L’entrée dans l’arche : sauvetage de la vache folle

Souvenons-nous maintenant de la vache folle et répétons-le : là où grandit le danger grandit aussi ce qui sauve. Cette année-là les bêtes tombèrent comme des blés fauchés en plein champ, pourrissant sur place, mourant comme tombent les humains quand ils sont pris par l’une de ces pestes qui viennent à la fin des livres. Oui, ce qu’ils font aux animaux c’est fatal tôt ou tard ils le font à eux-mêmes. Nourrie de la farine de ses semblables, résidus de viande d’un côté, os et graisse de l’autre, tremblante, la vache folle titubait sur le pré, ivre d’un prion fiché au creux de son cerveau spongiforme : ni tout à fait virus, ni tout à fait bactérie suivant l’actuel avancement de la science, mais agent transmissible non conventionnel, une variante qui pénètre le neurone en dépliant/repliant en désordre les protéines saines et s’accumule dans la cellule jusqu’à la détruire. Chaque semaine, d’abord une ou deux bêtes contaminées, puis vingt, puis cinquante, puis quatre-vingts, puis deux cents et jusqu’à sept cents au plus fort de la crise. Alors, dans la clarté blafarde du petit matin, des camions semi-remorques escortés de l’autorité publique parcouraient la campagne bocagère tous gyrophares éteints afin d’embarquer en cachette les troupeaux malades pour les conduire à l’usine d’équarrissage où ils étaient abattus. La tête oscillant et les pattes raides dans le vide, le cadavre de la vache morte hissé dans un harnais, soulevé par une grue, se balançait en noir et blanc dans le ciel médiatique de ces années-là. Puis il rejoignait le tas noirâtre de corps carbonisés, gonflés, à la peau qui s’en allait en lambeaux, dans un alignement de pattes en l’air. Et le jus des cadavres s’écoulait en ruisseaux dans l’Affre, dans la Sioule, dans la Vézère. Deux et demi, trois, davantage encore, combien de millions de bêtes abattues au juste entre les terres d’Albion et celles du continent ? Au début, la bête morte était elle-même réduite en poudre de farine que l’homme redonnait à manger à la bête vivante, élargissant chaque fois d’un nouveau cercle le spectre de la contamination. Concomitamment, les carcasses de viande s’entassant en surplus inutile dans les chambres froides, toutes les bouches étant déjà plus que gavées, à raison d’un million de tonnes en trop, rien que pour la république de France, soit une vingtaine de kilos congelés par ressortissant. Là-haut ils instituèrent la bien nommée « prime Hérode », offrant sept cent soixante-dix sept francs par nouveau-né mâle de la race bovine tué, une nouvelle hécatombe de veaux innocents sacrifiés au cœur des troupeaux laitiers. Les experts européens inscrivaient dans leurs rapports : « non-valorisation des cadavres » et comptent toujours en « tonnes équivalents carcasse ». Ainsi nous allons, pareils à nos troupeaux morts sur pied, dévorant nos enfants en damnés babiphages de comédie, versant notre obole au boulimique taurobole parabolique, fuyant l’ombre de sa corne dans la menace de l’accident cardio-vasculaire, tenant fermement en main le dévidoir à prières métonymiques dans le fumet des abattoirs, au pied des vieux temples babyloniens : jamais plus de nos mains nous ne toucherons vivants les animaux dont nous mangeons la chair morte, tant que chair il y aura. Il ne fallait pas s’en prendre aux vaches du soleil sous la voie lactée. À l’ombre de nos usines de mort industrielle aux murs en parpaings de béton, du fond des âges et dans leur sommeil bien ivre sur la grève de la Boyne ou de l’Euphrate, Cúchulainn et Gilgamesh rêvent toujours de lourds combats taurobacchiques.
C’est dans les immenses plaines qui s’étendent à l’ouest du fleuve Mississippi, là où l’homme à cheval dominait des mers d’herbage sur lesquelles les troupeaux grandissaient sans limite, que l’élevage déboucha au sortir d’un wagon de chemin de fer sur le tapis roulant de la mort mécanique. En ce temps-là, Joseph « Cowboy » McCoy laissa tomber son index osseux sur la carte, pile où la piste des troupeaux venus du Texas croisait la ligne du chemin de fer qui s’enfonçait loin vers l’ouest : Abilene (Kansas) était ce point d’intersection, un village fantôme déserté des pionniers qu’il réveilla par l’envahissement de son bétail vers Chicago (Illinois) à raison de trente-cinq mille têtes cette année 1867. Quatre ans plus tard il en expédiait sept cent mille vers le nord. C’est attesté dans les annales, en 1883 on tua dans les abattoirs de cette ville 1 878 944 bœufs et 5 640 625 porcs. Le poète Ezra Pound n’était pas encore né que les wagons frigorifiques faisaient déjà baisser le prix de la viande de bœuf de quatre à trois dollars les cinquante kilos vendus à New York. Les gestes de tuerie ancestraux furent séquencés en opérations mécanisées : vingt-quatre pour le traitement du porc, depuis son abattage à son stockage en deux moitiés blafardes dans la chambre froide. À Lamballe (Côtes d’Armor), on tue encore un porc toutes les cinq secondes. Cinquante mille par semaine. On le saisit par une patte arrière pour le hisser le long d’un rail ou bien on l’étourdit à l’électricité avant de le placer sur un tapis roulant pour le conduire sans défense jusqu’au couteau du tueur. Toutes les cinq secondes, donc, s’abat le geste fatal. Avant de fermer les yeux, la bête donne un dernier regard. Par saccades, le sang jaillit de son cœur. C’est bien de son cœur que le sang jaillit. En phase deux, on la lave de son sang, de la bave et autres souillures, on l’échaude dans un bain d’eau à soixante degrés, on la rase comme pour une toilette mortuaire. En phase trois de la chaîne on lui ouvre le ventre afin d’en extraire les abats d’une part, les viscères de l’autre, on lui découpe l’anus, on lui fend la tête et la carcasse en deux dans le sens de la longueur. Une blouse blanche inspecte les ganglions lymphatiques et la déclare OK pour les bouches humaines. On aura noté que des temples de Sumer à nos usines de traitement de la viande animale, des vieux sacrifices aux sacrilèges nouveaux, la matière organique complexe refuse la mécanisation de sa destruction : de tout temps, seul le couteau guidé par la main de l’homme est demeuré capable de lui porter la mort. Qui pourrait croire ici au hasard ? D’accord, comparaison n’est pas raison mais tout de même, cela revient toujours comme une lancinante lame de fond bien tranchante, ce que nous faisons aux animaux c’est fatal tôt ou tard nous le faisons à nous-mêmes.

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