Triptyque de la consolation – Scène 3/62

Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation qui vient de paraître :

« Et le voici, costumé, cravaté, pochette, gominé, lisse et moderne, assis avec flegme dans un fauteuil club, les jambes négligemment croisées, une cigarette entre l’index et le majeur, la main gauche tendue pour tourner le bouton d’un meuble d’acajou, faisant ainsi surgir le visage d’une jeune individue aux boucles blondes, gracieuse, l’œil en coin, aguicheuse même, les deux personnages, le spectateur élégant et l’avenant simulacre sur l’écran, lui de chair et elle toute artificielle, absorbés dans l’échange de leurs regards muets. Ou bien c’est une famille, également moderne, réunie dans un confortable living-room. Les murs sont tendus d’une toile unie. Au-dessus de la cheminée de brique, un tableau dans son cadre, paysage campagnard sous la neige. Le jour filtre des stores à travers une baie vitrée munie de rideaux légers. Une lampe à abat-jour posée dans l’angle répand un halo blanc. Au centre, juché sur de frêles pieds métalliques obliques, le poste de télévision paraît flotter – la pâle image rayonnante laisse passer le vague contour d’un buste – l’écran capte leurs regards, absorbe leurs pensées qui convergent à l’unisson dans la lumière bleutée : le père, chemisette blanche et pantalon de toile beige, décontracté, règle l’appareil en tournant un bouton de sa main droite, les enfants, installés à même le sol, moquette ou tapis, le garçon près du père, les filles en robe à fleurs, bras nus, short, jambes nues, tennis, l’une sirotant un coca, la mère assise sur le sofa et relevant le visage de son journal, tous tournés vers l’écran bombé aux bords arrondis sur lequel passent les stries en noir et blanc qui s’imposent avec la force d’un envoûtement : lui, cheveux clairs, bien coiffé, jeune, dynamique, souriant, puis deux ombres en blanc qui sautillent dans la poussière. Ensuite, c’est en technicolor. Il et elle se découpent contre un ciel d’incendie où s’étend l’immense ramure en boule d’un arbre qui abrite au loin les bâtiments d’une grande ferme. Son visage à lui, col cassé immaculé, fine moustache, cheveux noirs et brillants, lance des reflets. Il se penche sur son visage à elle, qui bascule en arrière, cheveux auburn et ondulés, oreille délicate, lèvres roses. Leurs deux visages pris dans une tension symétrique, leurs regards mi-clos se pénétrant l’un l’autre, leur front, la pointe de leur nez se touchant presque et leur menton dessinant deux arabesques entre lesquelles s’engouffre le ciel rosé, pommelé de bleu, aux nuages déchirés que le vent emporte. Toujours sous un ciel crépusculaire, des esclaves noirs empressés avancent le long des sillons ocres des champs de coton. Les cigares, les chapeaux à large bord, les jupes plissées à motifs de fleurs s’égaillent dans les paysages dévastés, aux arbres décharnés, réduits à des troncs noirs aux branches brisées contre un ciel de feu. En sueur, leurs vêtements défaits, il et elle s’expliquent le long d’une barrière – ciel violet-mauve – lui les cheveux luisants de reflets jaunes, elle ses cheveux ondulés défaits, fondant dans un baiser. Elle le gifle et s’écroule en pleurs contre la selle du cheval. Courbé en avant, il tient par la bride l’animal tirant le chariot contre de hauts hangars en flammes qui s’écroulent. C’est maintenant elle qui conduit le chariot attelé le long des routes bleues de la guerre, parsemées d’arbres morts, aux sinistres vols de corbeaux, la lune défilant derrière un nuage noir. Folle, en loques, les cheveux hirsutes, elle se redresse de la terre ocre rouge vers le ciel bleu-rose, levant le poing devant la barrière et l’arbre mort qui se profilent dans le couchant. Faisant corps avec sa monture, il s’avance, minuscule dans les feux du soir, entre les boules d’épineux, au milieu du désert rouge parsemé d’énormes buttes érodées par le vent et le sable, la diligence, les Indiens surgissant de la ligne de crête, la table de jeu, le tapis vert, les cartes, la bouteille de whisky. Ils sont ensuite trois à faire corps avec leurs chevaux, à s’avancer sur l’herbe de la plaine dans l’infini ciel bleu. Des milliers de vaches envahissent la prairie de leurs taches rousses. Les trois cavaliers longent la barrière d’un cimetière en plein vent. La bagarre. La fuite. Le soleil rouge descend derrière l’horizon. Il débouche dans la rue aux maisons de bois, déserte, où le vent roule des boules d’épineux et soulève la poussière. L’autre sort de là où il se tient caché. Il dégaine et tire. L’autre s’effondre. Son fusil sur les genoux, elle chevauche à travers le désert vers le point de rendez-vous, un rocher rouge ressemblant à un visage de profil. Il apparaît, très loin, un point au faîte des rochers, la courbe de son corps saluant avec son chapeau. Elle épaule, vise et tire. Il dégringole, blessé, dégaine son pistolet, la vise et la blesse à son tour. Chacun des deux perd maintenant son sang dans la pierraille, leurs vêtements déchirés, couverts de poussière et tachés de rouge, tous deux rampant parmi les rochers. À la force de ses ongles, elle avance centimètre par centimètre, finit par rejoindre son amant et tous deux meurent au pied du rocher dans un baiser sanglant. Devant le soleil s’inscrivent les mots the end. À la fin, dans un combat rageur et désespéré, en sueur, couvert de poussière, il affronte le cheval noir, écumeux, la crinière hirsute, dressé contre l’étendue blanche du désert de sel. Elle, c’est la fille aux boucles blondes décolorées, aux lèvres peintes d’un rouge violent, aux puissants attraits, son corps pâle à peine couvert par une robe plissée blanche qui dessine un v profond séparant les seins dressés, surprise par la poussée d’air échappée de la bouche d’aération du métro, la robe se soulevant, les lèvres rouges s’arrondissant dans une expression de surprise joyeuse. Les pieds à peine tenus par les lanières de fines chaussures blanches à talon aiguille, ses deux jambes rondes écartées en v inversé au-dessus de la grille d’aération tandis que la robe se soulève une fois, deux fois, dans un ample mouvement ondulant. Alors, il lâche le volant et entoure de son bras droit les épaules de la fille blonde, aux ongles un peu sales, qui se blottit contre lui. Le couple s’éloigne main dans la main sur la route qui s’enfonce à perte de vue vers les collines dans la brume ensoleillée du matin, lui baluchon au côté, chapeau melon, veste trop petite, chaussures trop grandes, démarche déhanchée, balançant sa canne de jonc, elle menue, vive et sautillante. Lui, cheveux frisés, petite moustache, ses sourcils de clown bien dessinés sur son visage blafard qu’il anime au gré des émotions élémentaires. Quatre ou cinq mimiques. Peut-être six. L’étonnement. La surprise. L’émerveillement. La joie. La douleur. Le dégoût. Après avoir dansé sur des patins à roulettes au bord du vide, agité le drapeau sombre de la révolution tombé d’un camion, il secoue son corps de serre-boulons des spasmes mécaniques de la chaîne industrielle qui le happe dans ses engrenages gigantesques. »

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