L’entrée dans l’arche : les abeilles de Mandelstam

Moi, le plus commun des mortels, tandis que dans ma boîte à spams se dépose en douceur cette sentence :

« Clear your life off any pain and illness »,

je chante.

Je chante et je me souviens.

Je chante les abeilles qui entrent et sortent de ma ruche grande ouverte, la reine-vierge qui s’élance dans le ciel à la force de ses ailes pour son vol nuptial, la cohorte des mâles venus de partout alentour bourdonne à sa suite, elle les accueille tour à tour, se laissant pénétrer, le couple freinant en vol plané et le mâle s’arrachant, abandonnant en elle son organe déchiré, avec son flot de sperme, ses entrailles s’échappant de son ventre béant, tandis qu’il sombre au loin en bas dans l’abîme d’azur, la cérémonie se répétant une fois, deux fois, dix fois, jusqu’à ce que la reine redescende sur terre, pleine du précieux stock de plusieurs dizaines de millions de spermatozoïdes, déposant bientôt ses œufs dans les alvéoles, à volonté, quelques mâles non fécondés ici et beaucoup de femelles fécondées là, durant plusieurs révolutions des saisons autour de la boule bleue, alors que l’une de ses innombrables filles entame son cycle de quelques semaines par le nettoyage des cellules vides, continue en nourrissant les larves de miel et de pollen, d’abord les plus âgées puis les plus jeunes, passe ensuite au travail de magasinière, recevant et rangeant le pollen et le miellat de ses sœurs butineuses, produit quelques jours durant la cire des glandes de son abdomen, la malaxant et fabriquant de nouvelles cellules, en colmatant d’autres, jusqu’au dix-huitième jour environ, dévolue ensuite à la ventilation de la ruche, battant des ailes à l’entrée et jouant bientôt le rôle de gardienne, guettant l’arrivée et les sorties des butineuses, interdisant l’accès aux intrus, et cela jusqu’aux vingt-deux, vingt-cinquième jour, avant qu’elle ne s’élance elle-même et s’en aille butiner de fleur en fleur pour en rapporter le pollen, ainsi d’heure en heure durant quelques courtes semaines, jour après jour sans jamais cesser, sauf un somme par-ci, un somme par-là, jusqu’à ce que la mort la prenne au bord d’un pétale, l’hyménoptère poilu basculant sur le côté, ses pattes recroquevillées, ses ailes battant une dernière fois, émettant un dernier bourdonnement au fond d’une corolle pleine de parfums et de nectar, ou bien échouée sur le rebord d’une fenêtre, et trop souvent foudroyée sur le talus d’un chemin, tournoyant en lisière d’un champ de maïs ou de colza, son système nerveux central intoxiqué par un agent chimique fait de main d’homme. Qu’y a-t-il de plus doux que le miel, et quoi de plus fort que le lion ? se demande le nazir Samson. Il regarde les abeilles s’échapper de la carcasse du jeune félin qu’il a tué quelque temps plus tôt sur le chemin vers sa fiancée. Il se penche et saisit un peu de miel qui lui coule entre les doigts. Afin de sortir du dédale par le haut il est une voie aérienne. Une bonne paire d’ailes barbouillées de dessins à la poudre, de toutes les couleurs, devrait suffire. Vois les taches. Et devine. N’oublie pas : tu avances sous le boisseau de la mémoire. Une bougie éclaire ton crépuscule talismanique. Elle indique l’heure exacte où ton masque celtique coulera dans l’eau baptismale de la nuit de Pâques. Et voici qu’elles dansent maintenant. C’est une danse de la faim. Tantôt en rond. Tantôt en huit. Tantôt rapide. Tantôt frétillante. C’est une danse du soleil au chant sourd et parfumé qui les guide dans la lumière vers une extase de pollen et de nectar. Un cosmos. Quel est le nom de la rose, déjà ? Son odeur exacte dans les trois dimensions. Vers la fin, quand tous les baisers velus se seront tus, son miel coulera continûment du ciel dans un craquement de cire. Après le 20 décembre, le poète Ossip Mandelstam ne quitte plus son bas-flanc. Il ne répond plus. Un certain Korialov, apiculteur de Blagovechtchensk lui apporte son écuelle. Et tandis que Mandelstam se déplie sur son lit comme un saint dans sa mandorle, ou se recroqueville comme un chien dans sa niche, l’autre lui demande :

― Voulez-vous que j’appelle un médecin ?

Le poète, qui ne pèse pas plus qu’une abeille morte dans la création, souffle alors péniblement :

― Surtout pas !

Ce contenu a été publié dans éditoriaux. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.