L’ode à Lady Di

Souvenons-nous de la princesse qui, par une nuit suffocante de douceur de vivre, embrassa la treizième pile du tunnel, au 31 août de cet été-là, dans le crash d’une Mercedes-Benz noire 5280 de location, laissant derrière elle une douleur sucrée, persistante, trop lourde, alors que tout un peuple de centaures s’était invité au banquet de ses noces post-coloniales, elle l’odalisque à son dadais Dodi. Empire loved her back. Aime-moi ! Aime-moi ! Ils galopèrent sous le capot les hommes-chevaux, jusqu’au terme de la dernière chasse, suivis des trente-et-un chiens de l’enfer lancés à sa poursuite. En l’occurrence, c’est bien le sort qu’il convient d’incriminer et non le crime.
Une vie entière vouée à voir et être vue. Encore presque une enfant elle se cacha derrière un arbre et espionna, à l’aide de son miroir de poche, le reporter qui les épiait, elle et Charles, son fiancé benoîtement occupé à taquiner la truite sous les roches de la Dee, à Balmoral, le reporter perché sur une éminence et pris tel qu’il croyait les prendre, dans un jeu croisé des regards qui ne devait plus cesser. Plus tard apparue à l’opéra dans sa robe d’un unique soir, d’un noir éclatant, cette couleur interdite à la cour aussi bien que le vert sur la scène d’un théâtre, on l’épingla pour son décolleté which showed too much soon-to-be royal flesh. Sa chair presque royale bientôt offerte aux sept cent cinquante millions de paires d’yeux qui s’étaient mis à leur écran pour la voir passer, elle et son prince, dans leur carrosse tapissé de rouge et tiré à quatre chevaux. Quel était ce rêve aux doigts maculés, qu’ils achetaient au kiosque du coin, sous ses froufrous roses et ses joggings vert menthol ? La déchirure du voile et tout ce qui souffle sur la ronde d’amour et de mort, à travers les vieilles fables théologico-politiques, dans le nom de « princesse ». Sans jamais le prononcer. L’impossible objet du désir de voir, jusqu’à la table à sacrifice où le ciel et la terre se referment l’un sur l’autre, face à face, avant de s’ouvrir de nouveau pour que tout reverdisse.
La voici la princesse engloutie dans le nid de serpents qui gîte au creux des images en noir et en couleur, imprimées sur un sale papier buveur de sang et qui poissait leurs mains d’ex-prolétaires et de ressortissants de la middle class en week-end, plongeant leurs yeux vides dans son regard par en-dessous, à faire couler l’eau des roses parmi les aboiements de la légende idolâtre sur cinq colonnes. Alors ils voulurent la voir nue jusqu’au-dessus de ses cuisses musculeuses et cynégétiques, en bikini aux Bahamas et lolos à l’air à Malaga. Ce don-là était-il, lui aussi, de charité ? L’or, bien sûr, l’or. Ils voulaient la voir nue jusqu’en son dedans. Et la manger. Chaque matin que Dieu faisait, elle cherchait avidement son reflet brisé par le soleil dans le miroir du jour et tout au long du temps, jusque dans la nuit de l’étoile. Princesse prisonnière et mal aimée, garce un peu et même très, menteuse et provocante, elle se mouchait dans tous ces torchons qui renvoyaient tous azimuts les éclats diaphanes de sa détresse. Telle est la force des rêves. Et du sexe. Et des larmes. Comme dans les romans de Barbara Cartland, quelle promesse as-tu emporté, princesse, au plus profond du tendre ? Aimez-moi ! Aimez-moi ! Et toutes, dans leur deux-pièces-cuisine, ne voulaient que cela, troquer leur pesanteur contre sa grâce, et tous ne voulaient que cela, lui arracher son aristocratique petite culotte. Aux aguets, à l’orée de son bois sacré, ils l’épiaient dès les petites heures, puis ils s’élançaient et lui couraient après sans relâche, elle ne cessait de se montrer et de fuir, haletante, apparaissant et disparaissant entre les fûts du bosquet de chênes, sous le tonnerre et le ciel pluvieux, eux comme elle poursuivant la même illusion d’une impossible possession. Encore un prêté pour un malentendu.
Elle criait dans l’ombre chaude de Marilyn Monroe et de Mère Teresa : Je vous aime ! Je vous aime ! Et elle s’accroupit parmi les enfants de l’orphelinat. Et elle s’assied parmi les vieillards de l’hospice, dans l’humidité froide de l’hiver. Elle leur parle à l’oreille. Elle leur prend la main avec un miracle au bout des doigts. Dans son sang plus que royal coulait depuis des siècles la foi qui guérit. En ce temps-là, ils venaient à ses ancêtres les miséreux, maintenant c’était elle qui allait à eux, dans une entreprise de charité thaumaturgique globalisée, se penchant jusqu’à toucher la semelle de ses semblables, les foules s’approchant pour toucher l’ourlet de sa robe, elle touchant les mains de centaines de lépreux par trente-cinq degrés à l’ombre, serrant les mains d’un malade du sida, rendant nuitamment visite à des SDF au pied de la cathédrale. Dieu aussi est amour. Ses yeux pâles absorbaient leur souffrance comme le miroir de Diane dans les parages du rameau d’or. En janvier de cette année-là, elle se penche sur une petite fille au ventre arrachée par une mine :

— Est-ce un ange ? interroge la gamine.

Ainsi sa flamme blonde d’idole à jamais inassouvie continuera de flotter dans le vent, au-dessus des pèlerins de l’Alma, jusqu’à ce que s’évanouisse dans les siècles l’aura d’amour et de mort de l’ode à Lady Di.