Laisse de côté l’Hugues Capet et pour lors, suis la geste en chrétienté qui derrière l’ermite Pierre et le Gautier-sans-avoir prend la croix :
Nous irons en Jerusalem
les voilà lancés sur les routes, par terre, par mer, les cruce signati, en délivrance des lieux saints et sus à l’infidèle, massacrant quelques juifs au passage du Danube, suivis des biaus et preus cuntes et baruns aux noms tous plus héraldiques les uns que les autres :
Godefroi de Bouillon
Raymond de Saint-Gilles
Bohémond de Tarente
Baudoin de Boulogne
Hugues de Vermondois
Gervais de Bazoches
Tancrède de Hauteville
Robert de Normandie
Gaston de Béarn
Robert de Flandres
Roger de Salerne
Guillaume Jourdain
etc., etc.
Tout ce peuple de pèlerins, femmes et enfants compris, lorsqu’après maintes batailles, fatigues et mille autres maux, toutes villes prises et plus ou moins mises à sac, ils voient au loin gondoler le dôme du Rocher, tous se mettent à genoux et pleurent. Mais, dès qu’ils pénètrent la ville, le 15 juillet 1099, la délivrance tourne au carnage d’une messe noire, tant et tant que le sang – oui, le sang ! – poisse les dalles du vieux sépulcre et le dédale des ruelles au fond desquelles ils s’égarent, trucidant à en perdre leur âme. Puis, génération après génération, vague après vague, relancée depuis Vézelay l’inspirée par le Bernard de Clairvaux, elle revient dans la promesse des cieux et des vallées fertiles, la lourde cavalerie franque, le Cœur de lion, l’auguste Philippe, sus aux Sarrasins sans visage, jusqu’au doux roi Louis, le pieux justicier sous son chêne de Vincennes qui par deux fois se croisa et son cœur à Tunis laissa. Oui, Ferdinand, tous les royaumes finissent dans un rêve !…
C’est par-là qu’ils nichent dans l’éternité les bienheureux amants, l’Héloïse et l’Abélard, tels qu’en leur monument du Père-Lachaise les amoureux viennent et reviennent implorer un peu de la béatitude de leurs larmes.
Du dimanche à Bouvines aux rois guérisseurs, du dieu de l’incroyance à la guerre des farines, des salles de classe aux jeunes oreilles dressées jusqu’aux amphithéâtres sorboniqueurs saturés de sens critique, les pieux historiens aux noms vénérés tressèrent et détressèrent avec gratitude cette légende :
Lucien Febvre
Marc Bloch
Fernand Braudel
Henri-Irénée Marrou
Georges Duby
Jacques Le Goff
Jean Delumeau
Emmanuel Le Roy Ladurie
Philippe Ariès
Michel Vovelle
Robert Mandrou
Pierre Nora
etc., etc.
Et baise en passant, pèlerin, la rose salie à la nappe de Notre-Dame de Chartres, la blonde église aux yeux d’azur, fichée dans les blés par ses racines sur la plaine de Beauce, suz la cape del ciel, tantôt gris de plomb sur les gras labours, tantôt bleu de mer sur les grains lourds puis les chaumes jaunis, la basilique cathédrale en songe d’Angkor Vat, lovée à l’ombilic du royaume, l’épi le plus dur de sa couronne, tel qu’il se dresse au-dessus de la grotte du dieu cornu de tes vieux druides, dans l’attente de la vierge-mère au fruit béni, assise de toute éternité avec son enfant sur ses genoux, la terre humide et tiède, ses entrailles au parfum de cire fondante, d’encens épicé, de broderies fanées, d’aromates antiques et d’huile miraculeuse :
— Je suis noire mais je suis belle, chante-t-elle au chant des chants.
Les martyrs jetés au puits ne sont jamais bien loin, ni les rois ni les reines s’agenouillant après eux, tête baissée et mains jointes, ils sont ici eux aussi tous passés au temple de la crypte où l’alliance est scellée. Déchausse-toi au seuil de la nef de pierre aux fines tiges végétales gorgées de sève qui s’élancent en faisceaux sonores dans les hauteurs, sous le bleu roi et le rouge rubis rehaussé d’or de sa lumière, dans l’envoûtement des gerbes d’ogives fermées à clé, pour embarquer debout sur tes pieds nus en partance vers le grand voyage, le long du labyrinthe convulsionnaire qui t’emmène en croisade intérieure, direct à la cité céleste. Ici s’achève dans le vent qui souffle sur le voile de l’étoile le vœu d’un verbe qui soulève dans ses plis les disgraciés, les desséchés, les tumoreux et les enfants malades. Quant à toi, désaltère-toi au calice du Melchisédec, tu as ta place écrite parmi les dix-mille figures greffées aux flancs de ce vaisseau qui file en avant de l’espérance entre le début et la fin, quelque part entre l’expulsion du vieil Adam et le salut du dernier jugement.