Voici la Révolution, la vraie !

Cieux de France, la voix de ton peuple monte dans la belle lourdeur du nom de laboureur, ce douloureux brave qui creuse son sillon à la face du Bourbon entourbé dans l’or des siècles. Les masques de fer tombent sous le serment du jeu de paume. Sommes ici ! Volonté ! Baïonnettes ! Va, et tu prendras la Bastille, la forteresse aux sombres épaules, sur l’axe Château de Vincennes–La Défense. Liberté ! Égalité ! Fraternité ! Le gouverneur Launay se dresse sur la grise muraille aux sept tours prises dans les ténébreux brouillards, tel un loup-garou exhalant la peste rouge de ses ordres fétides. C’est bientôt son visage d’un bleu pâle, aux noirs cheveux collés de rouge brunâtre, qui s’érige en haut d’une pique. Des coups de feu sont tirés sur l’horloge. Les temps s’arrêtent. Les sept prisonniers restants sont libérés. Il y a même là le souvenir de l’évadé Latude, sa barbe minérale emperlée aux parois de pierre mêlée. Tous hurlent en faveur de Sade. Le fleuve de la Révolution est un volcan lancé vers l’océan dont les laves calcinent les cœurs. Ça ira ! La vieille lanterne illumine tous les Nerval pendus au mat des cocardes en précurseurs du socialisme. Tourne la meule de la France grosse qui accouche d’un grain de cocagne. Il lève au levain des masses entre la miche et le pichet et fait trébucher le hochet des tyrans au triomphe de la sainte justice. Le 17, le roi vient à Paris et pique à son chef les trois couleurs. Comme tournoie un vol d’anges rebelles par temps de misère sur les récoltes encore vertes et les champs de blé mûr, la Grande Peur s’épand sur les campagnes, jusqu’au désenvoûtement de l’abolition des privilèges, suivie de l’envoûtement nouveau de la proclamation des droits avec son grand h : « Frères, jurons que nous serons heureux ! » Une idée neuve aux flancs de l’Europe ! Au 6 octobre, les femmes ramènent le bon boulanger, la bonne boulangère et le petit mitron, par une pluie froide qui mouille leur carrosse, quelques têtes de gardes fichées en haut des piques. Périssent les perruquiers et la fleur de lys ! À l’autel de la patrie les fédérés ! tous s’y agglutinent afin que le visage de la fête recouvre le masque de la peur. Bas les masques ! Paix au monde ! Toi aussi tu le tiens dans tes mains le cœur ouvert de la France sur l’autel des fédérations ; tu le vois, ce cœur héroïque, battre au premier rayon de la foi de l’avenir ! Ensuite, tout s’assombrit. Dans la douce nuit du solstice, le roi et les siens s’enfuient à la lueur des flambeaux, pas plus loin que Varennes il est vrai, et s’en reviennent le lendemain au son du tocsin qui résonne de clocher à clocher, à bord de la lourde berline allemande, au milieu d’une mer de peuple vociférante, épaisse, pressante, hérissée de cris, de piques, de fourches et de faux, parcourue d’éclairs paniques, avant de faire une funèbre entrée à travers un Paris figé, silencieux et glacial dans la chaleur de juin. Et pendant ce temps, le navire négrier L’Espérance fait route vers Saint-Domingue. Une affreuse colonne de flammes s’élève sur l’océan. Car il gît sous l’orage au Bois Caïman le secret vaudou de la Révolution :

Eh, eh, Mbumba, hen, hen
Kanga bafioti
Kanga mundele
Kanga ndoki la
Kanga li

Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! Ne suis-je pas un homme ? Un frère ? Au 10 août dansons la Carmagnole aux Tuileries. La pelle au cul, les aristocrates ! En quittant son palais pour venir à l’Assemblée, le roi voit les feuilles sèches qui jonchent la cour :

— Elles tombent cette année de bonne heure, constate-t-il.

Qui dira le poids des feuilles d’arbre au fond du puits de l’histoire ? Ils sont déjà là les septembriseurs qui laissent contre la borne le cadavre pantelant de la Lamballe, affalé à l’écarte-cuisses. Sans bonnet ni culotte phrygienne, il vient le Danton réclamer de l’audace ! Encore ! Toujours ! La liberté ! La mort ! Allons ! Quel est ce sang impur ? Chant de guerre ! Nos sillons abreuve ! Son écho frappe aux six coins de notre géographie à nous, du nord au midi, Strasbourg–Marseille ! Allons, enfants ! Amour sacré ! Lève-toi ! Patrie ! Carrière ! Poussière ! Vertu ! Danger ! Valmy ! Sublime destin. Marchons ! Marchons ! Tous en masse pour le massacre ! Vive le son ! Vive le son ! C’est nous qu’on invente la liberté ! Alors, faut pas nous faire chier ! Qui a crié « Septembre ! » à la fenêtre, dans la nuit ? Sur le paysage de la plaine où croupissent les eaux stagnantes des marais, où grouillent les nids des serpents de la conspiration, se dresse la montagne aux cimes de pureté, à la lame bleutée, d’où dégouline la fleur girondine au pied de la guillotine. Accapareur, affameur, exagéré, exalté, monarchien, muscadin, indulgent, intrigant, mirliflor, fanatique, incroyable, enragé ! Signe ici de ton sang l’assignat de ton nom. Au cœur de la République, le dernier emperruqué aux bas de soie immaculés, le doux Robespierre aux yeux verts – ou bleus de cruauté nécessaire – porte sur son cœur la pierre de la loi et regarde droit vers l’horizon qui enfante ces monstres que tu enfouis à la hâte dans la cave de ta maison sourde. L’une ! L’indivisible ! Au Temple, le roi, la reine et le petit dauphin. Ouvre l’armoire de fer aux lourds secrets de famille. Vois surgir le Saint-Just sus-cité ! Et maintenant, que tout finisse avant que les feuilles ne reverdissent ! Scellons l’alliance du sang mêlé tandis que le double corps au cou-coupé continue de zigzaguer à la basse-cour de la Concorde. Le roi est mort ! S’évase ensuite l’inexorable année Quatrevingt-treize, au chiffre on ne sait d’où venu, au cri des chats-huants du bocage, sous le souffle des colonnes infernales et l’engloutissement des noyades, avec d’un côté le sacré-cœur de Jésus tout sanglant de brins de laine, cousu sur la poitrine, de l’autre la cocarde du comité de salut public. Traîtres ! Aux armes ! Aux armes ! La paix ! La paix ! J’entre dans son antre, sa femme veut me barrer la porte. Du fond de son impure caverne, le monstre Marat crie de sa voix jaune : « Faites-la entrer ! » Je m’avance et le trouve dans sa baignoire, un linge sur la tête. A peine marque-t-il un peu de surprise de me voir. Aussitôt, il me demande les noms des réfugiés à Caen. Je vois son visage comme aplati, ses yeux saillants, ses bras moites, la plume, le papier et l’encrier. Comme absente je dis des noms et l’entends prononcer : « C’est bon ! dans huit jours ils iront à la guillotine. » Je décachète mon sein, en tire le couteau à manche d’ébène et le plonge droit dans son cœur. Il crie vers sa femme : « À moi, chère amie ! » Et c’est tout. Mon nom est Charlotte Corday. À l’ordre du jour la Terreur ! Maximum! Grains! Farine ! Tournez, tournez la meule ! Suspects ! Debout contre les tyrans ! La révolution, c’est quand les jardins publics se transforment en potagers. La reine à son tour est expédiée en deux jours et la sainte ampoule brisée au pied de la cathédrale du sacre. À la barrière du trône, le ciel et l’enfer s’en vont en charrette faire la noce à l’échafaud par grandes fournées jamais refroidies de somnambules découpés au rasoir le long du fil qui passe entre le vice et la vertu. Ils avancent en cohortes de saints céphalophores conduits par la main invisible. La veuve dévore ses enfants. Le ciel est un gouffre. Le Danton crie au bourreau :

— N’oublie pas de montrer ma tête au peuple, elle en vaut la peine !

De malheurs en prospérités, regarde en face les infortunes. Ouvre la barrière ! La Révolution tourne dans son cercle et s’achève en bloc à Charenton, sur la scène du libertin Sade. Car, même pour un pognon de dingue, vous aurez toujours des pauvres avec vous :

— Qui vive ?

— Vive le roi !

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