Souviens-toi de la splendeur du Portugal ! Appelant un verbe large comme le fleuve, embouche les clarines du grand style, fais-les sonner au troisième acte du chant des nations, laisse couler l’épais poème impérial, tout hérissé de son corpus exégétique et de ses transes romantiques, désormais exsangue, tranquillise-toi : il n’en a plus pour longtemps ton vieux langage, enfin débarrassé du verbe tu laisseras derrière toi, dans un mince sillage, ta vieille peau d’homme, ta pelure, pour que droit devant, lumineux, sans tambour ni trompette, le clair avenir te tende ses bras de cristal de quartz dans un silence de glace. Écoute : « Reviens, reviens Désiré, Sebastião, vieux roi ou empereur, tous les Arthur, les cachés, les enfouis sous les Kyfferberg, reviens, il y a toujours une mer à l’ouest, un océan ourlé de blanc, longeant les rivages évanouis, avec une île fortunée à découvrir fichée dedans, car si le vent souffle et t’emporte, comment ne pas partir, fût-ce pour l’outre-monde ? Alors que de ce côté-ci on ne comptait encore que deux ou trois continents, ils restèrent sourds aux avertissements du vieux sur le port : Ó glória de mandar… Poussé par la voix et par la croix, au nom de Dieu, amen, dom Manuel premier du nom courait après la Jérusalem céleste, il envoya le São Gabriel, le São Rafael, le Bérrio et encore un quatrième pour découvrir. Point. Pour découvrir. Point. À bord des caravelles que le Tage crachait comme des nouveaux nés hors de leur matrice ou des noyaux d’olive dans le caniveau, aux gréements en toiles d’araignées, leurs voiles frappées du signe sanglant, régnait le génie du rangement, une place pour chaque chose, chaque chose à sa place, depuis ce jour de février 1488 où le cap des Tempêtes devint de Bonne Espérance jusqu’à ce 18 décembre 1961 où l’aviso Afonso de Albuquerque se fit hara-kiri devant Goa, ils embarquaient des barils de porc salé et jetaient l’ancre à l’embouchure des fleuves, le capitaine demeurait prudemment derrière son bastingage, scrutant le rivage, lançant et poussant devant eux un ou deux repris de justice, degredados, pour y aller voir, ambassadeurs dérisoires à la rencontre des natifs, vérifier s’ils se montraient amicaux ou bien hostiles, en quête du poivre, de la cannelle et du gingembre, d’année en année les bateaux en ruines revenant étendre leurs carcasses entre vase et ciel, ce ciel qui résista au tremblement de la terre, ce ciel désormais sillonné par les 747 qui avancent lentement, dans un bruit spiralé de phasing, effet Doppler ou quoi, le long d’un collier de noms tellement considérables qu’ils ne sont plus constitués de simples lettres mais d’anneaux de feu, Diogo Cão, Bartolomeu Dias disparu de la surface de l’océan et du papier des billets de banque, Pedro Álvares Cabral, Francisco de Almeida, Vasco da Gama le parano-pillard des histoires connectées, Fernão Mendes Pinto, et cætera, et cætera, venant frapper la légende du ressac de leur vaine gloire de commander, le poète Luís Vaz de Camões te faisant de l’œil, gardien de cimetière qui chanta ces hommes sans liens ni attaches, avant de faire naufrage à la pointe de Cà Mau, là où la mer s’enfonce dans le ciel, pleurant sa femme chinoise noyée, sauvant son chant détrempé, non pas en le tenant au-dessus de sa tête mais le serrant dans le calme asile de son sein, jusqu’à Fernando António Nogueira Pessoa qui te regarde derrière ses lunettes et t’appelle de ses mille et un noms éparpillés sur la plage. Tel est le message. Tous ceux que tu aurais pu être et qui ne sont plus tu les aperçois qui s’éloignent, ils te font des signes, comme ces naufragés dans les tableaux de tempête aux ciels plombés, aux vagues ourlées d’écume, tous ceux que tu aurais pu être tu les vois en avant de toi scintillant dans leurs mandorles aux flancs du couvent des Hiéronymites. Souviens-toi, tout cela finit dans le trou du cul de Judas. Parviendrai-je moi aussi à pondre un mégalo-poème aux ailes d’or, avec un glaive cruciforme planté dans l’azur ? Où es-tu, prêtre Jean ? L’heure a bien sonné, il va falloir en finir une bonne fois, s’engloutir dans le bleu outremer, s’enfoncer vers l’Atlantide dans un doux délire compensatoire au pied du Christ Roi et de la Banque du Saint-Esprit désormais en faillite. Tu peux toujours attendre, ce qui une fois s’est accompli ne s’accomplira pas deux fois. Le fruit des entrailles des sardines aussi est béni. Malgré tous tes efforts pour unifier la boule, ton visage pâli ne reviendra pas dans le brouillard pour fonder le cinquième empire. Ce n’était qu’une carte postale de Lisbonne. Lève les yeux. Les anges continuent de virevolter autour de la sphère armillaire. Sure, I know not what tomorrow will bring but en attendant, que chantent les folles du fado de l’Alfama.
Aller à :
-
Editoriaux inactuels