L’attente

Il pose le pied sur le carrelage frais. Le jour commence à passer à travers le store. Les quatre murs badigeonnés en jaune citron reprennent leur aplomb. De la courette montent les premières interpellations des femmes, les chocs des récipients de ferraille, les éclaboussements de l’eau jetée dans la rigole d’évacuation, l’odeur de la fumée de charbon de bois de la cuisine. Il se lève, enfile un short et ses mules en plastique. Il passe devant le lit de sa nièce endormie, franchit la portière en perles de bois peintes de toutes les couleurs et s’installe dehors à la table basse. Sa belle-sœur lui apporte sa soupe brûlante qu’il absorbe d’un mouvement de baguettes mécanique, sans relever la tête. Après une rapide toilette, accroupi, à grands jets de bassine sur le visage, puis un brossage de dents énergique et mousseux, il met son treillis et ses chaussures militaires. Il sort son scooter par l’étroit couloir qui débouche sur la rue. Le soleil rosit derrière la toile grise du ciel. La journée débute dans les premiers bourdonnements aigus des petites motos, déjà troués par les stridences d’un ou deux klaxons. À l’angle, au pied du poteau électrique, la visière de sa casquette sur le nez, le cyclo-pousse de service dort enroulé sur son siège. Les auvents de toile qui protègent les boutiques forment une suite pâle de carrés colorés. Quelques grilles métalliques sont ouvertes. Les plus matinaux émergent du fond des habitations, torse nu, en pantalon de pyjama, maillot de corps, certains leur bol de soupe à la main. Il démarre sa Vespa d’un coup de kick et dévale vers le centre-ville. Sa chemise léopard flotte autour de lui. Ses cheveux courts se hérissent sur sa tête. C’est la guerre. Mais il l’a oubliée. C’est bon de rouler à travers la ville dans le jour qui se lève sur l’avenue Trần Hưng Đạo, large et ouverte en perspective vers les immeubles tremblants et bleutés tout au bout. L’air humide garde encore un peu de fraîcheur. Il sent son frère derrière lui. En passager sur le siège arrière. Pas de quoi ternir la légère euphorie à rouler dans le petit matin. Au contraire. Son frère. L’ange gardien. Il passe le rond-point et regarde l’heure à la tour-horloge du marché Bến Thành, six heures moins dix, et s’engage dans l’avenue Lê Lợi. Il passe devant l’hôtel de ville, une bâtisse tarabiscotée à l’enduit jaune construite autrefois par les Français, et gare son scooter un peu plus loin, en bas de l’Eden Building sur l’avenue Nguyên Huê. Il grimpe au bureau quatre à quatre. À cette heure, le chef n’est pas encore arrivé. La veille au soir, Nghia, un copain cameraman, lui a dit que depuis deux jours ça cognait dur du côté de Trảng Bàng. Il prend ses appareils, une quarantaine de rouleaux de film, son gilet pare-balles et son casque, la trousse de survie, il remplit d’eau deux bidons au robinet et redescend. En bas, Antony, le chauffeur, est ponctuel au rendez-vous. Il l’attend près du minibus. Antony. C’est leur manie, aux Américains, de leur donner des noms à eux. Comme lui, Nick. Dans son cas c’est même deux fois un surnom. Nickname. « Allons-y », dit-il.
Le photographe ouvre la double porte arrière, dépose les sacs aux appareils avec les films et lance le gilet, le casque, la trousse et les bidons. Une marchande de cigarettes a déjà installé sa minuscule boutique portative en bordure du terre-plein herbeux, une simple caisse de bois sur quatre pieds pliables. Lui ne fume pas mais le chauffeur achète un paquet de Craven A. Comme l’oncle Hô, pense-t-il. Son of a bitch. Ils démarrent, reprennent l’avenue Lê Lợi, dépassent le marché Bến Thành pour obliquer au nord-ouest et remonter vers l’aéroport de Tân Sơn Nhứt. Ils passent devant la porte ouest, un enchevêtrement de barrières métalliques garnies de barbelés, encadrée de fils électriques, gardée depuis un bunker de style curieusement rustique par un uniforme kaki surmonté d’un casque marqué en lettres blanches SECURITY POLICE, fusil pointé en l’air, comme une figurine en plastique. Ils aperçoivent au loin, en bout de piste, leurs hélices prêtes à fouiller le ciel, deux lourds C-130 ventrus, en tenue de camouflage comme sa chemise, l’étoile blanche à barrettes jaunes de la VNAF fraîchement peinte sur le fuselage, comme lui porte son badge marqué BÁO CHÍ avec en dessous son nom américano-vietnamien, Nick Ut. Puis, ils rejoignent l’autoroute numéro 1 vers le Cambodge. En retrait de la chaussée, les immeubles bas se muent en une enfilade de maisons de béton cubiques, aux toits en terrasse, fermées de grilles et parfois protégées par des spirales de fil de fer barbelé, de plus en plus espacées, puis de simples baraques faites de plaques de ciment, de tôle et de végétaux, où s’entassent depuis bientôt vingt ans déjà – à peine moins que son âge à lui – des familles de réfugiés venues du nord. Et c’est la campagne. À mesure que le soleil grimpe, la circulation se fait plus dense. Les gens profitent du jour pour faire ce qu’ils ont à faire. La nuit c’est moins sûr. Les autocars aux couleurs nationales, striés en jaune et rouge, avec quelques touches de bleu, hauts sur leurs roues puissantes, aux pneus usés, klaxonnant et surchargés de meubles, de paniers et de marchandises diverses. Des tricycles bleus, rouges ou vert, pétaradant et transportant huit ou dix personnes à fois. Il remarque une jeune fille à moto, impassible dans son áo dài d’un blanc impeccable flottant autour d’elle, fière, le regard caché par des lunettes noires. Des GMC reconvertis dans le transport de marchandises, croulant sous les caisses, leurs bâches faseyant sous les cahots. Une vieille voiture d’un noir de laque, un lion chromé en proue sur le capot. À vélo, des gamins en short et chemisettes blanches, rigolards, se rendent à l’école. Une moto transportant un cochon vivant, ficelé à même le porte-bagages, le groin saignant légèrement, les dépasse. Déformés par le bruit ambiant, ses cris suraigus couvrent le moteur du minibus. De vrais cris d’agonie, perçants et grotesques. Ils avancent lentement. Impossible de dépasser le cinquante-soixante à l’heure. Le chauffeur arrête le minibus sur le côté. Nick s’éloigne en contrebas pour uriner. C’est bon de pisser face aux rizières rases et sèches, aux mille et une nuances de vert et de jaune, séparées par les diguettes ébouriffées de buissons, les virgules des troncs des aréquiers surmontés d’une touffe de palmes balayant les nuages. En bas, à sa droite, une grenouille verte tachée de noir, elle aussi en tenue de camouflage, plonge dans une mare. Il se rappelle que c’est la guerre. Il se retourne et voit à une cinquantaine de pas, en contre-plongée, légèrement oblong, le minibus de l’Associated Press d’un blanc éclatant contre le gris du ciel. Ses collègues, les Américains, l’appellent « module de commande ». La conquête de la Lune, trois ans plus tôt, est dans toutes les têtes. Kennedy l’avait bien dit :

— We choose to go to the moon.

Et Amstrong, Collins et Aldrin l’ont fait. Le chauffeur et lui enfilent leurs gilets pare-balles. À tout moment, un tireur isolé peut faire feu depuis une haie de roseaux ou d’un bosquet d’aréquiers. Ils remontent sur leurs sièges. Nick allume la radio. Il rate le début du journal de six heures trente mais comprend, au nom de Westmoreland, que quelque chose va changer à la tête de l’armée américaine … à Stockholm, le secrétaire général de l’onu Kurt Waldheim vient d’ouvrir la conférence sur l’environnement … ici, d’intenses combats ont eu lieu à Kontum … deux Mig ont été abattus à Kép … le président Thiệu a effectué une visite dans la première région militaire pour complimenter la première division d’infanterie de marine … Madame Bình continue de propager de fausses nouvelles sur le Front de libération … alors que depuis la veille la ville de Kiến-Hòa est sous contrôle du gouvernement … Ils sont fréquemment obligés de ralentir. Et même de stopper. Après le journal, la radio diffuse Diễm Xưa, une chanson d’amour. Il aime la mélodie suave et la voix pure de la chanteuse. Il reprend en fredonnant : Mưa vẫn hay mưa… La pluie vole toujours… tes talons dessinent des bagues sur le sol et j’ai froid au cœur… une chanson du nord. Avec le charme de la fine pluie d’automne. Malgré les vitres ouvertes, pendant trois minutes le minibus est envahi de langueur sentimentale, isolé de la trépidation de la circulation. Lâchant le volant d’une main, le chauffeur sort le paquet de Craven de la poche gauche de sa chemise et arrache avec les dents le film plastique qu’il expulse d’un souffle. Il ouvre le paquet d’une poussée des doigts, place une cigarette entre ses lèvres. Allongeant la jambe droite, il extirpe le briquet du fond de la poche avant de son pantalon. D’une pression du pouce, il soulève le couvercle, fait rouler la molette et l’essence s’enflamme dans une explosion veloutée. Il met la flamme au contact de la cigarette. Malgré la radio et le bruit ambiant, Nick perçoit le grésillement du tabac. Le couvercle se referme en étouffant la flamme avec un claquement métallique et mat. La chanson s’évanouit dans les dernières notes de guitare. Le photographe s’impatiente. Le coude à la portière, il regarde la campagne. Le cloisonné des rizières d’un vert éteint. Les palmiers. Les maisons de paysans derrière leurs palissades en palmes de cocotier. C’est la guerre. La pensée de son frère le traverse de nouveau. Huỳnh Thành Mỹ. Photographe tué en opération. Sept ans déjà. « Jamais on y arrivera », dit-il. « Doit y avoir un barrage plus haut », répond le chauffeur. Interrompus de temps à autre, ils roulent ainsi une demi-heure. Puis, à environ huit cents mètres de la bourgade de Trảng Bàng, la file s’immobilise tout à fait. Devant eux se touchent les autocars surchargés, les camions et les deux roues. Une Ford est garée sur le bas-côté. Une jeep militaire s’est mise en travers. Les gens sont sortis des véhicules, vont et viennent, certains attendent accroupis au bord de la route. Au loin apparaissent les deux tours coiffées de tuiles d’un temple caodaïste. Nick décide de continuer à pied et demande au chauffeur de se garer et de rester là. Il sort ses appareils de leurs sacs, vérifie qu’ils sont chargés avant de les passer autour de son cou, le Leica à hauteur de l’abdomen, le Nikon à longue focale un peu plus bas. Il glisse une dizaine de films dans son gilet et met le casque. Il remonte la file et se présente aux soldats qui gardent le barrage. Du village s’élève de la fumée noire. De part et d’autre de la route, des dizaines d’habitants patientent dans les champs. La plupart ont déjà passé deux nuits dehors. Leurs visages sentent la fatigue. La fatalité aussi. Ils ont organisé des bivouacs et font cuire le riz sur des braseros improvisés. Nick se met au travail. Il commence par photographier les réfugiés. Une vieille femme en vêtement de toile noire en train de cuisiner. Une autre vieille, un paquet sur l’épaule, un sac à la main, tentant d’enjamber un rouleau de fil barbelé. Une gamine prise dans les mêmes barbelés, plus hauts qu’elle, essayant de se dégager, les mains en l’air, un pied levé dans un mouvement de danse déséquilibrée. Une colonne de soldats traversant un champ de pieds de riz coupés ras. Puis il rejoint les soldats de la vingt-cinquième division déployés autour du village. Il s’approche des maisons. Par intermittence, les échanges entre M-16 et AK-47 font résonner l’air de leurs crépitements. Comme l’a dit Nghia, ça cogne dur. Les sudistes n’arrivent pas à déloger les nordistes et les Viêtcongs. Lui n’arrête pas de photographier. Les soldats sont épuisés par trois jours de combat. Ils sont toujours en mouvement. Dès qu’ils s’arrêtent, ils font claquer le couvercle de leurs zippos ornés de gravures, la bouffée d’essence s’enflamme et ils allument une cigarette. Puis ils repartent. Il y a des cadavres partout. L’un contre un talus, maculé de poussière, son visage comme un masque de terre, les cheveux poisseux de sang, les mains relevées, la droite aux doigts délicatement repliés, la gauche l’index dressé en direction du ciel. D’autres déjà recouverts d’un plastique kaki. Juste derrière les premières maisons, vers le marché, un Viêtcong tombé sur la terre parsemée de paille, son ventre découvert entre la toile de son pantalon et sa chemise retroussée, sa main droite refermée, noire de sang, la gauche à la paume tournée vers le haut, tenant un brin végétal, la bouche légèrement ouverte, un filet de sang sur la joue, le visage lui aussi vers le ciel. Comme chaque fois qu’il traverse la guerre il est pris d’une sorte de transe. Il avance tel un somnambule. Mué par son instinct. Tout entier dans des réflexes de protection et de capture. Chasseur-cueilleur d’images, il continue de photographier. Quand les soldats réussissent à atteindre l’intérieur du village, un flot de femmes et d’enfants restés cachés dans les habitations déboule à leur rencontre. Certaines portent les plus petits sur leurs bras. D’autres des ballots sur l’épaule. Pour qu’ils puissent s’échapper à travers les rizières, les soldats les aident à franchir les rouleaux de barbelés. Au contact des soldats, Nick croise plusieurs autres journalistes, photographes ou rédacteurs. David Burnett de Life. Son copain Danh, un photographe comme lui, mais indépendant. Fox Butterfield du New York Times. Le ciel s’est couvert encore davantage. Les nuages se mêlent à la fumée des incendies qui continuent de brûler. Avec moins de force. Des gouttes d’eau commencent à tomber en annonce de la grosse pluie de mousson. Nick sort sa capote militaire et l’ajuste à son cou. Il déteste cette bâche de plastique qui l’entrave dans ses mouvements. Les tirs ont cessé depuis un moment. Peut-être les nordistes se sont-ils repliés. À travers champs, il revient des abords du village vers la route. Il hésite. Il a déjà pris beaucoup de bonnes photos. Suffisamment pour rendre compte des combats et abreuver les journaux. Faut-il rentrer à Saigon ou bien rester encore ? Passées les premières gouttes, la pluie tombe d’un coup, massive. Il franchit le barrage en sens inverse et remonte la file de véhicules à contre-sens. Les gens se sont abrités dans les habitacles. Une suite de caisses multicolores et immobiles remplies de visages interrogatifs derrière la buée. Il regagne le « module de commande », se débarrasse de la capote et s’installe sur le siège avant, côté passager, ruisselant. Au volant, Antony grignote des cacahuètes qu’il puise machinalement dans un sachet de plastique, le regard absorbé par l’écran d’eau dégoulinant sur le pare-brise. Ils se taisent. Durant trois quarts d’heure l’averse écrase la guerre sous son poids liquide. Les gouttes tombent sur le toit avec un crépitement sec. Puis elle cesse aussi vite qu’elle est venue. D’un coup. Nick sort du minibus. Il a décidé de rentrer à Saigon pour envoyer ses photos au plus vite à la rédaction de New York. La faim le saisit. Quelques marchandes d’âges divers, des fillettes aux grands-mères, parcourent la file de véhicules, un panier plat sous le bras. Elles proposent aux voyageurs bloqués des bananes, des noix de coco, du thé, des cacahuètes. Même de la soupe. Nick achète à une gamine à peine visible sous son chapeau conique en feuilles de latanier et son plastique bleu pâle encore constellé de gouttes, un ananas artistement découpé et enfilé sur un bâtonnet. Le billet vert qu’il lui tend montre d’un côté, encadré par un réseau de résilles ondulantes, un paysan joyeux perché sur un buffle aux cornes en arc de cercle au milieu d’une rizière inondée, de l’autre, également prise dans un décor d’entrecroisements serpentins, la forteresse du palais présidentiel avec sa façade en nid d’abeilles. Tout en mangeant le fruit jaune, juteux et sucré, il remonte de nouveau la file de voitures pour rejoindre les autres journalistes massés au-delà du barrage et prévenir son copain Danh de son départ. La pluie a éteint les incendies. Tout est calme. La route luit, des flaques se sont formées. Le soleil est maintenant au plus haut. La chaleur fait monter l’humidité qui alourdit la toile de ses vêtements. Comme il avance en se hâtant vers le village, il voit au loin sur la gauche un soldat lancer une grenade fumigène jaune qui tombe un peu au-delà du temple caodaïste. C’est un signal pour guider un support aérien. Quelque chose va se passer. Alors il change d’idée et décide de rester. Les journalistes interpellent les soldats en anglais, avec l’accent américain ou bien celui de Londres car il y a là une équipe de la BBC, en vietnamien aussi, ou encore dans un mélange d’anglais-vietnamien. Des bribes de traductions traversent l’air d’un interlocuteur l’autre. Le commandant a demandé l’aviation pour nettoyer les abords du village. Tous patientent sur la route mouillée, entre le barrage de barbelés et le temple. Tout paraît arrêté. Puis cela s’accélère. Comme s’il coupait le ciel en deux au son de ses réacteurs, surgit un Cessna Dragonfly qui passe et repasse, lâchant mollement quatre bombes qui explosent dans un énorme fracas suivi d’une épaisse fumée qui s’élève dans les airs. Puis, dans un ronronnement métallique sourd, telle une lourde croix noire terminée par une hélice, se traînant haut dans le ciel pommelé de nuages, apparaît un Skyraider. Il s’éloigne puis revient à basse altitude et largue ses quatre bombes au napalm. Nick s’est avancé à une centaine de mètres du village. Les bombes éclatent dans un ricochet de gerbes liquides jaunes, de la droite vers la gauche. Elles rebondissent par-dessus la route en la coupant. La toiture du temple, les maisons abritées derrière leurs haies végétales, les bouquets des palmiers, tout se gondole. Les jets de feu s’enroulent en volutes orangé, ourlées de brun, et soulèvent une épaisse fumée sombre trouée de panaches blancs. Il sent le souffle chaud et l’odeur d’essence. Puis tout se fond en un immense mur gazeux noir. Il arme son Leica. Alors il voit venir à lui, sortie de ce rideau, une femme qui marche sur la route mouillée, le visage comme refermé sur lui-même, portant un bébé apparemment mort dans les bras. Il prend plusieurs photos. Puis une autre, âgée, pieds nus, qui porte, elle, un enfant lui aussi mourant dont la peau brûlée et arrachée, comme pelée, tachée de noir, flotte autour de lui en lambeaux. Eux aussi sont mis dans la boîte. Puis, alors que les tours du temple commencent à réapparaître, il voit arriver un individu, lui aussi pieds nus, lui aussi portant un petit corps inanimé. Nick n’arrête pas d’appuyer sur le déclencheur. « Ce sont les meilleures photos » pense-t-il.
C’est la guerre. Ses confrères continuent de photographier. Ils épuisent leurs films. Lui s’arrête pour recharger ses appareils. Puis, il relève le visage dans l’axe de la route. Tandis qu’arrivent à ses oreilles les mots prononcés d’une voix d’enfant :

— Nóng quá nóng quá nóng quá

il sent l’aile de son frère effleurer son casque et porte le viseur de son Leica à son œil. Règle le cadre. Ajuste la focale. Appuie sur le déclencheur. Le rideau de l’obturateur émet un clic métallique et mat. Le flot de lumière s’engouffre à travers le trente-cinq millimètres sur la surface gélatineuse du film de celluloïd Kodak noir et blanc 400 ASA, les cristaux d’argent migrent et séparent le clair de l’obscur pour saisir ceci : sur fond de l’épais nuage de fumée noire fusant de l’horizon rectiligne, la bordure supérieure s’effilochant en voile gris vers le ciel, traçant une infranchissable frontière gazeuse, mouvante, vers laquelle la route parfaitement dessinée plonge en perspective, l’asphalte mouillée formant un tapis lisse et moiré bordé d’herbe, des panneaux d’information vaguement dressés à droite, jaillit une grappe désordonnée d’habitants qui avancent sur leurs deux jambes, au loin les soldats portant un fusil, les journalistes un appareil photo, tous casqués et vêtus de treillis sombres, leurs casques ronds accrochant la lumière, l’un marchant sur la droite un peu en avant, dégingandé, le regard vers le bas, affairé à charger un nouveau film, et les taches claires des enfants qui courent en avant, le plus petit à gauche, jambes et pieds nus, chemise blanche, se retournant en arrière, à droite une petite fille en cotonnade légère, chemisier blanc à manches courtes et légèrement bouffantes, pantalon noir, pieds nus, pleurant, la main gauche projetée en avant dans la course tandis qu’elle tient par sa main droite un garçon plus jeune qu’elle, en pyjama, pieds nus, hagard, en avant à gauche un autre jeune garçon aux jambes nues, short noir et chemisette blanche, le visage défiguré par l’effroi, hurlant, la bouche ouverte en un trou noir, et décalée vers la gauche, pile dans l’axe de la route, la petite fille entièrement nue, ses bras flottant de chaque côté, légèrement retombants, par endroit la peau arrachée, la jambe gauche légèrement fléchie, courant mécaniquement, le pied droit dans une flaque d’eau, le triangle aigu et noir de son sexe, ses côtes dessinant sa cage thoracique, une mèche de cheveux revenant sur le front, ses yeux enfoncés dans les plis de son visage défiguré, sa bouche tenue grande ouverte par le cri de douleur, pâle contre la grisaille de la route et crucifiée dans le soleil fade.

Il pose le pied sur le plancher frais. Le jour tombe en oblique entre les barreaux de la fenêtre haut placée. Avec son trousseau de clés, le gardien a simplement heurté en passant la porte métallique de la cellule numéro 7. D’ailleurs, elle n’est pas verrouillée. Il ramène le pied sous le plaid écossais pelucheux qui couvre son lit de camp. Encore un instant. De sa main fine, il repousse doucement le livre sur lequel il s’est endormi. Sous le titre Im Lande des Madhi, en lettres jaunes, artistement formées, la couverture brune et or montre sur un fond de ciel étoilé la silhouette d’un village d’oasis hérissé de palmiers, une femme imposante, à l’abondante chevelure sombre ondulant dans le vent, au torse entièrement dénudé, le ventre bombé, la hanche et la jambe moulées dans un drapé, la main droite tenant un fouet, la gauche levée, index pointé en avant, conduisant un troupeau de chenilles géantes. Sa cellule embaume l’odeur des fleurs. Il y en a partout, disposées dans des vases plus ou moins improvisés. Il rentre sa main sous la couverture et commence à se caresser en rêvant. Il s’imagine en uniforme, avec ses bottes de soldat, portant le brassard rouge, blanc et noir, l’insigne comme une araignée gorgée de sang, assis dans une méridienne tapissée de rayures brunes et or, portée par cinq petits chevaux à la robe claire, dont la queue et la crinière flottent dans le vent, au milieu d’un immense paysage de neige. Dans son dos une branche morte le gêne. Une voix lui dit : « Garde ta semence. Garde ta semence. Le yogi qui sait garder sa semence vaincra la mort. » Mais il décharge. S’essuie. Et se lève. Par la fenêtre, un champ bordé de bouleaux au loin verdit. Il va jusqu’au coin toilette, se rase les joues et le menton, égalise soigneusement sa moustache à l’aide des ciseaux, puis enfile sa chemise blanche au col anglais, sa culotte de peau, ajuste sa cravate. Boutons de manchettes. Veste de toile bleue. Il lisse soigneusement sa mèche noire et passe la main sur le reste de ses cheveux coupés ras. Cinq mois de sédentarité forcée l’ont un peu épaissi. Il a aussi profité du côté des idées. Il a toujours été gros lecteur. Pendant la guerre déjà. Alors que les autres du régiment List jouaient aux cartes, buvaient, fumaient et finissaient au bordel, lui s’installait à l’écart avec un livre. Il avait découvert un vieil arbre avec deux grosses racines semblables aux bras d’un fauteuil sur le talus dominant la tranchée par où passait la route. Il pouvait s’y asseoir, les racines soutenant ses coudes tandis que ses mains, elles, soutenaient le livre, Die Welt als Wille und Vorstellung. Piochant de-ci delà. Difficile de lire au milieu de la guerre. Mais aussi incroyable que cela paraisse, les impressions de lecture y sont parfois plus intenses et plus durables que celles laissées par les combats eux-mêmes. Puis, à la fin il s’était retrouvé à l’arrière, aveuglé par les gaz. Près d’Ypres, sur les hauteurs sud de Wervicq, alors que devant une attaque il quittait son abri avec ses camarades il s’était retrouvé barbouillé à la moutarde. Lui et les autres survivants, plus ou moins amochés, suffoquant, portant leurs mains au visage, les yeux brûlés, gémissant, ils avaient pu s’échapper en se tenant les uns les autres à tâtons, s’accrochant à la vareuse du précédent. Les globes oculaires comme des charbons ardents. Éclairés de l’intérieur. Plongé dans la nuit la plus profonde sur son lit d’hôpital, à Pasewalk, loin dans le nord où il avait ensuite été transporté. Incapable de trouver le sommeil. Il était maigre alors, ses moustaches tombantes, sa vieille casquette gris verdâtre de caporal imbibée de sueur posée de travers sur sa tête. Il était seul, ne recevait jamais de colis, aucune lettre de sa famille, père, mère, frère, sœur, femme ou fiancée. Pas d’ami non plus. Tout ce qu’il faisait c’était de se faire lire les journaux. Et son Schopenhauer. Et du Karl May. Agité, il parcourait les couloirs en tâtonnant ou bien il se retournait sans arrêt sur son lit. Beaucoup de malades parmi ceux qui étaient là en observation, parvenaient, plus émotifs que les autres, dans cette ambiance doucereuse, à un état de telle exaspération qu’ils se levaient la nuit au lieu de dormir, arpentaient le dortoir de long en large, protestaient tout haut contre leur propre angoisse, crispés entre l’espérance et le désespoir. Ou bien entre le désespoir et l’espérance. C’est là que le 9 novembre il avait été appelé par son nom : Hüttler, Hütler, Hiedler, Hietler ou Hitler. Alors que les sacrifices s’étaient avérés vains, les privations, la faim, la soif, des mois et des mois durant, l’angoisse dans l’attente de la mort au fond d’une tranchée. Le coup de poignard dans le dos. Deux millions de morts n’allaient-ils pas se dresser hors de leur tombe, muets fantômes vengeurs couverts de boue et de sang, pour demander des comptes ? C’est ce qu’il s’était dit au fond de sa nuit éclairée. La plus grande clarté aussi aveugle. Tout cela à cause des Juifs. Des Juifs et des communistes. Dot Judt. Si tu en réchappes, alors c’est promis : fini la peinture et l’architecture, ta mission sera de venger les morts. Venger les morts et construire par l’esprit et par l’épée le grand Reich afin d’y loger le peuple allemand que Dieu a élu pour le salut du monde. Au fond de la détresse il voyait ce miracle. Et toutes ces jeunes filles blondes séduites par ces immondes youpins. Que cela cesse enfin. Parasites. Menteurs. Judas. Alors, à l’annonce de la capitulation il avait d’un coup retrouvé la vue. Et ne devait plus la perdre.
Il est maintenant l’heure de quitter sa cellule pour rejoindre les autres à la salle à manger. Quand il entre en levant le bras, ils se retournent tous vers lui. Au milieu de la table rectangulaire, couverte d’une nappe blanche qui porte encore les marques du pliage, s’épanouit un magnifique bouquet de narcisses dans lequel est fichée une lourde branche de cerisier en fleur. D’autres bouquets ont été rangés dans des brocs de zinc bleu à même le sol de carrelage car les jours précédents, pour son trente-cinquième anniversaire, il en a tant reçu que les gardiens ont dû improviser ces vases. La table elle-même regorge de pain, de charcuterie, de bouteilles de vin et de bière apportés en cadeau. On lui a même offert une couronne de lauriers qu’il a fait clouer au mur de sa cellule. Les autres, Friedrich Weber, Emil Maurice, Hermann Kriebel et Gregor Strasser ont déjà terminé leur petit-déjeuner et parlent du rassemblement qui a eu lieu la veille en son honneur à la Bürgerbraükeller. Plusieurs milliers de personnes. Et l’un ou l’autre se remet à raconter pour la énième fois l’événement, le coup, l’implacable enchaînement des causes et des effets qui avait bien failli faire basculer le destin de l’Allemagne, mais ce n’est que partie remise, comment il avait fait irruption ce soir-là dans l’immense salle de la brasserie bondée de la meilleure société munichoise, commerçants, artisans, notables et femmes en fourrure, quelques ouvriers aussi, tous plus ou moins rescapés des tranchées, buvant et fumant, alors que l’autre, von Kahr est son nom, soi-disant commissaire général, un traître, un vendu oui, était en train de prononcer à la tribune un interminable discours, disant « même le plus énergique, même s’il possède les pouvoirs les plus étendus, même celui-là ne peut sauver le peuple s’il ne reçoit pas de ce peuple un appui total inspiré par l’esprit national… » or nous l’avons, nous, ce chef énergique, ce sauveur inspiré porté par le peuple, celui-là même qui, sanglé dans son trench-coat, escorté de ses SA en tenue de combat, leurs casques carrés sur la tête et leurs armes dressées, s’était frayé un passage dans la foule, soulevant le tumulte dans son sillage, certains et surtout certaines grimpant sur leurs sièges pour mieux voir, l’orateur à la tribune s’interrompant, des chaises et des tables se renversant, des chopes s’écrasant au sol dans un éclatement de verre mat, ses chemises brunes mettant en position une mitrailleuse braquée sur la foule à l’entrée, racontant l’un ou l’autre, peut-être est-ce Maurice, comment il était grimpé lui aussi, leur chef, sur une chaise et comment il avait sorti son revolver Browning et avait tiré en l’air afin d’imposer le silence à cette assemblée houleuse de quelque trois mille têtes toutes plus échauffées les unes que les autres, et comment il avait proclamé de sa voix tonnante, haut perchée, que la révolution nationale avait éclaté, que six cents de ses fidèles encerclaient la brasserie, que le gouvernement de Bavière était déposé, qu’un gouvernement provisoire du Reich allait incessamment être formé, puis comment il avait demandé aux trois occupants principaux de l’estrade, le commissaire général Gustav von Kahr, le chef de l’armée Otto von Lossow, le chef de la police Hans von Seißer, de le suivre dans une pièce attenante, et comment encore, d’abord hésitants, interloqués, se consultant du regard, ils s’étaient résignés à obéir et à quitter leur place pour disparaître avec lui, et comment ce fut ensuite Hermann Göring qui, en uniforme et arborant ses décorations d’as de l’aviation, sa croix Pour le mérite autour du cou, avait ouvert la bouche pour tenter de calmer la fébrilité de la foule, expliquant que leur action n’était nullement dirigée contre le chef du gouvernement, ni contre l’armée, ni contre la police, « restez à vos places et buvez tranquillement votre bière, ce n’est pas la bière qui manque ici » avait-il lancé, et Maurice continuant à raconter comment, après une dizaine de minutes, toujours harnaché dans son imperméable il était revenu, lui, leur chef, affronter l’assistance plus ou moins hostile, agitée, tapageuse, prenant de nouveau la parole, renouvelant les assurances données, « cette action ne vise ni l’armée ni la police, avait-il répété, mais l’heure est venue de démolir le gouvernement juif de Berlin, cette tour de Babel aux mains des assassins de novembre, le général Ludendorff est appelé à devenir le chef de l’armée nationale avec des pouvoirs dictatoriaux, pendant que je vous parle Kahr, Lossow et Seißer sont en train de se mettre d’accord, de régler les derniers détails, ce sera l’affaire d’une dizaine de minutes, voulez-vous que je retourne auprès d’eux pour les assurer de votre plein et entier soutien ? » et concluant « de deux choses l’une, ou la révolution allemande commence cette nuit, ou bien à l’aube nous serons tous morts ! » et comment, après avoir ainsi rallié la salle sous la férule de son verbe, il avait regagné le local où les trois personnages étaient en train de parlementer, puis comment, sous les vagues déchaînées de « Heil ! » et débarrassé de son imperméable, en habit noir rehaussé d’une croix gammée à droite et sa croix de fer de première classe sur le cœur, il les avait ramenés sous la lumière de la scène, accompagnés cette fois du général Ludendorff en personne, tel un héros ressuscité de la guerre, en grand uniforme impérial, la poitrine chamarrée de ses décorations, tous se dirigeant vers la tribune, Kahr déclarant qu’il acceptait d’être régent de Bavière au service de la monarchie, lui-même, leur chef, reprenant la parole, disant qu’il conduirait le gouvernement du Reich, serrant la main de Kahr, Ludendorff parlant lui aussi, et Lossow et Seißer à leur tour, et il fallait voir enfin comment il leur avait serré la main, avec effusion, tandis que tous ensemble et la foule avec eux, avaient entonné le Deutschland Über Alles, et Dieu sait que ça avait de la gueule. Mais il raconte ensuite, l’un ou l’autre, Maurice ou peut-être Weber, ou Kriebel ou même Strasser, comment ils avaient laissé partir tout le monde sauf les membres du gouvernement dont il avait, lui, pris soin d’établir la liste et d’inscrire leurs noms sur un papier, lesquels avaient été refoulés sans ménagement par un escalier vers une salle à l’étage, puis comment, pour se rendre personnellement à la caserne du Génie d’où provenaient des nouvelles inquiétantes, il avait décidé de quitter la brasserie en la confiant à la garde de Ludendorff qui, en vieux soldat abusé par leur parole d’honneur, avait ensuite laissé filer Kahr, Lossow et Seißer, comment enfin il était revenu vers les cinq heures du matin, constatant que le trio avait disparu, ayant lui-même perdu tout espoir de réussite, sentant tomber sur lui l’abattement qui pesait désormais de tout son poids sur la salle immense où allaient et venaient mollement d’une table l’autre, jonchées de chopes à moitié vides et de débris de sandwiches, quelques centaines d’uniformes bruns parsemés de rares fidèles en costume de ville, errant parmi les lourdes nappes de fumée grisâtre, dans l’odeur aigre des flaques de bière, certains recroquevillés sur deux chaises rapprochées, cherchant un bout de sommeil. Et rien n’arrivait. Alors, il raconte encore la suite, l’un ou l’autre de ses camarades, pour la énième fois, c’est-à-dire comment, au petit matin, par un froid glacial, tandis que dehors la neige fondue commençait à tomber, alors que les uns et les autres, hagards, résignés, hébétés, commençaient à quitter la salle, lui et Ludendorff avaient eu l’idée d’un défilé à travers la ville jusqu’au ministère de la guerre en passant par la Feldherrnhalle.
Avant de venir s’asseoir à sa place, au bout de la table de la salle à manger mise à leur disposition dans la prison, il fouille parmi les journaux sur le buffet et s’empare de la Deutsche Allgemeine Zeitung de la veille. Ils se taisent pour le laisser maintenant parler. Mais il ne dit d’abord rien et se met à lire. À Bremerhaven, Hindenburg a visité le Columbus de la Norddeutscher Lloyd avant son premier voyage transatlantique. Enfin. C’est pas trop tôt. Le plus grand navire allemand. Suivant les recommandations de la commission des réparations, après le gouvernement allemand, la Grande-Bretagne, la France, l’Italie, la Belgique et le Japon adoptent le plan de la commission Dawes. Alors, aussitôt il se lance dans des commentaires. Ça y est ! Ils nous livrent aux banquiers juifs de Wall Street. Sangsues. Et leurs complices de Berlin. Stresemann ce suceur de sang allemand. Ils vont signer l’étranglement de l’Allemagne entre leurs doigts crochus ! Après quoi il échange avec les autres deux ou trois plaisanteries et regagne sa cellule à l’étage. Il n’a rien mangé. À peine bu deux gorgées de thé. Au passage, le gardien lui remet son courrier avec un sourire. Et encore des fleurs. Par la fenêtre, la première chaleur du printemps pleine de forces vient à lui avec le chant des oiseaux. Il s’assoit au bureau qu’on lui a installé, repousse la pile de lettres et attire à lui la machine à écrire. Il reste un moment immobile, ses deux mains délicates posées de chaque côté, la gauche sur la pile de papier immaculé, la droite sur la pile de papier raturé, un beau papier à en-tête de la villa Wahnfried. Un cadeau de Winiefred Wagner. Ah les femmes ! Il reste ainsi, son regard bleu droit devant, perdu sur le mur blanc. Son regard désormais sans yeux et tourné vers le dedans. Non plus un visage mais un masque au travers duquel sonne la voix des morts qu’on a trahis. Bien sûr, la parole fraye un chemin vers l’avenir. Mais les écrits attestent des promesses. Il regarde les lettres des touches. Comment leur rendre leur secret ? Ce que les initiés se chuchotent de cœur à cœur. Combien gagneraient-elles à être redessinées à partir de l’alphabet runique. Le ᛋ par exemple. Victoire. Et cette phrase jaillit d’un coup, toute faite, de son cerveau : « Les larmes de la guerre préparent les moissons du monde futur. » Il s’apprête à la noter mais on frappe à la porte. Un jeune entre en saluant :

— Heil mein Führer.

Le chef se lève et laisse la place devant la Remington à Rudolf Hess. Lui préfère parler. Il se tient d’abord derrière son camarade et le regarde saisir une feuille dans la pile de gauche pour l’enrouler sur le tambour. Puis il reprend son monologue là où il l’a laissé la veille. Il marche vers la fenêtre, passe entre le lit et la table et règle son aller-retour dans la pièce. L’autre écoute et attend le signal de noter. Il essaie ses phrases. Une fois. Deux fois. Trois fois. Revenant par cercles aux mêmes mots, d’abord d’une voix douce : c’est la faim qui est cause de tout, la faim et l’instinct de conservation … il s’arrête un instant, levant les yeux au plafond … lui-même a connu la faim à Vienne … à chaque proposition il monte d’un ton … sur cette terre seul un espace vital suffisant peut assurer au peuple sa libre existence … une main derrière le dos il se met à franchir un peu plus vite la distance entre la porte et la fenêtre puis entre la fenêtre et la porte … quel est aujourd’hui le chiffre de la population allemande et quelle est la superficie du Reich allemand ? l’Allemagne n’est plus une puissance mondiale … sa voix monte, descend, glisse sur les syllabes et roule sèchement les r … il lui faut par conséquent sortir de son espace actuel trop exigu … il se tient le menton avec la main, la tête légèrement penchée … le peuple doit être mené vers de nouveaux territoires … il accélère le pas … et pour atteindre le but le sang devra être versé … la voix cherchant encore ses inflexions … c’est notre tâche à nous autres nationaux-socialistes de suivre de façon inébranlable le but de notre politique … il secoue la tête … assurer au peuple allemand le territoire qui lui revient en ce monde … la mèche soigneusement lissée se sépare en deux … et cette action justifie devant Dieu et devant la postérité allemande de faire couler le sang … le visage maintenant penché, fermant le poing il va et vient dans le dos de Hess qui sent à chaque passage l’air balayer ses cheveux ras … sur cette terre gagner notre pain … des gouttes de sueur apparaissent sur son front … perpétuel combat … il lève l’index vers le ciel … maîtres de la terre grâce à l’intelligence et au courage … la voix a maintenant atteint la raucité violente qui fait la marque de ses discours publics … l’Allemagne … levant le poing … nous arrêtons l’éternelle marche des Germains vers le sud et vers l’ouest et jetons nos regards vers l’est. Du doigt il fait signe à l’autre et la machine à écrire crépite dans l’air printanier qui emplit la cellule. Après qu’ils ont travaillé environ deux heures, lui cherchant les mots, l’autre les notant, il se laisse tomber sur une chaise, les traits affaissés, renvoie son jeune camarade et reprend sa place à la table. Il repousse la machine à écrire, saisit le jeu de cartes rangé là et le ramène dans l’espace laissé vide. Lui ne joue pas. Les autres, eux, sont fanatiques du skat. Tout en rêvassant, il commence à faire tenir les rectangles de carton vert, jaune et rouge les uns contre les autres, un premier étage, un second et un troisième, ainsi de suite jusqu’à six. En haut, il place un roi. En abaissant son visage au niveau de la table, il regarde la lumière jouer sur les faces des cartes qui dessinent une alternance d’alvéoles triangulaires tantôt éclairées et tantôt sombres, aussi géométriques que les cellules d’un nid d’abeilles. Un château s’élevant vers le ciel. À la base, telle une pierre d’angle, se tient, déhanché, le tambour. Jusqu’à présent c’était lui le rassembleur de la révolution nationale. Mais maintenant il écrit un livre. Il devient celui qui avance comme un somnambule sur les voies tracées pour lui par la providence. Sa Weltanschauung est bel et bien achevée. Du fond de sa prison il construit mot à mot les fondations d’un empire pour mille années. Il en est le prophète. C’est cela écrire. Deviner de la voix. Faire jouer les figures. Et inscrire les signes qui réalisent. Mais un souffle doux venu de la fenêtre ouverte fait vaciller son édifice de carton qui aussitôt s’écroule. Il se lève et gagne le miroir au-dessus de la cuvette d’émail encore remplie d’eau savonneuse. Essaye quelques poses. Lève la main droite, doigts écartés. La referme en poing. Avance le visage vers son reflet. Accentue les rides entre les yeux. Recule d’un pas et croise les mains à hauteur du sexe. Relève le bras droit très haut en pointant l’index loin devant lui tout en ramenant lentement le gauche dans son dos. Recommence. Il regrette que le miroir soit si petit. Il préfère ceux des portes de l’armoire chez lui, 41 rue Thierschtraße, qu’il peut faire pivoter dans la lumière. De nouveau il pointe l’index de la main droite mais cette fois bien dans le prolongement de son regard. Une fois encore. Puis il décompose le geste en une série d’à-coups. De nouveau les deux poings à hauteur du visage en crispant la mâchoire. Il sourit, écarquille les yeux et agite la main droite en avant de lui. Il se voit en noir et blanc. Il aime la violence de ce geste d’agiter la main. Devenir une image noire et blanche en mouvement. Un mot tournoie dans sa boîte crânienne. Pas une idée, non, un mot. Il approche encore son visage du miroir qui s’embue lorsqu’il fait jouer sa mâchoire pour articuler les trois syllabes :

— Ver nich tung.

Ce n’est qu’un mot qui lui tourne dans la tête tandis qu’il gesticule devant le miroir. Il le fait venir à sa bouche et le déroule avec volupté, regardant s’ouvrir ses lèvres minces et roses, VER, les refermant dans un mouvement de succion, NICH, puis avalant la fin du mot au fond de sa gorge où il finit par exploser, TUNG. VER NICH TUNG. VER NICH TUNG. Alors il lui vient un goût de mort. Le rendez-vous annoncé avec lui-même. Sauter par-dessus son ombre. Il s’immobilise. Cesse de fixer le miroir. D’avoir trop intensément scruté son double naît un trouble. Est-ce bien lui ? Son regard se perd de nouveau sur la surface du mur. Un jour lui aussi brûlera ses vaisseaux. Engloutis au fond du Wannsee ses vaisseaux. Au fond du lac. Dans la nuit éternelle emportés sans retour. Le gaz. Le gaz. Le gaz. La solution rationnelle. Et trois millions de soldats lancés vers l’est. Ça y est, il a sauté par-dessus son ombre. Il appartient à ceux qui engendrent la haine. Comme l’amour, la haine est à même de souder la communauté nationale. Il saisit sur la table, à côté du Miesbacher Anzeiger qu’il a remonté à défaut du Völkischer Beobachter, son journal interdit de publication, la fine cravache de cuir tressé offerte par Elsa Bruckmann. C’est leur manie, aux femmes, de lui offrir des cravaches. Il s’en bat mollement les mollets. Le royaume. Dans le bleu déployé du ciel grimper de montagne en montagne vers le château de cristal qui émerge au-dessus des brumes. Le bleu de l’acier le plus pur. Des villes entièrement refaites. Linz. Germania. Un simple nid d’aigle pour refuge. C’est là qu’il dort, sous la montagne, l’empereur du troisième règne, le vieux Barberousse vengeur des injustices, ensommeillé dans l’ombre silencieuse, l’œil mi-clos, affaissé sur son trône d’ivoire, sa barbe de braise s’étalant sur la table de marbre à côté de sa main posée là. L’épée ressoudée de Siegfried sonne au premier acte. Ce sont là les secrets de la forge. Debout face aux sommets, maintenant qu’il a pris la plus terrible des décisions, dans l’air cristallin flottent les mots « abîme », « guerre » et « destruction ». Vernichtung. À ce moment-là, pendant plus d’une heure, une aurore boréale inonde les montagnes de la lumière ambre rouge des accouchements et des assassinats tandis que le firmament se teinte d’une lueur verdâtre. Ils se retournent les uns vers les autres et leurs visages et leurs mains sont baignés de vert. Alors, il dit d’une voix détachée, hors de lui-même : « Cette fois le sang va couler à flots ». Puis le vent se met à souffler et dans la vallée la neige fond le long des routes de la guerre où s’embourbent les chars, où les soldats s’enfoncent jusqu’aux cuisses dans la fange froide. Le château effondré. L’aigle tombé de son nid. Un loup a dévoré le soleil. Il n’a jamais aimé la neige. Néfaste. Sale. Des chars qui filent sur la plaine glacée suivis de fantassins en manteau blanc. Et partout rassemblées les mêmes foules en fuite, harassées, chargées de valises et de ballots. La porte du camp en fer grillagé avec son inscription ondulante. La toile rayée. L’étoile. Une rangée de squelettes derrière des fils de fer barbelés. Les cheminées de brique qui fument. Par la fenêtre de la prison, le soleil est maintenant à son zénith. La lumière dorée envahit la prairie d’un vert dru qui borde la forteresse de Landsberg. Au loin, les feuilles des bouleaux papillotent dans le vent comme des pièces de monnaie tombant du ciel, leur face mate alternant avec leur face argentée. Il s’allonge sur le lit de camp, la cravache à son côté. Il se sent aspiré par un tourbillon sans fond. Au loin s’élève dans le couchant l’île qu’il cherche à atteindre. Burg Utopia. Mais elle recule sans cesse tandis que deux autres mots se chevauchent l’un l’autre dans l’engourdissement de son cerveau. A-t-il bien entendu, il ne sait plus, est-ce Endlösung ou bien Erlösung, alors qu’il s’enfonce en plein midi dans son crépuscule intérieur, allongé soixante centimètres au-dessus du plancher de sa cellule ?

Elle pose le pied sur le linoléum frais. Le jour se lève sur le grand bâtiment de brique rouge. Le gong a retenti et la surveillante tire les larges rideaux de toile blanche qui recouvrent les immenses fenêtres. Les touffes des palmiers se balancent contre le ciel gris. À la fin, rien ne sera venu. Ses cheveux d’un blond si artificiel, tels des fils de nylon, si fins, si clairs, soyeux et légers, ses cheveux d’ange platine toujours suspendus dans l’air en courbes et volutes savamment tenues, dessinant des arcs blancs, mangés de lumière, et d’autres plus sombres, dessinant des creux d’ombres, s’effilochant parfois en écheveaux presqu’immatériels, ses cheveux à la fin seraient rendus à leur état de crin jaune, filasse, retombant contre l’acier froid de la table d’autopsie. Son visage effondré de pocharde trop vite vieillie maintenant tourné vers les lampes de la salle d’examen de l’institut médico-légal en guise de ciel. Son profil sans vie. Son éclatant sourire aux lèvres toujours ouvertes, d’un rouge de laque mouillée, laissant voir ses dents blanches et brillantes, ses lèvres désormais fermées, son sourire retombé, réduit à une courbe bleue violette.
Une à une les petites filles se lèvent. D’un geste preste de leurs bras au-dessus de leurs têtes, elles ôtent leurs chemises de nuit et s’habillent de la même robe de coton gris clair à boutons. Norma Jeane rêvasse au bord de son lit aux draps blancs chiffonnés, aligné tête-bêche avec onze autres, séparés par de petites armoires munies d’étagères où elles rangent leurs poupées, leurs peluches et quelques livres en gros caractères avec des images. Le dos rond et balançant mollement les jambes, elle se répète doucement :

— Love your neighbor as yourself.

— Love your neighbor as yourself.

Puis elle s’habille lentement, fait son lit et fonce à la toilette rejoindre les autres. Une rangée de gamines de toutes tailles le long des lavabos, avec leurs bras et leurs jambes gesticulantes, leurs petits visages vigoureusement frottés, rouges, aux lèvres barbouillées par la mousse blanche du dentifrice. Elles font leur lit et la surveillante les rassemble à l’entrée du dortoir en vérifiant qu’elles ont mis leurs imperméables. Ensuite, elles descendent au réfectoire. Elle commence à les connaître, les couloirs de la grande maison de brique rouge. Et la grande salle à manger aux murs bleu clair où il faut s’asseoir à quatre ou cinq autour des tables rondes. Les garçons sont déjà là. Elle avale son assiette de porridge et son jus d’orange. Elle pense : à la fin, il viendra me chercher. Car bien sûr, l’amour est fort comme la mort. Plus fort même. La surveillante tape dans ses mains en appelant les enfants qui se lèvent en raclant leurs chaises. Elle les fait mettre en rang et ils sortent par le perron en pépiant sous la pluie fine. Mais Norma Jeane se tait. Elle a son visage sombre. Un peu renfrogné, chiffonné comme les draps de son lit. Pour aller à l’école il faut sortir et remonter la longue rue derrière l’orphelinat, compter quatre rues transversales et tourner à gauche. Elle la connaît, cette école. Encore un long bâtiment de brique. Après dix minutes de marche, les enfants passent le portail, traversent la cour, entrent et s’installent dans la classe. La maîtresse parle mais Norma Jeane, elle, flotte. Elle ne voit pas les autres. Elle écrit dans son cahier mais est-ce vraiment elle qui forme les lettres ? Elle étend ses mains aux ongles un peu sales devant elle sur le pupitre de bois verni. Elle les retourne, paumes vers le haut, détendues, et observe les stries. Dans la gauche, elle lit un M. Puis dans la droite, également un M. Deux M bien dessinés aux pattes légèrement évasées. MM. Elle relève la tête. La maîtresse parle toujours. Elle, elle arrondit les lèvres et prononce tout bas : « mm » et encore « mm ». Un bourdonnement dans sa gorge qui lui emplit la bouche et fait vibrer ses lèvres avec un picotement énervant mais agréable. Puis vient le déjeuner. Et la classe reprend. Et vient l’heure de rentrer. La pluie fine tombe toujours. La surveillante attend les enfants à l’entrée de l’école. De nouveau il faut former le rang. De nouveau le groupe se met en marche et tourne dans la grande rue. Les garçons devant. Les filles derrière. Elle voit le panneau bleu bordé de blanc marqué Vine St. Alors que les autres se hâtent à cause de la pluie, elle reste à la traîne. Ils remontent la large rue sur le trottoir de droite. Les grosses voitures, noires pour la plupart, aux carrosseries arrondies, lisses et irréelles, certaines leurs pneus peints d’un cercle blanc, passent dans un bruit mouillé. C’est au premier carrefour, après la station-service, avant qu’ils ne traversent, que Norma Jeane s’éclipse. Elle a le don d’invisibilité. Elle marche tout droit parmi les bâtiments de béton, les grillages qui délimitent les parkings et les fils électriques sous le ciel toujours gris. Au bout de la rue, elle attend que les voitures passent pour traverser le boulevard. Elle préfère continuer encore tout droit. Son visage est humide de pluie. Des ouvriers travaillent sur le trottoir. Les palmiers aussi paraissent tristes avec leurs feuilles vert sombre retombantes et leurs troncs comme recouverts d’une toile brune grossièrement tissée. Elle a envie de se déshabiller sous la pluie. De se mettre nue et de courir. Qu’on la voie. Nue jusqu’à ses lèvres roses. Sur le trottoir, entre deux touffes d’herbe, vient virevolter un papillon noir et jaune. Un beau papillon noir avec un alignement de taches plus ou moins rectangulaires, blanches, sur chaque aile terminée par un cercle jaune orangé. La pluie y dépose de minuscules perles qui roulent. Elle aimerait mourir, là, tout de suite, sur le trottoir aux plaques de béton de guingois, pour se réincarner aussitôt dans ce papillon. Elle se voit sur la plage, dans les rouleaux des vagues sous le soleil, elle aussi sortie de l’écume blanche de l’océan, ses cheveux bouclés s’enroulant dans le vent, souriante, sa peau blanche absorbant toute la lumière et aussi tous les regards des gens sur la plage et dansant et batifolant comme dansent et batifolent les papillons. Et les anges. La pluie fine ne la gêne pas. Elle est ailleurs. En avant d’elle-même.

Il y aurait un soir de fin d’été où lui, c’est-à-dire son copain-photographe-amant-confident André de Dienes, l’inviterait à faire un tour sur la côte au nord de Malibu. Elle viendrait de se teindre en blond pour la première fois et se répéterait sans cesse, à l’intérieur d’elle-même, son nouveau nom. Ils s’arrêteraient au bout d’un chemin de sable sur une dune et il sortirait de la boîte à gants un album relié de cuir qu’il viendrait d’acheter quinze dollars chez un bouquiniste. Un achat à son intention car quelques jours plus tôt elle lui aurait expressément demandé de lui apporter quelque chose de vraiment spécial à lire. Tous les deux feraient quelques pas, s’assoiraient face à l’océan et commenceraient à feuilleter le livre. Ce serait un recueil confectionné par une Écossaise de l’époque romantique, avec des poèmes d’elle, des pensées, des citations et des portraits de Blaise Pascal, Boccace, Alfred Tennyson ou Edgar Allan Poe, agrémentés de paysages d’Europe en gravure. Elle se mettrait à lire et s’arrêterait sur un poème calligraphié d’une élégante écriture serrée, intitulé Lines On the Death of Mary, dont elle détacherait une à une les syllabes avec application. Quand elle relèverait son visage de l’album, il croiserait son regard plein de larmes. Elle déclarerait alors que ce poème lui était destiné mais que cette femme avait oublié d’écrire « lyn » après « Mary ». Après quoi il la distrairait de sa soudaine sombre humeur en lui proposant de faire des photos. Ils seraient joueurs et très complices. Il lui demanderait de mimer les émotions élémentaires comme l’étonnement, la surprise, l’émerveillement, la joie, la douleur ou le dégoût. Elle aurait un sens inné de la comédie. Puis, revenant à ses préoccupations morbides, sortant de la voiture une couverture sombre, elle lui demanderait de se tenir prêt à photographier ce à quoi elle ressemblerait quand elle serait morte. S’allongeant dans les herbes, enroulée dans la couverture, elle enserrerait sa tête comme dans un voile épais d’où émergeraient ses boucles blondes balayées par le vent et elle entrerait en elle-même. De l’autre côté, lui capterait l’apparence de ce visage encore enfantin, rond, aux paupières closes, à la moue boudeuse, prise dans la lumière du couchant en prémonition de son effigie mortuaire, tandis qu’elle soufflerait doucement dans l’air :

— The end of everything.

Il y aurait un soir de printemps où elle garerait, sur le parking du 736 North Seward, juste à côté du cyprès, sa Ford décapotable rouge dont elle n’arriverait plus à payer les traites. Elle ferait le tour du petit pavillon peint en rose et frapperait à la porte du studio derrière. Il viendrait ouvrir et la ferait pénétrer dans sa boîte à faire des images encombrée de projecteurs, réflecteurs, tubulures métalliques, fragments de décors, escalier tronqué, chaises de plage, ballons colorés, parasol à pois, etc. Il étendrait au sol la lourde tenture de velours rouge en la disposant soigneusement en drapé, redressant ici entre le pouce et l’index une ondulation, repoussant là du plat de la main une vague. Elle se déshabillerait dans un coin sommairement aménagé en loge ou vestiaire puis viendrait au milieu du cercle de la lumière qu’il aurait réglée de manière bien égale. Elle s’allongerait sur le drapé rouge. Il ferait d’abord quelques photos avec son Rolleiflex. Il ne leur faudrait pas longtemps pour établir le contact. Ils se connaîtraient déjà et elle aurait un sens inné de la pose. Alors, il passerait au travail à la chambre, une Deardorff 8 X 10. Il grimperait sur son échafaudage à trois mètres au-dessus d’elle pour avoir une vue parfaitement surplombante. Sa femme, qui serait aussi son assistante, lui passerait les films au fur et à mesure. Norma Jeane prendrait la pose vingt-quatre fois pour offrir son corps à la chair ni blanche ni rose, une surface pâle sous laquelle court le sang, élancée en arc, de la pointe des doigts de la main gauche à la pointe des doigts de son pied droit, une longue courbe pâle renflée par les rondeurs des fesses et des seins, jambe gauche et bras droit repliés, la tête rejetée en arrière dans l’auréole de ses cheveux ondulés, alors encore couleur miel, la bouche cerclée de rouge légèrement ouverte sur ses dents blanches. Une autre de trois quarts face, jambes repliées et pieds tendus, reins cambrés, seins en avant, bras repliés derrière la tête, les yeux mi-clos dans une extase feinte. Une extase de rêves dorés. Sa peau blanche de fleur offerte, enfantine, tendre, vulnérable. Elle chanterait :

Kiss me, hold me tight
Love me, love me tonight
Take me in your arms
And make my life perfection

Bien sûr, il y aurait des mains sur elle. Des caresses. Des promesses. Cherchant à se frayer un chemin à travers elle. Forçant son secret. Son secret qu’elles ne pourraient atteindre, tombant comme dans un puits sans fond encore et encore et à la fin tenant entre les doigts une poupée éventrée qui se viderait de sa sciure. Car elle ne serait jamais que le reflet d’elle-même : une image. Un long martyr.
Il y aurait une chaude nuit d’été sur Lexington Avenue, à New York City. Elle sortirait avec lui du cinéma et tous deux feraient quelques pas dans la nuit chaude. Il y aurait tous les projecteurs tournés vers elle et toute l’équipe tout autour. Le réalisateur donnerait des indications et crierait des ordres. Et, un cercle plus loin, contenue par la police dans la chaleur énervante de la nuit d’été, au cœur de la grande ville, il y aurait plusieurs milliers de personnes en sueur, surtout des mâles excités qui se presseraient pour la voir, elle, la fille aux boucles blondes décolorées, aux lèvres peintes d’un rouge violent, aux puissants attraits, son corps pâle à peine couvert par une robe plissée blanche qui dessinerait un v profond séparant ses seins dressés, surprise par la poussée d’air échappée de la bouche d’aération du métro, la robe se soulevant, ses lèvres rouges s’arrondissant dans une expression de surprise joyeuse, ses pieds à peine tenus par les lanières de fines chaussures blanches à talon aiguille, ses deux jambes rondes écartées en v inversé au-dessus de la grille d’aération tandis que la robe se soulèverait une fois, deux fois, trois fois et davantage encore à chacune des prises, dans un ample mouvement ondulant qui exhiberait sa culotte immaculée.
Il y aurait un tournage houleux dans le désert du Nevada, avec son mari scénariste devenu ombrageux, emporté par la tornade vivante qu’elle serait devenue, autour d’une histoire de chevaux sauvages et de vieux cow-boys désaxés en noir et blanc, jusqu’à cette scène finale en happy end forcé, où le vieux Clark Gable lâcherait le volant du camion brinquebalant dans lequel ils auraient pris place et entourerait ses épaules de son bras droit tandis qu’elle, la blonde, se blottirait contre lui et demanderait :

— How do you find your way back in the dark ?

Alors il répondrait :

— Just ahead for that big star straight on. The highway’s under it. It’ll take us right home.

Et ce jour-là, toujours dans cette ville sans saisons étalée au bord de l’océan, la cité des anges, réveillée par Mrs Murray, sa gouvernante ou femme à tout faire, elle se lèverait dans sa chambre aux lourds rideaux blancs tirés, dans la maison qu’elle viendrait d’acheter au fond d’une impasse, à Brentwood, 5 Helena Drive. Une maison de style mexicain aux murs de béton épais, aux fenêtres protégées par des grilles de fer forgé ouvragé, aux lourdes portes de bois sculpté, une vraie forteresse où elle pourrait s’abriter enfin. Elle se dresserait sur le lit en tirant contre elle le drap de satin blanc. Il serait midi. À l’entrée viendrait de sonner son ami new-yorkais, Norman Rosten serait son nom. Ce serait dimanche. Six semaines plus tôt il serait venu à Hollywood pour travailler sur un scénario et repartirait le soir même. Jouant avec le petit chien blanc, Maf serait son nom, il pénétrerait dans le salon où elle arriverait quelques instants plus tard, boutonnant sa robe, ses cheveux décolorés aux mèches raidies, cassantes, les paupières gonflées sur son visage plâtreux et bouffi, traversant la pièce jusqu’à la fenêtre qui donnerait sur le jardin à l’arrière, portant sa main en visière au-dessus des yeux et déclarant : « Seigneur, ça va être un dimanche mortel. » Pour la distraire, il lui proposerait de voir une ou deux galeries d’art à Beverly Hills. Elle retournerait à sa chambre et reviendrait en pantalon blanc, chemisier bleu pétrole, coiffée d’un foulard de soie blanc duquel dépasseraient quelques boucles blondes maintenant pleines de vie. Lunettes de soleil. Une esquisse de sourire. Tous deux sortiraient. Lui porterait le pique-nique entre temps préparé par Mrs Murray. Sandwiches et thermos de café fourrés dans un sac de courses en papier récupéré. Elle franchirait le seuil de sa maison en évitant de poser le pied sur la dalle de brique émaillée qui, tout au bout de l’allée, porterait l’inscription latine Cursum Perficio. Norman Jefferies, le gendre d’Eunice Murray et employé à tout faire, aurait déjà ouvert le portail en bois massif et sa Cadillac blanche tournerait au ralenti. Sous le soleil éclatant et le ciel sans tache dans lequel les palmiers s’ébourifferaient en boules, ils descendraient vers Beverly Hills. En silence, car elle serait encore d’humeur maussade, ils mâcheraient leur pain et leur viande froide relevée à la moutarde et partageraient le café en se servant du bouchon comme gobelet. Après avoir roulé une quinzaine de minutes, au 441 North Bedford Drive ils repéreraient une exposition d’art moderne. Norman Jefferies garerait la Cadillac le long de l’immeuble de brique. Dans la fraîcheur de la galerie et la contemplation des œuvres d’art, elle commencerait à se détendre. Elle s’arrêterait sur une peinture à l’huile de Poucette, artiste naïve de Saint-Germain-des-Prés, à Paris, intitulée Le Taureau. Ce serait une petite composition d’un rouge sanglant et presqu’abstraite, avec quelques taches plus sombres, presque noires, et d’autres ocres, où se devineraient plus que ne se dessineraient les formes du puissant animal. Elle déciderait de l’acheter. Puis, son œil tomberait sur une coulée de bronze comme sortie d’un feu noir, une lave pétrifiée emprisonnant deux silhouettes en fusion, elle agrippée à lui, en déséquilibre, sa jambe droite enserrant son torse, le pied crispé, la jambe gauche cherchant un appui en arrière, lui la tenant dans ses mains larges, démesurées, carrées, l’enfermant dans un trop plein de force, leurs deux visages absorbés l’un dans l’autre. Elle tournerait autour. Silencieuse. Au bas du dos de la femme, au-dessus des fesses, jaillirait une protubérance renflée qui la transpercerait. Auguste Rodin. Le Péché. H. 23 ; L. 13 ; P. 32,2 cm. L’ami, Norman Rosten, la regarderait en train de regarder. Elle dirait : « Je l’achète. » Le propriétaire de la galerie serait absent. Ce serait dimanche. L’employé annoncerait le prix : sept cent cinquante dollars. Son ami lui suggérerait de réfléchir mais elle refuserait : « Non, si on réfléchit trop c’est qu’on en a pas vraiment envie. » Et elle sortirait son carnet de chèques. Puis, ils regagneraient la Cadillac blanche. Norman Jefferies lui ouvrirait la portière. Sur la route du retour, elle tiendrait la statuette posée devant elle en équilibre sur son genou droit. Elle la scruterait intensément et se laisserait envahir par son énigme : « Regarde-les tous les deux. C’est beau. Il lui fait mal mais il veut l’aimer aussi. » Or, son enthousiasme se changerait vite en mauvaise humeur et elle déciderait brusquement de s’arrêter chez son psychanalyste pour lui montrer la statue. Son ami s’étonnerait. Il lui ferait remarquer qu’on ne va pas chez les gens comme ça, sans s’annoncer. Alors elle demanderait à Jefferies de se garer au bout de l’impasse, devant chez elle. Il descendrait, lui ouvrirait la portière, elle irait téléphoner puis reviendrait, triomphante, avec un ricanement agaçant : « C’est bon, on peut y aller. » Le médecin psychiatre, Ralph Greenson serait son nom, habiterait tout près de là avec sa femme, son fils et sa fille, dans une grande maison elle aussi de style mexicain. Il les accueillerait gentiment. Aussitôt, elle poserait la statuette sur le buffet près du bar en l’apostrophant : « Regardez ce que je viens d’acheter. Qu’est-ce que vous en pensez ? » Posément, le médecin observerait la statuette en commentant sa beauté et son étrangeté. Nerveuse, elle ne cesserait de palper les figures de bronze. Son questionnement deviendrait insistant : « Eh bien, qu’est-ce qu’elle veut dire ? Est-ce qu’il la baise ou quoi ? J’aimerais comprendre. » Et, désignant la protubérance dont la femme semblerait transpercée : « Et ça, qu’est-ce que c’est ? Une bite ? » Toujours calmement, reprenant son examen, l’analyste conclurait, et l’ami avec lui, qu’il ne s’agit pas d’un sexe masculin. Non. Mais quoi alors ? Devant le déni du percement monstrueux, elle se mettrait à harceler son psy avec agressivité : « Qu’est-ce que vous en pensez, docteur ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Je veux comprendre. »

Et puis par une autre nuit d’été il y aurait une dernière séance. Il l’attendrait dans la chambre numéro 96 de l’hôtel Bel Air à Hollywood, Los Angeles. Des heures durant. Bert Stern serait son nom. « Stern » ça veut dire étoile. Il apporterait des accessoires de pacotille, rubans, foulards, colliers de fausses perles. Il préparerait l’éclairage, son 24 X 36 Nikon et le Rolleiflex relié à un stroboscope. Elle le ferait attendre cinq heures seulement. Alors elle arriverait, au faîte de la gloire et du scandale. Il aurait une idée en tête : l’avoir nue. Cela tomberait bien car elle souhaiterait justement se montrer nue une fois encore. Comme au premier jour. Boucler la boucle. Les premières heures, ils joueraient à s’approcher. S’il lui reviendrait de cadrer sa prise de vue, c’est elle qui déciderait, de l’intérieur, quand il devrait déclencher. Il mettrait le disque sur l’électrophone et les deux voix suaves s’élèveraient à l’unisson parmi les tintements de la guitare et les impacts métalliques de la batterie : I’am crying in the rain… Le temps passerait et les poses se succéderaient. Son visage un peu amaigri, à peine maquillé, les yeux soulignés de noir, encadré par les torsades blanches en désordre de ses cheveux, derrière un voile orange. Son regard de somnambule qui verrait au-devant d’elle-même. Pour combien de jours encore ? Une autre aux yeux pétillants, le verre de champagne à hauteur de visage et le sourire éclatant. Une autre encore. Et encore. Douze heures durant. Il lui servirait encore du champagne et à la fin il lui demanderait de se déshabiller. Elle jouerait à se montrer, pâle derrière un voile pâle. Puis, elle roulerait dans les draps et lui essaierait de la suivre, aussi insaisissable que la lumière. Ses courbes noyées dans les plis blancs et son visage sans pensée du lendemain qui sourit. Jonchée de bouteilles vides, de chaussures au hasard, des accessoires abandonnés, d’emballages de films, la moquette tachée et le lit aux draps chiffonnés, la chambre prendrait des allures de sanctuaire dévasté par une cérémonie de profanation pop. Pour la énième fois il remettrait le disque et lui servirait encore à boire. Ce serait déjà presque la fin et il n’arrêterait pas de photographier. Il se pencherait sur elle, maintenant les yeux fermés. Il céderait à la tentation et se pencherait pour l’embrasser. De très loin elle émettrait une sorte de :

— No…

Finalement, il se retirerait. Alors, ses paupières se soulèveraient et elle dirait :

— Where’ve you been for all that time ?

Et elle s’endormirait.

Alors qu’il pleut toujours, ses cheveux ruisselants, son imperméable constellé de bulles, son corps un peu moite, exhalant la chaleur à l’abri du caoutchouc, ses genoux saillant de sa robe, ses jeunes mollets fuselés de gamine qui a grandi trop vite, ses pieds maintenant humides dans ses chaussures plates, Norma Jeane longe un segment de Gower Street. Elle s’engage dans une large allée bordée de bosquets taillés, franchit la porte piétonne et sillonne les allées dessinées à travers les pelouses ponctuées de lacs et bordées d’imposants monuments de marbre. Elle marche longtemps et traverse tout le cimetière jusqu’à un grand bâtiment à fronton et colonnes encadré par des cyprès. Elle monte les marches et pénètre sous la nef, toute blanche, baignée d’une lumière égale, blanche elle aussi, et ornée de statues également blanches. Dans les chapelles adjacentes, elle parcourt du regard les petites niches fermées par une plaque de verre et renfermant de petites boîtes. Certaines ont la forme d’amphores. La plupart des cases sont munies d’une sorte de tube de verre tenu par une bague de métal et destiné à recevoir des fleurs. Elle s’arrête devant une large case de marbre à la surface polie dans laquelle elle aperçoit son reflet. Au centre est fixée une plaque de métal sombre encadrée d’un galon torsadé, marquée d’une croix dorée. Elle voit le nom : RUDOLPH GUGLIELMI VALENTINO. Et les dates : 1895 1926. 1926. C’est son année de naissance à elle. Mais elle n’est pas sûre d’avoir un nom. Norma. Jeane. Norma Jeane. C’est le nom de fantômes qui dansent en noir et blanc sur l’écran. Baker. Mortensen. Ou Mortenson. Les noms d’un père introuvable. Ou Mona. Ou Zelda. Zelda Zonk. Sans compter ce MM qu’elle regarde de nouveau au creux de ses mains dans la lumière blanche du monument funéraire. Elle associe le nom, Valentino, au bel éphèbe aux cheveux lustrés qu’elle a vu souvent danser devant elle, seule dans le noir des salles de cinéma. Elle s’éloigne et se dit qu’elle aussi aura un jour une plaque avec un nom à elle et ses dates à elle dans un monument comme ça : MARILYN MONROE 1926 1962. Elle sort du mausolée. La pluie n’a pas cessé et elle commence à avoir froid. Dans les nuages elle devine les rois mages. C’est normal, ils repartent, pense-t-elle. Elle s’assoit à l’abri d’un bosquet. En relevant la tête elle voit un type en salopette beige à fermeture éclair et casquette à visière avec un écusson, qui la regarde. Il lui pose quelques questions mais elle ne répond pas. Quand il lui ordonne – ou plutôt l’invite à le suivre à son bureau pour se réchauffer, toujours sans rien dire elle le suit. L’autre lui dit d’enlever son imperméable, va chercher une serviette, la lui applique sur le visage et lui frictionne la tête pour sécher ses cheveux jaunes, mouillés et raides. Il lui dit d’ôter ses chaussures mouillées et de frotter elle-même ses jambes. Il l’installe sur une chaise face à son bureau, la serviette sur les épaules, les pieds nus pendus dans le vide. À la radio allumée, les informations annoncent pour le lendemain les funérailles de l’ancien chef de la police, George Home c’est son nom, à la retraite depuis dix ans. Son âge à elle. « Home » ça veut dire maison. Elle entend aussi qu’une femme a été retrouvée empoisonnée sur le lit de sa chambre d’hôtel. Le type décroche son téléphone et explique à quelqu’un au bout du fil comment il l’a trouvée. Quelques minutes plus tard, l’uniforme d’un policier apparaît derrière la porte vitrée. Une brève conversation s’engage entre eux puis le policier demande à Norma Jeane de le suivre. Elle enfile de nouveau son imperméable, fourre ses chaussettes dans sa poche et remet ses chaussures humides. Il la fait grimper dans sa voiture garée devant l’administration du cimetière. Au poste, elle n’est pas plus bavarde avec les deux ou trois flics, en costume civil cette fois, qui l’interrogent. L’un d’entre eux finit par lui demander encore une fois de le suivre et de grimper dans une voiture. Il s’arrête après seulement quelques minutes de trajet. Elle reconnaît la rue avec ses maisons bien rangées et l’entrée avec la plaque de marbre noir marquée en lettres dorées LOS ANGELES ORPHANS HOME SOCIETY. L’immense mât métallique peint en blanc dont elle entend teinter la drisse les soirs de vent, avec le drapeau étoilé, flasque ce jour-là. Le bâtiment de brique rouge avec ses colonnes blanches. La pluie a cessé. Quand le policier la remet à la surveillante, elle a peur de se faire gronder. Mais la surveillante lui donne la main. Elle l’accompagne au dortoir et lui dit d’enlever ses vêtements mouillés. C’est inhabituel de se trouver à cette heure dans le dortoir désert et silencieux. La surveillante l’aide à se changer puis elle lui dit qu’elle la conduit au bureau de la directrice. Elle a de nouveau peur en grimpant les escaliers. La surveillante frappe à la porte et la directrice répond d’entrer. Elle se lève de son bureau et vient à elles. La surveillante s’en va mais au lieu de crier, la directrice se penche vers Norma Jeane, s’accroupit à sa hauteur et lui entoure les épaules pour l’embrasser. Norma Jeane a toujours son visage renfrogné qu’elle avait le matin. La directrice ne lui pose pas de question. Au contraire, c’est elle qui parle. Elle lui dit qu’elle est une bonne petite fille et qu’elle est jolie. Elle va même chercher dans son sac à main son étui et lui poudre le nez et le menton. Puis elle lui dit d’aller au réfectoire car c’est l’heure du dîner. Elle rejoint les autres. Quand elle entre, il y a un silence. Puis le pépiement reprend. Après les jeux du soir, la surveillante rassemble les petites filles et les fait grimper au dortoir. Comme un film à l’envers, le rituel du matin s’inverse : elles se déshabillent, rangent leurs robes qui leur servent d’uniforme et enfilent leurs chemises de nuit. Après quoi elles filent à la salle de bain où la même rangée enfantine s’aligne le long des lavabos. Encore une fois, Norma Jeane est la dernière. Quand elle rejoint son lit, la surveillante a déjà tiré les rideaux et demande à chacune de se coucher. Elle éteint la lumière. Norma Jeane n’a pas sommeil. Elle attend, raide dans son lit, son petit visage blond et les deux mains dépassant du drap, les yeux grands ouverts au plafond au-dessus d’elle. Quand toutes les autres sont endormies, leurs respirations ponctuées de quelques grincements de ressorts emplissant le dortoir, elle rejette son drap, pose le pied sur le linoléum et se glisse jusqu’à la fenêtre, soulève le lourd rideau et passe de l’autre côté. Se hissant sur la pointe des pieds, elle s’accroche au rebord et contemple son paysage à elle : l’immense ciel nocturne a repris sa teinte d’un bleu intense et velouté, la lune s’est levée, géante, au loin se dresse dans la nuit une sorte de tour de ferraille tressée le long de laquelle s’étagent les lettres R K O et au-dessus une boule métallique qui lance des rayons tandis que droit devant brille une grosse étoile.