banderoles et des pancartes à l’effigie d’un vieillard maigre, barbichu, aux traits rieurs.
Et, dans le rougeoiement du feu, l’ombre de la fumée, les reflets vermeils sur les pavés, deux ou trois carcasses de voitures renversées brûlent dans la nuit. Les casques noirs et luisants, les uniformes noirs et caoutchouteux allant et venant, chargeant matraque à la main. La fumée de la barricade elle-même en feu s’élève le long des immeubles, épaisse, se noie dans le ciel nocturne. La ville s’éveille dans les débris de pavés, grilles d’arbres, planches, mobilier cassé, poubelles, panneaux de signalisation mêlés. Jeune, nerveuse, enthousiaste et bon enfant, la foule s’avance hérissée de drapeaux rouges et noirs, surplombée ici ou là d’un mégaphone. Juchée sur les épaules d’un camarade et brandissant un drapeau rouge frappé d’une étoile jaune, une jeune blonde aux cheveux mi-longs, les traits graves, le regard déterminé, redresse la poitrine au-dessus des manifestants. Sur un mur au crépi abîmé se lit le slogan JOUISSEZ SANS ENTRAVE. Pris dans la violente lumière d’un projecteur, un policier casqué, lunettes sur les yeux, surgit d’un tas de pavés en levant sa matraque. Poursuivi le long d’une palissade par un même policier, un étudiant en pantalon clair et pull sombre plonge à terre. Un garçon au visage rond, poupin, sourire narquois, œil pétillant, railleur, nargue un CRS. Au-delà d’un monticule de débris fumants, des colonnes de temple grec maculées de graffitis portent des affiches à l’effigie de trois personnages sacrés. Le premier, cheveux blancs et broussailleux, barbe également blanche et abondante, le front dégarni d’un penseur, les traits sévères, a tout d’un prophète. Le second, presque entièrement chauve, les sourcils froncés, légèrement prognathe, les traits vaguement asiatiques, porte un petit bouc. Le troisième au visage rond, empâté même, impassible, les rares cheveux coiffés en arrière, les yeux bridés enfoncés, souriant vaguement de sa petite bouche féminine au-dessus de son menton au grain de beauté. Sortis du brouillard les chars avancent vers la ville où les accueille sous le soleil d’été, autour d’une statue équestre, une foule qui lève le poing, distribue et lit des tracts, brandit des drapeaux formés d’un triangle bleu et de deux bandes horizontales blanches et rouges, encerclant bientôt les chars d’où sortent les visages coiffés de casques de radio ou de casquettes d’officier, les visages s’approchant, des tentatives de dialogues s’engageant, mains ouvertes essayant de parlementer, filles tentant de parler aux soldats, certains s’agenouillant devant les forteresses de métal des fleurs à la main, l’un d’entre eux s’exposant au canon, ouvrant sa chemise et découvrant sa poitrine dans un geste pathétique, la foule grimpant sur les chars en agitant le drapeau, écrivant sur les parois des tanks des injonctions rageuses, parfois en anglais, CCCP go home, dessinant maladroitement la croix gammée, un moment tous assis sur la place autour de la statue équestre, des combats s’engageant, des flammes s’élevant, les tramways renversés prenant feu, certains attaquant les chars à coup de pierres, les visages fatigués des tankistes émergeant, dubitatifs, confus, inquiets, n’osant s’extraire de leurs machines cernées par la foule également fatiguée, ici ou là quelques cadavres brûlés, les gens l’oreille collée à un poste de radio, toujours brandissant le drapeau maintenant taché de rouge, tenu par une jeune fille en robe d’été qui pleure. Puis, par une nuit d’hiver ils viennent de nouveau sur la place dans la chaleur ambrée des flambeaux, graves, tenant au-dessus d’eux le portrait d’un garçon qui sourit doucement, aux traits encore enfantins, dont ils portent le deuil.
Et, au milieu de quelques immeubles, des touffes de feuillage contre l’écran gris du ciel d’automne, l’auvent d’un café marqué Slavia ***, l’arrière bombé et lisse d’une DS 19 au-dessus duquel se lit une banderole LIBERTÉ POUR LE PEUPLE, ici un vieil ouvrier aux sourcils froncés, là d’autres plus jeunes, en groupe, certains les cheveux longs, en veste et chemise, attentifs, graves, tous l’écoutent puis l’applaudissent, lui, juché sur un bidon métallique bosselé, socle cylindrique sale, rebut de la production industrielle, tenant en main un micro dont le fil blanc dessine une courbe molle, vêtu d’une canadienne au col sombre dans laquelle il flotte, des journalistes en blouson ou veste de cuir se bousculant, formant une pâte vivante greffée de magnétophones, casques d’écouteurs, appareils photo, tendant à bout de bras ou bien à l’aide de perches d’autres micros vers son visage déjà âgé, ridé, fatigué, aux cheveux gris épars, les oreilles fortes, les lunettes voilant son strabisme, gargouille dont les lèvres s’ouvrent sur un trou noir.
Et, surgissant derrière le chef en treillis, à la barbe broussailleuse, se profile le jeune visage à béret étoilé auréolé d’une vague ondulante de cheveux noirs, d’une mousse de barbe noire clairsemée, volontaire, aux yeux perçants, portant au loin son regard mélancolique et plein de haine, bientôt cadavre allongé nu sur un bloc de béton gris exhibé par quelques uniformes en casquettes plates.
Et encore, habillés de noir, chaussés de sandales, fusil automatique en bandoulière, cartouchière à la ceinture, le foulard à carreaux traditionnel noué en turban, une bande de gamins nerveux, inquiets, s’avance en file indienne dans l’axe de la chaussée plombée de soleil, entre les immeubles bas, aux caractéristiques galeries pleines d’ombre, aux vérandas protégées par des stores de bambou, sous l’œil également inquiet de rares passants en cyclo-pousse, à pied ou bien ayant stoppé leur vélo pour les regarder passer. Dans la ville au bord de la rivière, déserte, les chefs à casquette Mao, vêtus de toile noire, le traditionnel foulard autour du cou ou flottant sur l’épaule, descendent de camions bâchés en souriant. Les chefs à casquette, toujours en noir et le krama sur l’épaule, toujours souriants, en rang devant le temple en forme de presse-agrume au milieu de la forêt. Contre un mur passé à la chaux, par endroit légèrement craquelée, un petit garçon aux oreilles décollées, nez évasé, lèvres charnues, cheveux noirs coupés courts, aux grands yeux sombres, porte accrochée sur le col roulé de son pull une étiquette confectionnée à la main sur laquelle est peint au pochoir, d’une écriture appliquée, le chiffre 5. Assis sur un lit de bois devant un écran destiné aux prises de vue, un individu d’âge mur, habillé de toile noire, fixe l’objectif, apeuré, résigné, ses deux mains croisées entre les jambes, ses pieds nus entravés par des fers tenus à l’aide d’une mince barre métallique cylindrique et striée, reliée à une chaîne, posés sur le carrelage formé de quatre carreaux blancs séparés par une bande noire. Un jeune garçon au torse nu, mince, sculptural, ses muscles fins comme moulés dans la glaise, mains derrière le dos, une étiquette sur laquelle est écrit avec une application naïve le chiffre 17, épinglée à même la peau, ses cheveux d’un noir intense, son nez évasé, ses lèvres charnues et le même regard fixe. Une jeune individue aux cheveux défaits, noirs et épais, vêtue d’une chemise noire, apeurée elle aussi et portant le numéro 241. Se détachant contre un tissu tendu, froissé en drapé, une autre, les traits fatigués, les cheveux sagement coiffés au carré, autour du cou un panneau sur lesquels lettres et chiffres coulissent sur des réglettes et portant la date 14-5-78 ainsi que son nom en khmer, un nouveau-né aux cheveux ébouriffés dormant dans ses bras. Un autre jeune garçon au regard fixe, apeuré lui aussi, vêtu d’une chemise d’adulte froissée et tachée, portant le numéro 152, tandis qu’apparaît à sa droite un deuxième garçon de même taille, les yeux bandés. À terre, sur le carrelage, un individu au visage écrasé, portant une chemisette à rayures et motifs décoratifs de soleils stylisés, gît dans son sang qui s’étale en une large nappe noire et visqueuse laissant voir le carrelage par transparence. Un autre visage apeuré. Un autre encore. Encore un autre et quelques charniers en bordure desquels se dressent en pyramides les crânes exhumés.
Et d’un bout à l’autre, chiffons noirs et blancs au milieu de paysages montagneux, râpés, parsemés de buissons touffus et d’oliviers, de rares individus des deux sexes et de tous âges, enfants, vieillards, fuient en maigres colonnes. Ici ou là une carcasse de voiture effondrée sur le bord de la route, brûlée, quittée à la hâte, la portière ouverte, parfois surmontée de bagages eux aussi abandonnés. Des cohortes informes et clairsemées chargées d’énormes ballots, portant des bébés emmaillotés, poussent des ânes eux aussi surchargés, les enfants pieds nus, aux jambes maigres, traversant les paysages vallonnés et caillouteux, les mères soulevant avec des gestes antiques de volumineux paquets de literie au-dessus de leurs têtes, leurs ombres dures se découpant dans le soleil de printemps, s’enfuyant sur les routes mal goudronnées vers les camps de toile dressés ici ou là comme des assemblées de fantômes, faseyant dans le vent, à perte de vue, villes mouvantes des confins se rigidifiant en baraques de carton, plaques de tôle, murs de ciment. Apparaissent alors en bout de piste, gondolés par la chaleur et mangés par la poussière, des avions immobilisés en bordure du désert. Des ombres encagoulées porteuses d’armes menaçantes, qui gesticulent, vont et viennent au balcon de béton d’un village olympique. Dans le crépitement des flashs se lève le chef occulte qui se montre en se cachant derrière des lunettes noires, exhibant son inamovible sourire, mal rasé, perpétuellement enroulé dans les plis de sa coiffure paysanne, l’étoffe blanche dessinée d’un réseau noir qui enserre son visage d’un vague grillage, à la tribune, posant ses lunettes et parlant avec les mains, les bras, puis tout son corps, à la fin se levant, joignant les mains au-dessus de sa tête en signe de victoire et concluant :
لا تسقطوا الغصن الأخضر من يدي ―
Ensuite des groupes de gamins en jean et tee-shirt, eux aussi encagoulés dans leur keffieh, sortent de la terre ocre maintenant recouverte de barbelés et de murs de béton, gesticulent, crient contre les chars au loin, l’un des gosses s’avançant, se jetant en avant, sortant de sa poche l’une des quatre ou cinq pierres qu’il porte sur lui, bondissant face au blindé grillagé, le monstre de métal pivotant sur ses chenilles, pointant ses armes vers lui, mince assaillant qui fait tournoyer sa fronde.
Et, dans l’axe de la monumentale porte de pierre d’un beige sale, gris fané, usé, ouverte par cinq vantaux factices et surmontée d’une figure féminine de bronze ailée, grimpée sur un char attelé de quatre chevaux, d’un vert oxydé, brandissant une couronne, s’étale un gigantesque signe de la paix à la peinture blanche comme une cible vers l’autre côté, pile au centre d’un réseau inextricable de graffitis multicolores, lettres et dessins mêlés. De plus en plus nombreux, ils affluent vers la paroi dans laquelle une brèche s’est ouverte, formant des flots désordonnés qui se donnent la main, elles bien coiffées, enfants, eux sortis du bureau. Joyeux. Colorés. Emmitouflés. Certains juchés sur les épaules des autres. Un flot de têtes ponctué de quelques casquettes policières vertes à visière, portant l’insigne composé d’un marteau, d’un compas et de gerbes de blé dans un cercle rouge bordé de feuilles de chêne. Les soldats, jeunes, embarrassés, glissent dans leur ceinture les bouquets de fleurs roses ou blanches qu’on leur offre, leurs mains gantées de noir rassemblées contre leur sexe. FREEDOM. Le coudoiement des corps. Une masse sous la pluie au pied du mur. Leurs cheveux mouillés. En haut, sur le renflement supérieur, une rangée forme une procession à califourchon. Debout, le corps tendu en arc, les deux bras levés, l’un d’entre eux écarte les doigts en v contre le gris du ciel. L’ouverture. La foule s’engouffrant, canalisée d’une manière bon enfant par les uniformes verts. Certains pleurant. D’autres applaudissant. L’un filme au caméscope. Deux blondes, tête contre tête, émues, avec un petit écriteau marqué WILKOMMEN. Allant et venant. Un petit garçon, bouille ronde, bonnet vert et violet enfoncé sur les oreilles juché sur les épaules de son père, lunettes teintées et moustache blonde. Un jeune attaque le mur au marteau sous l’œil des photographes et de la foule, enfants rigolards piochant la paroi saturée de signes, découvrant le béton friable, crayeux, laissant apparaître les tiges de ferraille rouillée de l’armature. La foule, toujours partout toujours la foule, mouillée, sous des vagues de parapluies et portant des drapeaux à trois bandes horizontales, noir, rouge et jaune ainsi qu’une gigantesque banderole DEUTSCHLAND EINIG VATERLAND. Au balcon d’un palais pris dans le froid, parmi les pardessus sombres coiffés de toques d’astrakan, ou de chapeaux de feutre à larges bords qui abritent des vieillards s’éclipsant les uns derrière les autres, apparaît son visage poupin, aux formes arrondies, molles, à la calvitie ornée d’une coulée violine sur le front. Tombent les statues. Déboulonnées dans des cérémonies spontanées, folles, joyeuses et violentes, à la lueur des projecteurs, les foules font cercle autour de quelques officiants en tenue paramilitaire, les cous de bronze serrés par des câbles métalliques, leurs masses pâles soulevées par des grues, elles s’inclinent, tombent dans la poussière, la face à quelques centimètres du sol, dans leur raideur de cadavres sculptés, la foule leur donnant des coups de pieds, les huant, le leader aux yeux légèrement bridés lui-même tenu un moment en l’air, oblique, dans l’une de ses poses favorites, le bras en avant, la main droite ouverte dans un geste pédagogique, fraternel et persuasif, semblant indiquer une direction, l’autre main agrippée au revers de son manteau à hauteur de la poitrine, ses vêtements de bronze faits de la même matière mate et grise que sa chair, lui aussi tombé, accompagné à bas de son gigantesque socle jusqu’à terre par un filin d’acier, déposé parmi un amas de planches et de débris, allongé sur son bras pédagogique et raide, les enfants s’asseyant sur ses épaules, jouant à chat, sa tête chauve au bouc iconique maculée de fiente d’oiseau.
Et c’est une bande de laine flottant dans l’air. Pure. Immaculée. Blanche. Terminée par une frange de fils d’or qui eux aussi se soulèvent, s’entrecroisent, retombent. Tout en blanc, il vient entre les hautes colonnes de pierre du vieux palais, au-dessus de la foule déjà là, adorante, il scintille dans le soleil à la petite fenêtre perdue au milieu de la muraille. Il s’avance, il lève la main et balance au-dessus de sa tête coiffée de la mitre dressée vers le ciel, son long bâton de berger à crosse de métal sculptée à l’image du crucifié. Depuis les profondeurs de son immense trône, il les bénit tous. Puis, d’abord doucement, presque murmurant et à la fin appuyant chaque syllabe, il s’écrie :
― Non abbiate paura !
La robe blanche descendant d’avion, s’agenouillant, embrassant le sol, les enfants chargés de fleurs, l’image de la mère dans des lâchers de colombes, dessinant inlassablement le signe sur les fronts, les foules accourant, émues, pressées, s’étendant au-dessous de lui à l’infini et lui faisant le signe au-dessus d’elles. Ici il embrasse l’ouvrier moustachu avec un badge à l’effigie de la mère agrafée sur son pull. Grave, le regard baissé, entouré d’autres robes, noires celles-là, portant des croix pectorales claires, il franchit à pied le portail grillagé au-dessus duquel ondulent les mots MACHT FREI. Derrière les fils barbelés tenus par des poteaux de briques maçonnées, s’appuyant sur sa crosse, il fend la foule qui s’étend en myriades de grains colorés vibrant dans le soleil sous l’emblème aux deux clés. Il embrasse le chef au keffieh. Sous l’immense effigie en fer forgé du jeune héros au béret étoilé, il serre les mains du chef à la barbe broussailleuse. Il s’approche des micros, se recule, monte dans sa voiture bientôt recouverte d’une vitre, embrasse encore des enfants, prie au pied de la mère, fendant les foules sous le soleil, sous la pluie, les bénissant inlassablement, embrassant de son visage rond et rose une fillette blonde et bouclée qui tient à la main un ballon bleu parmi les appareils photo tenus à bout de bras. Il s’écroule à l’intérieur de sa voiture qui part en trombe, environnée de gardes qui courent au milieu des pèlerins frappés de stupeur et des pigeons qui s’envolent. Dans un local sommaire, aux murs blancs, assis sur une chaise rudimentaire, il fait face à un garçon en pull bleu clair, assis lui aussi, sombre, mal rasé, souriant pourtant, il se penche sur lui, prend ses mains et l’enveloppe de son pardon. Il s’avance vers le mur aux larges pierres, prie, glisse son message entre deux énormes blocs et fait le signe.
Que la nuit soit. Que la lumière se lève. Jaillit un disque sombre, une ombre, une éclaircie, un orbe lumineux au grain radiographique troué d’un cercle blanc formant une silhouette noire au sein de laquelle se dessine une image de kaléidoscope. À l’intérieur du halo oblong apparaît un x constitué de stries et dont les branches forment en creux quatre losanges. La trace projetée d’une structure encore jamais vue. L’apparition de son aura prise dans la diffraction des rayons électromagnétiques. Le signe spectral venu du fond de la vie. Un mur de brique peint en blanc, les carreaux de faïence blanche, le robinet à triple sortie forment le décor d’un laboratoire. Punaisé au mur, un dessin au crayon montre une sorte d’escalier à vis. Devant, deux jeunes savants posent en costume sombre, chemise immaculée, cravate ficelle, l’air endimanché, très décontractés, paraissant blaguer, hilares comme des étudiants qui viendraient de faire un bon coup, l’un portant une boule de cheveux sur le devant, l’autre en position de hauteur, un peu plus âgé et déjà dégarni, pointe une règle à calcul vers la construction qui se dresse entre eux : soutenue par une potence métallique, une fragile double hélice d’environ deux mètres de haut dont les deux brins sont reliés par des sortes de barreaux. Les deux brins se déploient en une somptueuse danse fluorescente sur nuit d’encre, les anneaux bleu azur, orangé, bleu céleste, jaune, desquels se détachent des filaments d’acide bleu pâle. Des fragments de cette chaîne aux couleurs synthétiques, bleu turquoise, vert, vermeil, orange, reliés par des molécules formées de petits tubes ajointés par des boules, aux couleurs gris argent, bleu électrique, rouge ou violet. La valse des trois entités, l’ADN faite de billes de différents volumes, deux petites collées sur une plus grosse, vert acide, bleu givré, parme, dont la surface bombée accroche la lumière, la protéine constituée d’un long ruban plat, rouge vif, s’entortillant sur lui-même, l’enzyme, long serpentin bleu saphir. À la surface, s’étend une paisible campagne avec son éternel horizon, ciel en haut, étendue d’herbe en bas, au loin une ferme ainsi qu’une broussaille d’arbres dépourvus de feuilles, une paisible prairie à l’herbe rase, au milieu de laquelle se joue cette mise en abyme : au centre un individu barbu, roux, presque chauve, au visage rond et jovial, l’air d’un gentleman farmer, boutons de manchettes et cravate jaune, s’appuie de ses mains potelées au cadre doré d’un grand miroir où se mire, museau collé à la surface polie, une jeune brebis à la laine fournie, aux pattes grêles et blanches, ainsi campée devant la vitre qui renvoie son image, non pas une mais deux fois, trois corps de brebis aux trois têtes obtues, aux narines étroites, aux yeux petits, aux oreilles pointues, trois masques triangulaires, surpris de se rencontrer là en triple exemplaire, dans une duplication virtuellement infinie sur laquelle se referme le long cortège héréditaire et s’ouvre le visage de notre devenir.