Cette année-là

Frappés par la grande chaleur, égayés par l’événement et le long repas, elles en jupes évasées, en robes à gros motifs imprimés, eux en bras de chemise, la veste à l’épaule, en tête le jeune couple se tenant par la taille, ils ont marché dans l’ombre des chemins creux, la lumière perçant la dense frondaison des chênes, des bouleaux et des hêtres ; les résidus des feuilles tombées l’automne précédent ayant macéré tout l’hiver et désormais sèches craquant sous leurs chaussures des grandes occasions, eux transpirant dans le cuir bien ciré, elles regrettant d’avoir gardé leurs talons aiguilles, ils ont traversé quelques prairies avant de se regrouper sous un grand chêne au bord de l’étang. Pas un souffle. Pas un nuage. Le bleu du ciel envahit la surface liquide sous laquelle s’enfonce la mousse verte des arbres. Les femmes se sont toutes assises. Les deux pères restent debout. Les plus jeunes, ses deux frères à elle, encore adolescents, un échalas brun et un blond ramassé, s’agitent en riant. Il est là, son père à lui, l’ouvrier déjà vieillissant aux cheveux argentés, sa silhouette en arc surmontée de sa tête des bons jours, doucement ivre, un mégot aux lèvres, lançant les jeux de mots les plus idiots :

— Quand mon verre est plein je le vide, quand il est vide je le plains !

Et tous rient bravement. L’autre, son père à elle, jeune encore, au front déjà dégarni, signale par ses fines moustaches le sérieux de sa profession de flic, riant fort lui aussi, respirant par son nez considérable, partant d’un rire rabelaisien mais toujours sous contrôle de son surmoi républicain. Désormais affalée dans l’herbe, la famille cherche  la fraîcheur. Les mères, discrètes, en retrait, rient des facéties de leurs maris en haussant les épaules. Les fils et beaux-fils contournent les sujets qui fâchent – par un jour pareil – tout en balisant chacun leur territoire sous les yeux des pères par de petites pointes verbales et leurs attitudes décontractées. Les filles et belles-filles échangent mille conseils esthétiques et domestiques. Elles rient beaucoup aussi. Les deux adolescents finissent par se déshabiller sauf le caleçon et piquent une tête. Les autres se contentent de tremper leurs pieds. Entre les genoux des femmes, deux bébés vont et viennent, happent l’air de leurs mains, l’une arrachant des brins d’herbe, l’autre dans sa brassière blanche, une croix de baptême autour du cou, une main adulte venant lui rafraîchir la tête d’un mouchoir imbibé d’eau, mouillant ses boucles noires, occupée à jouer avec la chaussure de la mariée, jouissant des brins d’herbe qui lui picotent les mains, caressant le cuir velouté avec une irrépressible envie de mordre cette surface immaculée à l’odeur animale et chimique, surtout le nœud froncé qui orne l’escarpin – mais non il ne faut pas – et au-dessus d’elle les rires qui fusent, les nez, les yeux et les lèvres qui vont et viennent en se tordant contre la guipure des feuilles ourlées à travers laquelle perce le ciel, les flots de paroles qui se déversent des lèvres, aussi blanches les paroles que le cuir de la chaussure et que la robe de la mariée, loin, parmi les pieds nus qui vont et viennent autour d’elle. Tous se donnent au moment qui passe. À l’été. À la joie d’être là, ensemble, vivants et en bonne santé. Vraiment une belle journée. Le matin, nerveux, il a quitté l’appartement familial dans son costume bleu nuit. Il aime la sensation des boutons de manchettes contre ses poignets. Nœud papillon. Accompagné de ses parents à lui, il est venu la chercher, un bouquet de fleurs blanches à la main, à l’entrée du pavillon HLM que ses parents à elle louent à l’autre bout de la ville. Tout le confort moderne. Aussi nerveuse, avec l’aide de sa sœur – ou plutôt sous ses incessantes recommandations d’aînée – elle avait déjà revêtu la robe blanche achetée quelques semaines plus tôt au Muguet de Paris, rue Le Bastard. Un modèle très simple, au-dessus du genou, tenu à la taille par une ceinture. Un léger maquillage : touche de crayon sur les yeux, soupçon de mascara sur les cils, mince pellicule de rose sur les lèvres. Au moment de sortir, sa sœur a ajusté le voile de tulle en le tenant délicatement au-dessus de sa tête puis en le laissant retomber de lui-même. Elle sourit. Ensemble, dans la 203 noire, ils ont rejoint les autres, limités aux parents proches, sur le parvis de la mairie en face du théâtre. Sous les dorures de la grande salle des mariages ils se sont dit :

— Oui !

Puis la noce s’est rendue à l’auberge des Forges. En ouvrant sa portière, l’un ou l’autre n’a pas manqué de chanter :

— Ding ding don don !

Et la petite file klaxonnante emmenée par la 203, suivie d’une 2 CV grise, d’une 4 CV gris vert, d’une Dauphine jaune pâle et d’une Ariane bleu clair, a roulé sur la nationale 24 à travers la forêt jusqu’aux dites forges de Paimpont ding ding don don. Joyeusement, ils sont sortis des voitures dans leurs beaux habits déjà un peu collants et son frère à lui a proposé de les prendre d’abord en photo. Il leur a demandé de poser sur le pont de la rivière, là en bas, contre la barrière blanche. Les voilà, les mariés du jour, rayonnant de toute leur jeunesse. Elle, brunette, timide, encore gamine, elfique, a cherché à éviter l’objectif. Lui, barbu, artiste, réservé, l’a regardé avec un air interrogatif. Après quoi tous ont quitté le plein soleil du terre-plein qui sert de parking pour entrer dans la vieille bâtisse. La vaste salle rustique, aux chaises raides et nappes rouge à liseré blanc, rêches, les a absorbés dans son ombre. Autour des portos pour les dames et pastis pour les messieurs, ils ont découvert leurs cadeaux pratiques – un service d’assiettes peintes de légumes et de fruits stylisés ainsi que tout un assortiment de verres – et spirituels – le Cantique des Cantiques illustré par Henri Matisse, au Club français du livre. Ils sont passés à table. Lorsque les serveuses en jupe noire, chemisiers et tabliers blancs, ont apporté les entrées, l’un ou l’autre a risqué :

— Ding ding don don ce sont les filles des forges…

et l’un ou l’autre a repris :

— … des forges de Paimpont ding ding don don !

Ils sont joyeux. C’est la noce. Ils ont mangé et bu. Et chanté. Et plaisanté. Et, quand ils ont bien mangé et bu, chanté et plaisanté, ils se sont enfoncés pour une longue promenade en forêt le long des chemins creux vers l’étang et le Val sans Retour.

Cependant, in medias res, le procès court. Entouré de trois policiers il est là, dans sa cage de verre, l’accusé fantôme. Un oiseau de malheur en noir et blanc. En grisaille. De force ressorti de l’horreur. Costume noir malgré la chaleur étouffante de l’été, fine cravate, lunettes de myope sur son visage amaigri, mal à l’aise, il essaie de se tenir. Devant lui, sur une tablette sont posés d’énormes volumes, des milliers de pages, des millions de signes qui courent sur le papier. L’audition des témoins est passée. Leurs récits déjà en passe de rejoindre les archives. Les rangs de la presse se sont clairsemés. C’est désormais à lui de parler. Massif, cheveux en brosse, le cou bourrelé de graisse, la mâchoire puissante, la voix suave et épaisse, son avocat l’interroge à partir du document T/929, pièce 1025, page 843, volume 2. Mais comme le diable se tient en embuscade dans le coin des pages imprimées, la feuille a été numérotée 1925. L’avocat et le président s’entretiennent un long moment afin de rectifier la référence erronée. Dans les micros et les casques se croisent en résonnant l’allemand, l’hébreu et l’anglais. Il le questionne sur la signification des abréviations portées dans les marges des courriers à l’encre évanescente, reproduits au carbone sur papier pelure, par exemple « I. A. » pour « Im Auftrage », ou bien ce « S » qui parsème la liasse. Mais lui, l’accusé, qui a pourtant signé dix-huit ans plus tôt ces courriers de son titre et de son nom, ne s’en souvient plus. Il bute sur le sens de ce « S » englouti dans l’oubli. Ou par feinte. Dos au public, l’avocat se lève de sa masse pesante. Suivant qu’il redresse la tête en direction du président ou qu’il l’abaisse vers la feuille qu’il tient devant lui son cou rasé ondule ou se tend. Quelle était la chaîne de commandement en Hongrie ? Telle est la question. Dans le micro passe le craquement du papier. À la fois concentrée et absente, blonde, une mousse de cheveux tenue par une barrette sur le devant et queue de cheval, légèrement boulotte, tailleur sombre, sa secrétaire se tient à ses côtés. Visage asymétrique, agité de contractions, front ridé cerné par deux bandes de cheveux noirs, cadré par des lunettes à monture sombre, casque à écouteurs sur les oreilles, l’accusé se tient dans sa boîte transparente dont la vidéo écrase la perspective. Il se gratte le nez puis pose les mains bien à plat sur ses cuisses. La secrétaire s’évente à l’aide d’une feuille de papier. Les juges, les épaules couvertes d’une toge noire, portent eux aussi de fines cravates noires et compulsent les dossiers reliés de toile ainsi que les documents épars devant eux. Sous l’emblème du chandelier à sept branches encadré des deux rameaux d’olivier, le président passe sa main sur son crâne chauve et constellé de taches de rousseur. À la pose, dans un brouhaha, elles en robes d’été, les épaules nues, eux en chemisettes blanches, la foule à la fois effrayée et soulagée se lève en se haussant pour mieux le voir, lui, en quittant la salle. Dans le champ de l’une des quatre caméras Marconi un numéro bleuâtre tatoué sur un avant-bras gauche apparaît. Il est le premier à revenir, regagnant son habitacle blindé, sortant un grand mouchoir blanc de la poche intérieure de sa veste, essuyant méticuleusement ses lunettes, les deux paires, l’une pour voir de loin, l’autre pour voir de près, époussetant la tablette devant lui, posant avec précaution le casque à écouteurs et se mettant aussitôt à feuilleter les piles de papier, ouvrant une chemise tout en appuyant sur le bouton de son stylo pour en faire sortir la pointe, inscrivant un seul trait et refermant la chemise, jetant un coup d’œil au public qui l’observe en coin, replongeant aussitôt dans les papiers. Ensuite il parle à son avocat par le micro, leurs bouches s’ouvrant et se refermant sur des mots à jamais perdus, ses lèvres à lui formant en conclusion l’affirmation jawhol. L’image vidéo se brouille, EICHMANN TRIAL 4.2.2 NTSC-PAL, disparaît dans un gondolement grisâtre puis réapparaît. L’audience reprend à la question de l’échange d’un million d’entre eux contre dix-mille camions. Entre ses deux gardes en casquettes plates, l’accusé fait penser à un clown blafard. Cinquante mille furent déportés à pied des environs de Budapest. Le président et l’avocat observent un autre document, se demandant si la virgule a été biffée ou s’il s’agit d’un point. De sa voix grasse, dans cette langue qui rappelle le bruit du clapot nocturne sur un lac éclairé par la lune, l’avocat poursuit patiemment ses recherches d’erreurs, sa secrétaire s’ennuyant à côté de lui, les traductions non pas simultanées mais consécutives aux prises de parole, décalées, se traînant dans l’air, suspendues, reprenant en écho les multiples voix qui se succèdent et se croisent dans la torpeur de la salle, formant une polyphonie désarticulée, déglinguée même, l’avocat demandant s’il a sous les yeux la somme de deux mille ou bien de deux cents dollars et fourchant sur une syllabe, disant « Hitler » au lieu de « Himmler », le président le reprenant, disant « Himmler », et lui continuant impassiblement à dire « Hitler ». Suivant le mouvement de flux et de reflux par lequel le procès avance à grands mouvements de balance, c’est désormais au procureur général d’interroger l’accusé. Le crâne en forme de virgule, couronné d’une bande de cheveux noirs, quelque chose d’un passereau au petit bec pointu, lunettes aux verres légèrement teintés et dépourvus de monture, haussant le ton, prenant des poses, pivotant sur lui-même, se renversant en arrière, se dressant sur la pointe des pieds, ouvrant les pans de sa toge telles de grandes ailes noires, forçant ses expressions, jouant la sérénité comme s’il incarnait la conscience avec un c majuscule ou la justice avec un j majuscule, ou bien les deux à la fois et même peut-être plus encore, il demande :

— Reconnaissez-vous avoir été complice du meurtre de millions de Juifs ?

L’interrogé se lançant alors dans de tortueuses arguties sur la différence entre la culpabilité du point de vue intérieur et la culpabilité du point de vue juridique, répétant qu’il obéissait aux ordres, que cela n’était pas de son ressort, qu’il devait en référer à ses supérieurs, et suggérant que la question de sa culpabilité soit examinée après celle de sa responsabilité. Le procureur général s’énervant et réclamant :

— Je veux une réponse.

Et poursuivant :

— À la fin de la guerre vous avez déclaré à vos proches que vous étiez prêt à sauter joyeusement dans la tombe car le sentiment d’avoir tué cinq millions d’ennemis du Reich vous remplissait de satisfaction.

Évoquant lui aussi un volatile, mais acculé, un grand rapace déchu, l’accusé se défend bec et ongle dans un ultime combat, le visage agité de tics, les rides de son front s’ourlant en vagues, ses lèvres se tordant en un masque, répétant les termes des questions, les esquivant, les reformulant, tentant de se faire tout petit, invisible, de disparaître à travers les mailles du filet que le procureur général resserre inexorablement question après question afin de saisir une vérité évanouie, voulant à toute force faire jaillir un aveu de sa bouche, tel un automate l’autre se lève, s’assoit, se relève sans fin, comme monté sur un mécanisme à bascule, reprenant pour la énième fois son argumentation, niant et niant encore, repoussant les assauts lancés contre lui par cet accusateur à tête d’oiseau qui tente de le mouiller jusqu’au cou au fond de l’abomination. De sa voix de spécialiste il affirme :

— Je n’ai rien à voir avec les groupes d’intervention en Pologne, je préparais les plans de transport.

Et il continue :

— Madagascar était mon idée, je voulais mettre une terre sous leurs pieds, ou pour être plus précis j’étais l’un de ceux qui ont avancé cette idée.

Puis le procureur général poursuit :

— Quand avez-vous entendu pour la première fois l’ordre de Hitler de procéder à la solution finale de la question juive ?
Alors, stylo en main, appliqué, il parcourt les méandres de sa mémoire pour retrouver quand il a entendu pour la première fois parler de la solution finale. Ou bien cherchant plutôt quelle réponse lui sera la moins défavorable. Dans l’assistance, un gros individu en chemise à carreaux bâille. Quand était-ce ? Sans doute de la bouche de Reinhard Heydrich.

— Cela devait être en août ou septembre, dit-il.

Et le procureur général :

— Avant novembre ?

— Oui, avant. Les arbres avaient encore leurs feuilles.

Habitué depuis toujours aux échanges verbaux piégés, il continue de tourner autour des questions, se faisant repréciser le sens des mots, détournant les propos tout comme il dirigeait autrefois les convois vers telle ou telle destination fatale, quitte à les abandonner sur une voie de garage, en pleine campagne, abdiquant son titre d’Obersturmbannführer pour celui d’Obersturmbahnführer, changeant sa casquette noire et argent à tête de mort pour celle d’un simple chef de gare, en toile sombre et à l’aigle stylisé doré, de sorte que les interrogations du procureur général se perdent dans des plaines sans fin, loin à l’est de la réponse attendue :

— Je m’occupais des questions de transport. J’avais par exemple à établir les grilles horaires des trains.

Ou encore :

— Ma mission était de rédiger les invitations à la conférence de Wannsee. En d’autres termes, de m’occuper du travail administratif et de faire venir ces personnes à la conférence.

Jour après jour, tout au long de l’été qui resplendit au dehors, isolée du monde extérieur auquel elle est seulement reliée par le câble de la régie vidéo, la salle se remplit du public un peu las, plus parsemé à chaque session, l’accusé prenant place dans sa cage, sortant son mouchoir, s’essuyant le nez, se livrant à son méticuleux rangement, les membres de l’accusation et l’avocat ainsi que ses aides raclant les pieds de leurs fauteuils, la garde annonçant dans un cri guerrier les trois juges qui entrent d’un seul mouvement et s’assoient sur leurs hauts sièges sous le chandelier :

— La cour !

Cette fois l’assistance est de nouveau comble. C’est l’heure du réquisitoire. Derrière un massif de micros, trois jours durant, phrase après phrase, de sa voix légèrement sifflante, dans cette langue revenue de loin, pour ainsi dire ressuscitée du vieux Talmud, saturant le haut-parleur mal réglé, le procureur général cerne le crime auquel il affirme ne trouver aucun précédent dans l’histoire, nouant les événements les uns aux autres depuis le lavage du trottoir à la brosse à chiendent devant l’hôtel Metropol, à Vienne, par un vieux rabbin à quatre pattes sous les coups de jeunes gens rigolards en uniforme verdâtre, jusqu’aux déshabillages hâtifs au débarquement du train le long de la rampe de béton, suivis de la course entre deux rangées de fil de fer barbelé vers un petit bois de bouleaux, le long de quelque Himmelstraße vers la chambre à gaz, le repoussant, lui, l’accusé, hors du cercle tracé par le mot « humanité », faisant lever la moisson sanglante et demandant une fois encore quel était le rôle exact du département IV-B4, mais l’image vidéo se fragmente en petits carrés noirs, gris et blancs. Casque sur les oreilles, le visage constamment agité de tics, l’accusé écoute, continuant de prendre des notes. Tandis que le crâne du président accroche la lumière du néon, prenant appui sur le pupitre devant lui, la main à hauteur de la poitrine, écartant les bras, s’accrochant des deux poings aux pans de sa toge, découvrant les manchettes de sa chemise, le procureur général sort pièce après pièce, accumule preuve sur preuve :

— Il est responsable de tout ce qui est arrivé, des côtes de l’océan Arctique jusqu’à la mer Égée, des Pyrénées à l’Oural.

Convoquant de nouveau le souvenir des témoins, reprenant une fois encore la litanie des souffrances, faisant resurgir les infernales visions, se passant la lèvre inférieure sur la lèvre supérieure, martelant chaque syllabe de sa voix qui tranche l’atmosphère confinée de la salle violemment éclairée, la caméra cadrant les visages affligés de l’assistance, après quoi il marque un long silence. L’avocat écoute. Appuyé au mur, la casquette légèrement relevée, un garde se passe les doigts sur les yeux.

— Höss confirme le rôle d’Eichmann dans la décision d’utiliser le Zyklon-B, continue-t-il.

Le président écoute. Se passe la main sur le visage. Contraint de se taire, le visage fatigué secoué de spasmes, notant toujours, l’accusé ne cesse d’écrire, se raccrochant aux traces écrites comme à une planche de salut, répondant intérieurement point par point, ou tentant de desserrer au moyen de ses griffonnages l’étreinte des innombrables nœuds que le procureur pose un à un, inexorablement, pour l’étouffer, répétant son nom, le faisant résonner dans l’enceinte de la salle, Eichmann, Adolf Eichmann, Adolf Otto Eichmann, Obersturmbannfürher Eichmann, et bien au-delà de l’enceinte de béton tout autour de la planète par le canal des médias, essayant le procureur général de faire entrer son nom dans chaque tête de chaque Terrien, de toute la force de sa voix fine, son nom accompagné des images en noir et blanc de son visage banal de fonctionnaire zélé, sa silhouette funèbre cadrée par les montants de la cage de verre, expédiées chaque jour par avion sous forme de bandes vidéo vers les capitales du monde entier afin d’alimenter les écrans bleutés au pied desquels les familles s’assoient à même la moquette, sirotant un coca, comme sur une photo publicitaire. Alors que l’Allemagne se bat pour sa survie, lui doit obtenir des trains. L’avocat commence à avoir mal aux oreilles à cause du casque dans lequel la voix du procureur général lui parvient en traduction. L’écartant, il l’ôte de sa grosse tête et plaque l’écouteur directement contre le pavillon auditif. Il dit aussi que, naturellement, les enfants prennent moins de place et moins d’air. Un silence. Alors que les caméras continuent de filmer heure après heure, comme si elles voulaient doubler le flux de ce moment à mesure qu’il s’échappe, afin de le sceller à tout jamais, cadré en contre-plongée le procureur général s’achemine vers la fin, l’évacuation de Budapest à pied, construisant des séquences narratives, reconstituant des bribes de dialogues, montant dans les aigus, racontant la femme accouchant à même le sol de béton poussiéreux du quai, haletant dans les souffrances, gémissant, tandis que le Lagerführer se poste devant elle, lui aussi en contre-plongée, mains aux hanches, ayant fait braquer un projecteur et déclarant :

— Je veux voir comment on arrive en ce monde.

Les traducteurs se relayant, une voix féminine succédant à une voix masculine, au soir du troisième jour le procureur général conclut son interminable démonstration, prouvant que l’accusé n’était pas du tout le pantin qu’il prétend avoir été, que sa vie d’alors n’avait rien de celle d’une marionnette, mais qu’il avait été au contraire le cerveau vivant de toute cette affaire, celui qui tirait les ficelles, faisant le tour de sa « personnalité satanique », tentant d’emporter la conviction des trois juges impassibles, s’élançant une nouvelle fois, grimpant jusqu’à la fin dans un crescendo d’où il ne redescend plus, rappelant qu’ils ont tous disparu, qu’ils ne reviendront plus, convoquant même le prophète Joël pour réclamer enfin justice et punition. Une fois encore, la salle se vide sous l’œil de la caméra, laissant les trois fauteuils des juges vides, la cage de verre vide, les fauteuils de la défense et de l’accusation vides, les rangs du public et de la presse vides. Quelques jours plus tard, par un mouvement de ressac, dans la lourdeur de l’été la salle se remplit de nouveau de robes à motifs imprimés et de chemisettes blanches. C’est de nouveau à la défense de parler. L’interprète tousse, l’avocat se lève, massif, sobre, professionnel. L’accusé se montre plus détendu, souriant presque, volubile, cherchant à qui parler et s’adressant au garde qui se détourne. De sa parole onctueuse, l’avocat effeuille une à une les accusations portées par le procureur général en réfutant l’un après l’autre les quinze chefs d’inculpation, commençant par la périphérie, l’appartenance à des organisations criminelles, pour finir par le cœur des charges qui pèsent sur son client, tentant séquence après séquence de démonter l’œuvre verbale du procureur général afin de défaire les nœuds qui l’entravent. Il parle debout puis s’assied et laisse passer la traduction, en hébreu dans les haut-parleurs pour la salle, en anglais dans les casques pour la presse étrangère. Sa nuque grasse ondule contre le col de sa chemise blanche. Son visage bulbeux absorbe toute émotion. Prenant bien garde à ne pas prononcer son nom à lui, le contournant, creusant sa place vide, l’appelant simplement « l’accusé », il poursuit sa démonstration. Rejeté en arrière sur son fauteuil, l’ongle du pouce entre les dents, sans casque, le procureur général le fixe. Aucun des juges ne porte d’écouteurs car la langue de la défense leur est familière. Elle constitue même la langue maternelle de la plupart d’entre-eux. Dans la moirure de la vidéo, l’avocat lit de manière neutre, presque scolaire, avançant ses arguments qui tentent de lever comme par magie chacune des accusations, comme si un signe de ponctuation ou un mot pouvait non pas défaire ce qui avait été fait mais effacer les liens entre l’infernal passé et l’individu qui se trouve dans la cage transparente, faisant observer que les quatre puissances ont bien révisé le texte de la Charte de Londres afin de remplacer un point-virgule par une virgule, oui, un point-virgule par une virgule, puis se lançant dans un échange avec le président sur l’emploi des mots Menschlichkeit et Menschheit. Tous deux tombent d’accord. En conclusion, l’avocat met en garde le tribunal contre la tentation de la vengeance. D’une voix maintenant presque douce, il en appelle au roi Salomon pour demander non pas l’impossible pardon, non pas l’acquittement, mais le suspens, que les poursuites restent figées dans l’air, oui, que les charges soient suspendues. À sa suite, le président prend la parole et donne rendez-vous pour le rendu du jugement. La cour se retire. Le public sort lentement. L’accusé ramasse son stylo, range ses papiers et laisse de nouveau derrière lui son fauteuil vide dans sa cage vide.

Tandis qu’ils, c’est-à-dire eux, à l’appel du Front de libération nationale, les Algériens ou Français musulmans ou indigènes ou Arabes ou quoi, musulmans français, Nordafricains ou FMA, les femmes poussant des youyous, devant avec les enfants, suivis par les pères, les maris, les frères, en bras de chemise, qui brandissent de rares drapeaux verts et blancs frappés du croissant et de l’étoile rouge, maladroitement confectionnés, tous descendant au matin dans les rues d’une blancheur pierreuse, aux rideaux de fer baissés, déjà frappées d’un grand soleil, où apparaissent ici ou là sur les murs les trois lettres O A S hâtivement tracées à la peinture noire, mal étalée, alors que les vignobles de la Mitidja sont vidés de leurs travailleurs, les routes désertes, la campagne gorgée de lumière laissée au seul chant des insectes et des crépitements d’herbe, ils viennent de leurs faubourgs vers les quartiers dits européens, envahissent les places des hôtels de ville, se massent face aux policiers, aux gendarmes, aux légionnaires qui leur barrent la voie, criant des slogans, « Tahia El Djazaïr », jouant et rejouant un nouvel épisode du dit « drame algérien », suivant ce scénario sans cesse répété : de fatals coups de feu qui claquent dans la foule ou depuis les toits ou depuis une fenêtre, entraînant la panique, le débordement des forces de l’ordre alors contraintes comme dit le journal de faire usage de leurs armes, ouvrant le feu, la foule s’éparpillant et laissant derrière elle la rue jonchée de cadavres et de blessés gisant dans la chaleur qui monte du sol. Il est midi. À Constantine dix-sept morts. À Bérard trois morts. À Miliana deux morts. À Guyotville six morts. À Castiglione onze morts. À Télergma deux morts. À Fouka cinq morts. C’est alors qu’ils, les glorieux pleins d’épaulettes, d’étoiles et de galons désormais factieux, tous plus ou moins compagnons de l’ordre de la Libération, les couturés de Bir-Hakeim, de Diên Biên Phu, les plus décorés de France maintenant félons, passent devant leurs juges, revendiquant leur attristant complot par les mots « honneur », « devoir » ou « trahison ». Trois généraux et cinq colonels en fuite, tous dégradés, sont condamnés à mort par contumace, au titre de l’article 99 du Code pénal tout juste révisé pour faire face à la circonstance, en raison de leur pronunciamiento militaire à l’apparence d’un quarteron de généraux en retraite mais dont la réalité est celle d’un groupe d’officiers partisans, ambitieux, fanatiques. C’est alors qu’en bordure du lac de Genève, dans un château isolé aux fenêtres en ogive, arrivent chaque jour de la rive suisse, dans la bulle d’un hélicoptère Alouette, les fiers guerriers sortis de leurs djebels, les émissaires du gouvernement provisoire de la république algérienne, à la rencontre des juristes madrés de la république bleu blanc rouge, enfin décidés ces derniers à franchir les montagnes de méfiance et les abîmes d’outrecuidance de leurs interlocuteurs, essayant de se parler, le mot tabou d’« indépendance » venant tout juste d’être lâché, comme incidemment, au détour d’un discours en province par le général président, mais butant les deux délégations sur la question du Sahara, refusant de s’avancer sur ce terrain sableux où se préparent la conquête de l’espace, la force de frappe et la puissance énergétique, transformant ce désert vaste comme un océan en une étroite impasse, et pour le moment se séparant là.

Enfin, c’est à lui de voler. Il est le troisième. Dans sa combinaison d’aluminium dont les moirures ondoient dans la lumière des néons, sa tête de boy bien portant, souriant et relax, enserrée dans son casque, aidé par les techniciens tout de blanc vêtus, calot sur la tête, en ce petit matin d’été, avant le lever du soleil il se glisse par la trappe d’accès dans la capsule qu’il a lui-même baptisée Liberty Bell 7, amarrée au faîte de la fusée Mercury Redstone IV qui s’apprête à crever le ciel de Floride. Lui c’est Virgil Ivan « Gus » Grissom de l’US Air Force. Sur son siège moulé à la forme de son corps, il voit s’agiter devant lui les mains des techniciens qui lui sanglent les genoux, la taille et la poitrine, mettent en place les capteurs biométriques, relient aux valves de sa combinaison les tuyaux de pressurisation et de régulation de la température, l’alimentation en oxygène au niveau de la ceinture et, sur le casque, la sortie d’évacuation du gaz carbonique et des autres impuretés, poils, poussières, transpiration. Après un dernier salut, un serrage de mains maladroit à travers les gants, la trappe est refermée sur lui et fixée par soixante-dix boulons de titane. L’astronaute Virgil Grissom se glisse dans le compte à rebours, couché sur le dos, sans presque pouvoir bouger, les jambes à angle droit, posé en haut du tube blanc et noir marqué UNITED STATES qui se dresse dans la douceur matinale. Aucun bruit ne pénètre plus la capsule hormis les voix qui lui parviennent par les écouteurs dans le casque. Quarante-cinq minutes avant la mise à feu, un technicien remarque que l’un des boulons de la trappe présente un défaut d’alignement. Après trente minutes d’arrêt du compte à rebours durant lesquelles les responsables du centre de contrôle discutent de son remplacement, il est décidé de le laisser tel quel. Allongé, tête face au ciel, l’astronaute attend avec un peu d’appréhension. Son pouls oscille entre soixante-deux et cent seize battements par minute. Intervient un nouvel arrêt du compte à rebours car les projecteurs qui éclairent le pas de tir gênent les mesures télémétriques. De toute façon il fait maintenant grand jour. Quinze minutes de délai sont encore nécessaires afin de laisser se dissiper un voile nuageux susceptible de brouiller les images captées par les caméras de télévision. Après trois heures et vingt-deux minutes depuis le déclenchement du compte à rebours, la fusée s’arrache à vingt-neuf mètres par seconde dans un crachement de flammes. L’astronaute Grissom est surpris par la douceur du décollage. Sur sa droite, il voit la tour de lancement s’éloigner comme si elle partait à la dérive dans une traînée de fumée. Puis la fusée se met à vibrer pendant vingt secondes. La force d’accélération le plaque contre son siège et l’oppresse sans toutefois altérer ses facultés. Son cœur marque cent soixante-deux battements par minutes. À travers le hublot il voit le ciel passer du bleu le plus clair au noir le plus profond. À deux minutes seize secondes de vol il s’écrie :

— Et je vois une étoile !

Sept secondes plus tard, à la vitesse de mille neuf cent soixante-neuf mètres par seconde, le moteur de lancement est coupé, la tourelle de secours qui coiffe le vaisseau éjectée et une seconde plus tard le bruit sec des moteurs-fusées annexes signale que le lanceur lui-même est largué. Il ressent une sensation de basculement dans le vide et réalise l’état d’apesanteur aux objets qui se mettent à léviter dans la cabine. À cent quatre-vingt-dix kilomètres et trente-deux mètres au-dessus de la boule bleue, l’astronaute est rivé au spectacle qui s’offre à lui : mille trois cents kilomètres de panorama terrestre. Ce n’est pas une première mais presque. Car s’il est venu jusque-là c’est pour voir. La Terre brille. Le ciel est noir. La courbe de l’horizon bien nette. De la Terre vers ciel s’étend une ligne d’un bleu lumineux qui s’étage graduellement jusqu’au noir bleuté le plus profond. Mais entre ce bleu le plus foncé et le noir il distingue une zone d’un gris flou. À quoi pense l’astronaute Grissom ? À rien. Il agit. Durant les cinq minutes d’apesanteur qui lui sont allouées avant de redescendre il doit se concentrer sur ses instruments. Il effectue une série de contrôles et prend les commandes manuelles pour tester le comportement du vaisseau. Par rapport à l’entraînement il les trouve molles. À l’aide du levier, il exécute un mouvement de lacet mais va trop loin. Remettre le vaisseau dans la bonne position nécessite un délai plus important que prévu. Il est donc débordé et passe vite sur le mouvement de roulis. Après le mouvement de tangage, il bascule le vaisseau de manière à bien voir le paysage terrestre. Sous la brume des nuages il aperçoit des sortes de montagnes mais n’arrive pas à les identifier. Soudain, avec une netteté translucide, c’est bien le cap Canaveral. Il est venu pour voir. Alors il voit Meritt Island, la Banana River, l’Indian River, et peut-être West Palm Beach. Mais le vaisseau doit déjà être placé en position de rentrée. L’astronaute au prénom de poète antique enclenche les trois rétrofusées et la cabine prend la bonne inclinaison par rapport à l’axe de la Terre. Son pouls bat maintenant à cent soixante et onze. L’astronaute jette encore un coup d’œil pour tenter de voir les étoiles mais ce sont les rayons du soleil qui envahissent la cabine. La rentrée dans l’atmosphère se fait sans problème. L’astronaute ne sent pas vraiment les vibrations dues à l’accélération. Il continue de reporter au centre de contrôle les mesures de consommation électrique et de carburant. À six mille quatre cents mètres il voit le parachute de freinage se déployer. Puis les tranches orange et blanches du parachute principal. Il remarque une petite déchirure mais elle ne s’agrandit pas. La vitesse du vaisseau chute à huit mètres et demi par seconde. L’astronaute continue de lire les données sur ses instruments de contrôle et de les transmettre :

— Je vois l’eau approcher, dit-il.

La cloche de la liberté se pose sur les vagues dans un bruit sourd. Son cœur bat alors à cent trente-sept. L’impact est moins rude qu’il ne s’y attendait. Le vaisseau reste d’abord couché puis se redresse et roule dans la houle. Par bravade de pilote il a fait peindre un trait blanc en zigzag sur le corps du vaisseau en souvenir de la cloche fêlée qui avait retenti avec une sonorité mate au moment de la déclaration d’indépendance. Pour l’instant il se prépare à sortir. Il ouvre la visière de son casque, déconnecte l’alimentation en oxygène, détache le casque lui-même de sa combinaison, ôte les sangles de poitrine et de hanches, dégage le harnais qui tient ses épaules puis la sangle qui bloque ses genoux et débranche le cordon des capteurs biométriques. Mais le joint de caoutchouc du col de sa combinaison lui résiste et il le laisse en place. L’astronaute entre en liaison avec les hélicoptères de récupération alors situés à trois kilomètres deux cents. Le pilote du premier hélicoptère lui demande s’il est prêt à être treuillé. L’astronaute demande environ cinq minutes pour effectuer les quelques relevés finaux. Gêné par ses gants, il note sur un tableau au crayon gras la position des interrupteurs on-off. Quand il a fini, il signale à l’hélicoptère qu’il est prêt. Suivant la procédure, il attend que l’hélicoptère lui signifie que la capsule se trouve légèrement soulevée pour actionner le détonateur d’ouverture de la trappe. C’est à ce moment seulement qu’il devra retirer son casque et sortir. Il arme l’explosion de la trappe en dégoupillant le détonateur et patiente sur son siège. Il commence à avoir très chaud. Il s’apprête à enlever le couteau de secours fixé à la trappe, un vrai couteau tel qu’en possédaient les pionniers à l’époque de la Frontière, il pense l’emporter comme un souvenir de son exploit. Mais d’un coup c’est la trappe et ses soixante-dix boulons qui sautent d’eux-mêmes. Le bleu du ciel se découpe dans l’ouverture trapézoïdale. L’eau s’engouffre dans la cabine qui s’enfonce déjà. L’astronaute arrache son casque, agrippe le bord de l’orifice de métal, se hisse hors de l’habitacle et saute à l’eau. Mais il s’emmêle dans les courroies du réservoir de teinture verte destinée au repérage de la capsule. Il se sent tirer vers le fond avec son vaisseau. Il parvient à s’extirper et se met à nager, encombré dans sa combinaison. L’hélicoptère essaie de soulever la capsule mais elle est trop alourdie par l’eau embarquée et il lâche sa prise. En train de se débattre dans l’océan agité par les pales de l’hélicoptère, l’astronaute Grissom voit sa cloche sombrer. Conçue pourtant pour flotter, sa combinaison au col mal ajusté se remplit d’eau car il a oublié de refermer la valve d’admission de l’oxygène. En plus, dans sa poche gauche il a emporté deux rouleaux de cinquante pièces de dix cents, trois billets d’un dollar et quelques modèles réduits de la capsule en guise de cadeaux porte-bonheur à rapporter de son excursion dans l’espace. Son battement cardiaque n’est plus enregistré. La combinaison s’alourdit, les vagues le submergent, il se voit couler, il boit tasse sur tasse, il s’enfonce et suffoque, hurlant après l’hélicoptère qui ne se décide pas à lui lancer un harnais.

Au même moment, comme de jeunes dieux insouciants du procès, des événements d’Algérie et des vols dans l’espace, ils, c’est-à-dire les jeunes mariés, réfugient leur amour sur le lac pour une lune de miel faite de balades à pied – escaladant les pentes pour jouir depuis un rocher de schiste bleu turquoise, hérissé de pins, du point de vue plongeant sur la surface liquide bleue azur bordée de chênes et de hêtres, paysage doucement funèbre malgré le clair ciel d’été pommelé de nuages, qui se reflète sur l’eau, goûtant le silence balayé d’un vent léger, au milieu de la nature aussi resplendissante qu’eux – en bateau qu’ils empruntent au centre SNCF de Guerlédan, à Beau-Rivage, se laissant dériver sur leur Vaurien à fleur de l’eau noire, opaque, recelant dans ses profondeurs les secrets de villages d’Ys modernes engloutis – plus loin à vélo à la recherche de menhirs dont les énigmes archéologiques ouvrent sur d’autres dimensions que les loisirs populaires d’une base nautique aménagée en lisière d’un barrage hydroélectrique, puis quand le jour s’atténue vers la nuit en rougeoyant ils rentrent coucher à la petite maison, chez ses grands-parents à elle. Parfois, ils retournent le soir à Beau-Rivage prendre un verre avec les copains. Car c’est aussi le temps des copains. Le matin, il moud le café en écrasant les grains sous les tours de manivelle, lui apporte un bol de lait frais et la journée recommence, radieuse, se nourrissant l’un de l’autre, sans fin. Souvent, ils s’écartent du chemin, laissent tomber leurs vélos, abordent la rive, amarrent le voilier à une grosse pierre grise et glissent sous les hautes fougères, regardant le ciel à travers l’émeraude de leurs longues feuilles courbes, comme si la Terre s’était renversée d’un coup, isolés sous ce vitrail vert et bleuté qui leur fait une cabane translucide, dans la chaleur de l’été et les bruissements des insectes, elle s’ouvre à lui et lui la pénètre lentement, largement, longtemps, au plus profond du tendre.
C’est alors qu’il explose en elle et que deux cents millions s’élancent pour un voyage au long cours d’une quinzaine de centimètres, jusqu’à cette ampoule tout au fond de l’une des deux trompes. Laquelle ? La gauche ? La droite ? Pas se tromper. C’est là qu’elle attend, venue à son heure, là pour ça, en suspens, la bille ambrée. Pour l’instant mêlé à quelques centaines de rescapés, le seul, l’unique franchit la première cavité voûtée où des millions sont déjà tombés, rongés d’acide. La troupe envahissante a désormais passé le col dont le mucus s’est distendu à son approche, et même liquéfié, élargissant la voie, ouvrant de véritables canaux, retenant dans ses rets les déficients, les atypiques, les suspects d’entre les spermatozoïdes qui se glissent ensuite le long de la paroi pour une escalade aventureuse, marquant parfois une pause, des groupes entiers s’arrêtant pour s’abriter dans les cryptes encaissées de la muqueuse. Puis, conduits par une tactique indiscernable, ils reprennent leur ascension jusqu’à atteindre l’entrée du goulot qui mène à la sacro-sainte ampoule. Le lieu de rendez-vous. Faites vos jeux. Combien se sont perdus en route ? Tous hyperactifs, désordonnés, avançant en balayant follement la tête d’un côté, de l’autre, fouettant ce milieu alcalin de leur fine queue jusqu’à se placer à l’entrée du tube, en embuscade, attendant que l’ovule jaillisse de son follicule. Rien ne va plus. Alors, tous l’assaillent par vagues déferlantes, attaquant la pellicule protectrice dont la bulle ovulaire s’est vêtue en érodant sa surface par des jets d’enzymes, la forant pour percer son chemin vers son enveloppe. Un simple coup de dés qui mène, dans l’ivresse, du destin à la statistique. C’est à cet instant qu’il vainc, le seul, l’unique, l’élu, perdant sa coiffe qui se désagrège et s’éparpille en lambeaux, en même temps que sa tête où est enfermé le précieux message pénètre à grands coups dans la zone dite pellucide, suivie de son flagelle qui bat furieusement – tout cela non dénué de vis comica – cherchant à forcer l’entrée de la boule jaune, effleurant la membrane et s’y arrimant d’un coup. C’est maintenant elle, la boule, qui l’aspire et se referme en absorbant le précieux contenu tandis que lui s’accroche à l’intérieur, les deux se fondant l’un dans l’autre et rejouant à l’échelle cellulaire l’éternel et toujours unique ballet du coït. Aussitôt, la surface de l’ovule se durcit et rejette de sa cuirasse les prétendants malheureux qui disparaissent dans l’abîme.

Enfin, c’est à lui de voler. Il est le quatrième. Sur la steppe, la chaleur de l’été dissipe la rosée de la nuit. Les épaisses touffes herbeuses d’armoise et de sarriette, dans lesquelles les criquets stridulent, exhalent une odeur âpre et poivrée. C’est le début d’une grande et belle journée d’été. Lui, il est seul tout là-haut, au faîte de la fusée, vêtu de sa combinaison orange vif, sa mèche de beau gosse soviétique ramassée dans son casque blanc sur lequel se détachent en rouge les lettres CCCP, enfermé dans sa capsule nommée Vostok 2. Cap à l’est. Par le hublot, il voit les tours de montage de la fusée qui s’évasent. Seul dans sa boule de métal, à trente mètres au-dessus du tube argenté marqué BOCTOK, le cosmonaute Guerman Titov sent les millions de chevaux-vapeurs le pousser vers le ciel. La fusée semble s’immobiliser. Aucune peur. Il sait exactement vers quoi il va. La fusée tremble. Il sent peser sur lui un poids énorme. Il regarde la Terre s’éloigner, s’élargir l’horizon violemment éclairé par les rayons du soleil. Séparation. Les deux étages de la fusée se détachent dans une secousse. Il appréhende l’instant imminent où il va échapper à l’attraction. Il éprouve une euphorie mêlée d’une nostalgie irrépressible pour la planète natale. Le passage de la pesanteur à l’apesanteur se révèle pourtant insensible. Aussi infime que le passage du mot pesanteur au mot apesanteur dans la langue française. La mise sur orbite lui échappe. Il a juste l’impression de s’être retourné et d’avoir la tête en bas. Très vite il souffre de nausée. Il prend une position ramassée sur son siège et évite tout mouvement de la tête. Il a envie de vomir. Les rayons solaires l’aveuglent. Il éteint la lumière. Il ouvre le hublot de son casque. Mais Vostok 2 entre déjà dans l’ombre de la Terre. Sur l’immense ciel nocturne, les étoiles s’allument. Du fond de son cerveau lui revient le vers de Mikhaïl Lermontov :

― Et l’étoile parle à l’étoile.

Toujours gêné par le mal de l’espace, il passe en commande manuelle et effectue diverses manœuvres prévues dans son plan de vol. Chaque fois son estomac manque chavirer avec lui. C’est la nuit la plus courte. Il sort de l’ombre de la Terre. L’aube émerge suivie de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. L’aurore. La cabine est envahie d’un coup par la lumière du soleil. À l’horizon, la Terre s’ourle de bleu. Il voit les nuages. Il voit les fleuves. Il voit les montagnes. Il est toujours nauséeux. Malade comme un chien de l’espace. Au début de sa deuxième orbite, par la radio il adresse son rapport au Comité central, au gouvernement, au camarade et premier secrétaire-président :

― Je me sens bien, dit-il.

Au-dessus de l’Afrique, tachetée de vert et de jaune telle la peau d’un léopard, le cosmonaute Titov adresse un salut fraternel aux peuples qui se libèrent du joug de l’impérialisme. Il voit la mer Méditerranée. Il survole de nouveau la terre russe. Il voit ses plaines infinies, ses forêts, ses fleuves, dans un chatoiement coloré, du vert émeraude des vastes étendues agricoles du sud à la blancheur de neige de la Sibérie. Quand il commence sa troisième révolution autour de la boule bleue, il reçoit un message de Youri Gagarine :

― Je t’embrasse, mon ami, lui dit-il.

Puis il se lance dans des considérations grandiloquentes sur la gloire de la patrie. Le cosmonaute Guerman Titov  n’arrête pas de prendre des notes dans son carnet de bord. Mais qu’est-ce qu’il écrit ? La caméra transmet l’image de son visage cerclé de son casque et pris dans les lignes horizontales de la vidéo. Il sourit. Parfois son carnet, dont la couverture s’orne de la faucille et du marteau sur fond de globe terrestre, flanquées de gerbes de blé, sous l’étoile rouge et au-dessus d’un soleil levant, bouche le champ de vision. Il s’en rend compte et s’efforce de le garder sur les genoux. Par les émetteurs à transistors, deux à ondes courtes, deux à ondes ultra-courtes, et les micros fixés dans la cabine, il reporte chaque moment qui passe à l’Ingénieur Principal. Lui parvient le brouhaha de voix, de sons et de musiques qui se mêlent autour de la planète, une cacophonie qui croise une valse de Strauss, le prêche d’un pasteur américain appelant Dieu, un jazz plein de révolte, une chanson russe, et au-dessus de ce bruissement ininterrompu, le bulletin d’information qui relate son vol, l’écho de son exploit dans toutes les langues, la célébration de la victoire soviétique, comme s’il se dédoublait, à la fois ici dans l’espace et là-bas sur la Terre. À quoi pense le cosmonaute Guerman Titov ? À la libération des peuples. À Lénine. À l’anniversaire de Hiroshima. Au programme que la Pravda vient de publier et qui doit être présenté au XXIIe congrès du parti pour l’édification du communisme en U.R.S.S. : « Le communisme établit la Paix, le Travail, la Liberté, l’Égalité et le Bonheur de tous les peuples sur la Terre. » À midi, son plan de vol prévoit qu’il déjeune. Il n’a pas faim. L’estomac toujours révulsé. Mais c’est prévu au plan. Il tend la main vers la boîte de nourriture et en extrait le premier tube. Avec un haut le cœur, il le fourre dans sa bouche. Il absorbe une demi bouchée de pâte verte. Des petits pois ? Il déglutit avec peine. Le deuxième tube est pire. Pâté de foie. Il se force. Pour boisson, jus de cassis, également en tube. Des bulles s’échappent et restent en suspens comme si les baies se reconstituaient dans la cabine. Il est le premier à manger dans l’espace. Il doit manger. Mais la répulsion est plus forte et d’un coup la purée, le pâté et le jus de fruit fusent en une nappe qui s’étale dans l’habitacle, lui éclabousse le visage et s’effiloche en filaments roses, flottant par flaques avec une odeur aigre, atteignant sa petite caméra Konvas qui elle aussi flotte à portée de ses mains. Il filme la nuit. Il filme le jour. Il filme l’entrée dans l’ombre de la Terre. Il filme la sortie dans la lumière. Les étoiles. La Lune. Les nuages. Il se filme lui-même. Révolution après révolution il est pris dans une sensation d’immobilité. Ou plutôt d’éternité. Toujours barbouillé par le mal de l’espace il reprend les commandes manuelles, à seule fin de les tester. Au septième tour, après dix heures de vol, son plan prévoit qu’il dorme. Il doit dormir. Il adresse un dernier message radio, rajuste les sangles qui le retiennent à son siège et s’ordonne de dormir. Il s’effondre dans un sommeil nauséeux, entrecoupé de rêves désagréables. Il est le premier à dormir dans l’espace. Il flotte, ramassé sur lui même autant qu’il le peut, endormi dans sa cabine capitonnée de jaune qui file autour de la boule bleue à huit mille mètres par seconde, ses bras ballant dans l’air au-dessus de lui. Dans son mauvais sommeil, il se réveille par intermittence, jette un regard à son tableau de bord, vise sa position sur le globe de contrôle devant lui et lit le nombre de tours : huit, neuf, onze. Lors du dixième tour, il a vraiment dormi. Il dort même trente-cinq minutes de plus que prévu. L’équipe au sol le laisse dormir. À son réveil, le mal de l’espace s’est effacé. Il fait un peu d’exercice physique, pour autant que sa situation le permet. Sans détacher les sangles, il se soulève de son siège pour faire travailler ses abdominaux. Il stimule les différentes parties de son corps. Il lui reste encore cinq révolutions. Sans cesse il griffonne dans son carnet de bord. Tout en écrivant, il passe le dos de la main gauche sur sa joue et sens la rugosité des poils qui ont poussé. Il écrit : « J’écoute Moscou. On joue Les Soirées sur la Moskova. » Il chronomètre chaque orbite. Encore un jour. Encore une nuit. Son rasoir est resté à terre. Quatre-vingt-neuf minutes. Il noterait volontiers dans son carnet la sensation du raclement de sa barbe qui pousse. Mais non. Au dix-septième tour, dans le casque, près de son oreille, la voix de l’Ingénieur Principal lui demande de se préparer pour la rentrée. Le système de descente automatique est actionné. Les rétrofusées de Vostok 2 sont allumées et le vaisseau quitte son orbite. La boule métallique plonge en rougeoyant vers les couches denses de l’atmosphère. Symétriquement à la sensation éprouvée lors de l’ascension, le passage de l’apesanteur à la pesanteur se fait tout aussi insensiblement. La force d’accélération le colle sur le siège. Ses bras lui semblent lourds. Enfermé dans la boule de feu, il fonce vers la Terre et voit par le hublot la lueur rosée, puis rouge vermillon, puis enfin pourpre profond. Il est plaqué par la force d’accélération qui grandit jusqu’à l’écraser et déformer ses traits. Puis la sensation d’écrasement cesse. À travers la vitre réfractaire du hublot maintenant jaunie, il aperçoit un morceau de bleu. Le ciel. Le siège s’éjecte et le grand parachute orange se déploie au-dessus de lui avec un claquement sourd. Il est de nouveau pris d’un sentiment d’euphorie. Il descend lentement parmi les cumulus. Silence. Le souffle de l’air contre son corps lui procure une sensation de douceur. Il voit la Volga qui serpente. Il voit la Terre qui se rapproche. Il voit la lumière du soleil filtrer à travers les nuages. Il voit une moissonneuse jaune sale qui avance dans un champ immense, avec un petit filet de fumée à sa suite. Il voit des parcelles boisées. Il voit des pâturages avec les taches rousses des vaches. Il voit un train de marchandises et les têtes du chauffeur et du mécanicien qui le désignent du doigt. Jambes fléchies autant que sa combinaison le permet, les deux pieds bien parallèles, il se pose sur le sol et roule parmi les chaumes dans la terre noire et molle. Il se relève en chancelant et regarde autour de lui le ciel, l’horizon, les champs et il respire l’odeur de la terre et de la paille fraîche.

Alors, queue d’un côté, tête de l’autre, dans laquelle se tient cachée la moitié du plan qui doit mener à moi, car à la fin il faudra bien dire « je », le spermatozoïde se disloque dans la bulle ovulaire. Jusqu’alors stoppée dans sa maturation, elle s’apprête maintenant pour le grand brassage, tenant en réserve entre le début et la fin, dans l’implacable logique du vivant, entre mémoire et promesse, théorie de l’information et providence, les formules magiques complémentaires, celles de son ADN à elle, tandis que de son côté lui aussi se prépare à l’ineffable rencontre, la réunion des deux pièces du symbole, chacun apportant sa combinaison gagnante d’un verbe fait chair. Elle est maintenant bien imprégnée. C’est le jour 1 de la procréation. Au fond d’elle se joue une nouvelle danse d’approche. Dans la bulle transparente et granuleuse émergent les deux  proto-noyaux, le mâle et la femelle, où la chimie opère son œuvre au noir, bien en deçà de mon nom à moi, tandis qu’ils s’avancent l’un vers l’autre pour de nouvelles noces, s’enlaçant, le mâle lançant ses filets rayonnants de microtubules pour l’enserrer, elle, chacun déballant le grand jeu de ses chromosomes respectifs, formant un aster pile au centre. Une étoile. Ils se rapprochent encore, cherchent la meilleure position de manière à bien s’aligner pour l’assemblage, se débarrassant d’un coup des membranes qui les enveloppent, s’agitant, secouant leurs bâtonnets, s’emmêlant, deux se rassemblant en un – voici l’œuf ! – et se divisant aussitôt en deux, les deux premières cellules avec chacune son propre noyau. Toujours lové dans la conque ampoulaire, tout au fond, l’œuf entreprend alors un voyage de six jours le long de la trompe, avançant à coups de microcils et sous les resserrements spasmodiques du tube rose, jusqu’à la grotte de l’utérus. Simultanément, l’œuf se divise une fois, deux fois, trente fois, se durcissant à l’extérieur en une paroi qui protège les cellules internes. Au cinquième jour, préfigurant à l’échelle cellulaire la naissance annoncée, au terme de contractions violentes, l’embryon s’extraie une première fois de l’enveloppe qui l’enferme. Ce qu’il faut bien nommer « mon » embryon obéit déjà à la polarité du haut et du bas, comme si cette orientation régissait l’espèce de toute éternité, la tête et le cul à venir, ciel au-dessus, terre au-dessous. Tout œuf nécessitant un nid, quand il atteint l’utérus qui se prépare de cycle en cycle à cette arrivée, l’amas d’une trentaine de cellules que je suis désormais se loge dans la muqueuse, creusant la paroi à l’aide d’enzymes et s’y enfouissant complètement au septième jour. Un terrier. C’est alors qu’ainsi bien abrité mon embryon se constitue en deux cavités superposées, recevant à plein flots son sang à elle. Enfin, juste ce qu’il faut. Je suis alors un disque composé de deux feuillets, un dessus, un dessous, l’un dorsal, l’autre ventral, puis de trois feuillets séparés par un sillon primitif à partir duquel la chair pousse tout ensemble dans les quatre directions, les tissus et organes, à commencer par ce tube neural en ébauche de mon système nerveux central, bordé de sa crête neurale en esquisse de mon système nerveux périphérique, les futurs muscles, le futur squelette bien dans l’axe, la future peau pour emballer le tout. Une ligne. Une plaque. Un nœud. Une membrane. Une sorte de tresse ou de corde à trois torons. Bientôt le troisième feuillet prend une forme ovoïde, renflée, dont les extrémités annoncent la région céphalique en haut, la région caudale en bas, dessinant une symétrie longitudinale gauche-droite. Une véritable queue. À partir de ce sillon d’où les cellules se mettent à sourdre, se retroussant sur eux-mêmes les tissus donnent ici « nez-gorge-oreilles », là « cœur », là-bas « intestins », creusant ici-bas une dépression pour « tête ». Et au vingt-et-unième jour mon palpitant émet son premier battement. Musique.

Maintenant, dans la fraîcheur inhabituelle de cette nuit d’été, tournée vers l’est, juchée sur son char de bronze, la silhouette ailée qui représente la ville, une hampe à la main, légèrement oblique et terminée par une couronne de lauriers, alors dépouillée de la croix pattée et de l’aigle aux ailes également déployées, la couronne de lauriers dessinant un cercle parfait, tel un œilleton vide sur le ciel obscur, la personnification tirée par quatre chevaux de bronze au-dessus de la monumentale porte de pierre, d’un beige sale, au-devant de laquelle se lit sur un panneau, peint en caractères noirs sur fond blanc, le mot ACHTUNG ! suivi de la phrase en lettres plus petites Sie verlassen jetzt West-Berlin, comme chaque nuit la figure ailée fait face au soleil qui doit venir. C’est un dimanche de vacances. Le jour où les travailleurs s’en vont grattouiller leur lopin et faire la sieste à l’ombre de leur cabanon, où les jeunes se retrouvent entre copains pour écluser quelques bières et dragouiller les filles sur les rives champêtres de ce lac Wannsee dont le nom s’enroule dans les boucles du passé avec une résonance tragique, entre les deux coups de feu désespérés qui trouèrent la brume de l’aube pour emporter le poète Heinrich von Kleist et son amante Henriette Vogel et les décisions irrévocables vers la solution finale de la question juive. Mais ce sont des histoires d’avant. Pour l’heure, dans le petit matin des camions militaires déposent leurs « groupes de combat de la classe ouvrière » en treillis de toile grossière et casquettes à visière, AK-47 aux chargeurs à tambour à hauteur du ventre, qui se mettent en rang à vingt mètres en arrière de la porte de Brandebourg, tournés vers l’Ouest. Des colonnes de véhicules vert olive ont pris discrètement position dans les rues adjacentes, côté Est. Dans un sifflement métallique, les premiers rouleaux de fil de fer barbelé sont jetés et déroulés en spirale le long de la ligne imaginaire qui scinde la ville en deux. À intervalle régulier, les ouvriers réquisitionnés et les vopos, bottes de cuir noir dont la tige bâille sur le mollet, à la russe, vareuses kaki, pantalons flasques tels des culottes de cheval avachies, en décalque défraîchi des sombres uniformes qui avaient naguère semé la peste brune à travers l’Europe, pistolet au côté et calot sur la tête, les maintiennent par des chevalets de bois en x. Les moteurs des camions, les pas lourds des miliciens et des policiers, les ordres donnés trouent le silence de l’aube et se mêlent au chant des oiseaux du Tiergarten tout proche. Le soleil se lève. Des Volga noires, aux calandres chromées et munies de plaques d’immatriculation soviétiques, sillonnent les rues aux abords de la ligne de démarcation, côté Est. Les vopos patrouillent. Ils inspectent les cages d’escalier, les étages et les toits. Des policiers et des auxiliaires en civil se mêlent aux attroupements qui se forment aux stations de métro U-Bahn et du chemin de fer express S-Bahn. On ne passe plus. Avec la montée du jour, une maigre foule, hébétée, se rassemble à la porte de Brandebourg. Quelques rares policiers de l’Ouest, dans leurs uniformes bleu-vert à casquette plate, assistent impuissants à la fermeture de la frontière. Vers sept heures, une jeep avec quatre occupants, portant eux les casquettes rouges à visière noire de la police militaire britannique, se fraie un passage et stoppe à distance psychologique du rang de miliciens. Deux officiers en descendent, avancent de quelques pas, observent avec flegme les barbelés, les forces paramilitaires ainsi que les canons à eau pointés vers l’Ouest. Puis ils remontent à bord de la jeep qui braque à fond et s’en retourne là d’où elle est venue. Dans la Bernauer Straße une femme descend chercher le journal. Un instant plus tard, elle remonte sans journal, affolée :

— Ils ne laissent plus personne passer.

En bas, sous les ordres des vopos, des ouvriers commencent déjà à apporter des poteaux de béton afin de consolider la clôture. Dans un cliquètement intermittent et assourdissant, les marteaux piqueurs déchaussent les pavés. Elle comprend. Elle comprend que ce dimanche-là elle ne pourra pas aller prendre le café chez sa cousine un peu plus haut dans la rue. Ni dimanche prochain. Ni celui d’après. Jusqu’à quand ? Elle se sent prise au piège. Côté Est, aux points de passage de la Friedrichstraße, à Ostbahnhof ou sur l’Alexanderplatz, sans trop s’approcher des forces de police, des groupes angoissés grossissent. Que faire ? Côté Ouest, face à la gigantesque porte, la colère monte. Froide. À peine levés, informés par les bulletins de la RIAS qu’ils écoutent sur leurs transistors – des fois qu’ils passeraient Runaway, le tube qui traduit si bien leur envie d’ailleurs en forme d’Amérique – des jeunes descendent dans le centre sur leurs vélomoteurs, scooters ou motos et se retrouvent aux premiers rangs des badauds, manifestants et protestataires rassemblés dans une même rage. Ils brandissent le poing. Ils crient :

— Ulbricht assassin !

La police les retient en avant de la frontière. Ils voient les miliciens, les vopos, les camions citernes équipés de canons à eau, ils devinent par-delà les ouvertures de la monumentale porte les files de véhicules blindés sur Unter den Linden et peut-être même des chars. Ce qu’ils ne voulaient pas croire possible est arrivé. Sur la Potsdamer Platz les lourds rouleaux de fil de fer barbelé forment aussi d’épaisses spirales. Ici ou là les jeunes en jean-blouson-cheveux gominés coiffés en arrière soulèvent la barrière mouvante hérissée de pointes métalliques pour aider quelques-uns à s’échapper. Mais des blindés arrivent en renfort et de nouveaux barbelés doublent ou triplent la clôture. Séparés, les Berlinois apprennent déjà les gestes d’échange avec ceux de l’« autre côté ». Ils se hissent sur des chaises, agitent leurs mouchoirs. Ils restent des heures à la fenêtre et regardent les ouvriers percer au marteau piqueur des trous tous les cinq mètres, puis placer les poteaux de ciment de section carrée, au pied desquels d’autres coulent du béton, avant d’y clouer le fil de fer barbelé qui gisait jusqu’alors au sol. Ainsi le premier jour. Dans la nuit les vopos tirent sur deux individus qui tentent de traverser à la nage le canal Teltow vers le secteur américain. Ainsi le deuxième jour. Ainsi le troisième jour. Dans la Bernauer Straße dont les immeubles sont compris dans Berlin-Est mais la chaussée dans Berlin-Ouest, encouragés d’en bas par les cris des habitants du monde libre qui commence précisément là, parfois agrippés par les vopos qui tentent de les ramener par leurs manches à l’intérieur des appartements, certains fuient le paradis des travailleurs en sautant des étages dans les toiles tendues par les pompiers, tandis que les caméras et les appareils photo enregistrent le drame aussitôt retransmis tout autour de la boule bleue. Les entrées des hauts immeubles aux façades classiques sont obturées ainsi que les fenêtres des étages par les ouvriers en maillot de corps et mégot au bec, aux gestes distraits, soulevant à la truelle le ciment qu’ils puisent dans le bac d’un mouvement ample, le jetant ensuite, ou plutôt le chassant d’un coup sec le long du lit de parpaings, l’étalant et disposant une nouvelle rangée de blocs, la pâte grisâtre s’épanchant en de baveux boudins qu’ils raclent du tranchant de leur outil triangulaire. Jour après jour la séparation se faisant plus cruelle, les saluts de la main plus désespérés d’un côté l’autre du mur en train de s’ériger par plaques préfabriquées, apportées par camions entiers et juxtaposées à l’aide de grues, certains lançant des appels à leurs proches désormais prisonniers, les mains en porte-voix, de jeunes femmes en robes à fleurs imprimées, talons aiguilles et parfois un foulard clair en triangle sur la tête, le sac à main retenu par l’anse autour du bras, les hommes en costumes à pantalons étroits, les cheveux courts, portant parfois des lunettes de soleil, des femmes plus âgées, massives, fatiguées, grimpées sur des tabourets, des escabeaux et même des voitures, brandissant à bout de bras vers l’Est de jeunes enfants, pleurant dans la certitude qu’ils ne se reverront plus avant longtemps, une mère et sa fille qui se pressent les mains par-dessus l’enchevêtrement métallique sous l’œil des vopos, calot sur le crâne, tandis que l’un des trois occupants d’une Volga noire aux ailes saillantes, garée non loin de là, vitres baissées, les scrute tout en griffonnant dans un carnet, la mère et la fille se reculant, agitant leurs mouchoirs, la fille plongeant son visage en pleurs dans le carré de tissu blanc chiffonné, levant la main une dernière fois et s’éloignant sans cesser de pleurer et continuant de suivre sa mère du regard, certains saisissant l’opportunité de fuir, seuls ou par grappes de deux ou trois, comme sur une impulsion longtemps contenue, telle cette jeune fille brune en pull sombre et pantalon fuseau clair qui se jette sous les barbelés soulevés par des jeunes gens, s’ouvrant l’arcade sourcilière qui se met à saigner puis souriant au danger passé. Adossé à l’ombre de l’immeuble qui fait l’angle de la Bernauer Straße et de la Ruppiner Straße, sous son casque évasé à la soviétique, MP-41 en bandoulière, par-delà les tourbillons des fils de fer barbelé qu’il a la charge de surveiller, le jeune caporal Conrad Schumann affronte les invectives, insultes et exhortations des jeunes en jean-blouson :

— Viens avec nous ! crient-ils.

Comme dans une scène de cinéma, une camionnette de la police de l’Ouest arrive à vive allure et stoppe en faisant un demi-tour. Les portes arrière s’ouvrent. Un ou deux photographes sont là. Une caméra est là :

— Allez, viens ! insistent-ils.

Le jeune vopo hésite. Et d’un coup, profitant de l’éloignement de ses deux collègues qui patrouillent au carrefour, il prend son élan sur les quelques mètres qui le séparent des spirales acérées et saute, lançant en avant sa jambe droite bottée de cuir noir, repliant la gauche en arrière, repoussant de sa main droite la bandoulière de son arme qui tombe parmi les barbelés, le bras gauche s’écartant pour assurer l’équilibre, puis il retombe du pied gauche côté Ouest et se précipite dans le fourgon de police qui démarre en trombe.

Puis, avant l’automne ils séjournent une semaine entière à l’auberge de Tréhorenteuc. Ils se promènent dans la forêt de chênes, de bouleaux et de hêtres, parsemée d’étangs et de rochers de granit qui affleurent sur les hauteurs, où se reposer, respirer et rêver. Ils jouent. Il lui indique le ciel en levant le bras. Elle rit en regardant l’herbe qui pousse au sol. Merlin est là. La fée Viviane est là. Arthur est là. Perceval itou. Il y a des noms étranges qui conduisent plus loin que de simples noms de pays, « Brocéliande », « Val sans Retour », « Néant », « Folle Pensée ». Il lui lit des poèmes :

Je lui donne le nom
De ma première enfance
De la première fleur
Et du premier été

Ils viennent voir l’abbé Gillard dans son église à l’entrée de laquelle est écrit en lettres de fer forgé fixées sur l’arc de pierres : « La porte est en dedans ». Au portail, le curé anticonformiste a aussi accroché une enseigne de station-service Shell afin de guider les pèlerins vers Saint-Jacques de Compostelle. Aux deux frais jeunes gens comme sortis des eaux des bois, il livre quelques clés pour s’orienter dans le réseau de symboles qu’il a tissé entre α et ω, partout placés dans les peintures, vitraux et mosaïques réalisés au fil du temps sous le regard inquiet et souvent réprobateur de son évêque. Du bélier aux poissons, ils parcourent des yeux les douze signes du zodiaque, le cycle de la vie de sainte Onenne, le chemin de croix aux couleurs vives, criardes même, où sur fond de Val sans Retour se dresse à la neuvième station la fée Morgane en robe rouge, telle une Madeleine inférieure des obscures espérances. Car il existe une correspondance secrète entre les signes du zodiaque et les stations de la Passion. D’ailleurs, voici les peintures du cycle arthurien et des chevaliers de la table ronde. Chevauchant sous la futaie où le jour filtre à travers les feuilles, Yvain se précipite en cachette à la fontaine de Barenton et déclenche une tempête. Elles sont là, qui veillent dans l’ombre, avec leur fil, les trois divinités dont les noms veulent dire quelque chose comme « Devenu », « Devenant » et « Deviendra ». Tout se tient. C’est bien Joseph d’Arimathie qui a recueilli le sang du Christ et l’a rapporté dans le vase, la coupe ou quoi d’autre, à la cour du roi Arthur. Le Graal. Ses règles à elle ont cessé. Mais, s’ils sont venus à Brocéliande c’est également pour rejoindre l’un de ses copains des beaux-arts, à lui, qui a une cabane-atelier contre un bosquet de noisetiers. Ils s’y retrouvent à plusieurs et parlent et rient et parlent encore d’art et de peinture, se questionnant sur ce qu’est exactement un symbole et comment faire un tableau avec de la fougère frottée, des empreintes, un art non fait de main humaine, à la manière de Max Ernst, cherchant à faire apparaître ce qui se dissimule dans ce qui s’offre pourtant au regard, là, tout autour, il n’y a qu’à regarder, et ils parlent encore, et elle écoute, et aussi de Van Gogh et de Gauguin. Il y en a un qui rêve fort des mers du sud. Le coup de l’oreille coupée. Mais demande-t-il : « À la fin, qui a tué Van Gogh ? »

Et c’est la brutale rentrée. Institutrice stagiaire, elle prend son poste dans une petite commune du bocage. Marcillé-Raoul ça s’appelle. Drôle de nom pour un nom de pays. Triste ambiance. Maisons de schiste et grès disposées comme elles peuvent le long de deux routes départementales qui se croisent à angle droit place de l’église. L’épicerie-bar-tabac au carrefour. Le café concurrent en face. Au bout du village, une laiterie impose ses bâtiments industriels. Son logement à elle se tient à la sortie du bourg, en face du stade de football, au-dessus de la mairie-école elle-même surmontée d’une cloche laïque. Une pièce unique au premier étage avec un simple évier. Les toilettes – on dit WC – sont au fond de la cour. L’eau est tirée d’un puits. Un matin, ils arrivent là dans la 2 CV grise de son père à elle avec leurs affaires : un carton de vaisselle, une valise de linge, leurs vêtements, l’électrophone Claude Paz et Visseaux, quelques disques et quelques livres. De la ville, ils font livrer un sommier, un matelas, une table en formica et deux chaises. Comme ils savent que chaque nœud du bois renferme davantage de cris d’oiseaux que tout le cœur de la forêt, chez un brocanteur ils achètent une bonnetière et un buffet rustique. De la laiterie, ils rapportent quelques caisses de bois dont ils font des étagères. Un début dans la vie. Lui repart pour la semaine à la ville vers ses études de beaux-arts. Elle commence sa classe à l’école des garçons. Elle se sent seule. De l’autre côté de la rue se tient l’école des filles. Son institutrice, célibataire, vit à l’étage avec son père. Pas très loquaces. De toute façon elle aussi est du genre farouche. Quant au directeur de l’école, un type austère portant bouc et toujours en blouse grise, il enseigne aux grands. Elle s’occupe de la « petite classe », une vingtaine de gamins campagnards aux joues bien cirées, timides et pleins de bonne volonté. Leur spontanéité la fait rire. Le matin, elle est parfois prise de nausées. Midi et soir elle cuisine vite fait sur le camping gaz, avale un yaourt et un fruit et regagne sa classe ou bien prépare les leçons du lendemain. Elle rêve à la vie qui vient.

C’est le vingt-huitième jour de la procréation. La circulation sanguine entre elle et moi se rapproche dans le placenta, d’abord une barrière qui filtre le gaz respiratoire, l’eau, les sels minéraux, les sucres, les graisses et les protéines, la nourriture et les déchets. Jour après jour. D’horizon en horizon. Organisé de la proue à la poupe, le long du tube neural ouvert aux deux extrémités par deux béances, l’une rostrale, l’autre caudale, toutes les deux en voie de fermeture, émergent de petites bulles, les somites d’où les organes vont s’expanser. Voici maintenant les arcs branchiaux, des sillons qui se creusent dans la pâte cellulaire en préfiguration du squelette de ma face. Voici aussi la vésicule optique en brouillon d’un œil ou deux. Long de cinq millimètres, recourbé en une sorte de C, informe ou plutôt spectral, me voilà, une tête vaguement esquissée, lourde, enfermant déjà une promesse de cerveau en trois parties, pro-encéphale, mésencéphale, rhombencéphale, les membres supérieurs commençant à bourgeonner, recroquevillé autour de la boule de mon cœur qui saille. La poussée inexorable se poursuit, comme si je remontais depuis la nuit des origines vers le jour d’aujourd’hui, pourvu d’une queue et de branchies. Je suis ver ! Mollusque ! Insecte ! Poisson ! Reptile ! Moineau ! Rat ! Chien ! Ornithorynque ! Les battements de mon cœur propulsent le sang de ventricule en oreillette. Les vésicules optiques s’augmentent de placodes cristalliniennes. Comment un œil qui n’a jamais rien vu vient-il à voir ? Au trente-troisième jour de la procréation, replié sur moi-même au maximum de la courbure embryonnaire, comme un minuscule animalcule roulé dans sa queue, l’ébauche de mon cerveau se confirme et les bulles de mes membres supérieurs et inférieurs gonflent. Un pédicule se transforme en cordon ombilical qui s’allonge tandis que je flotte dans la cavité amniotique. Affluent dans la région « tête » les bourgeons auriculaires. La boule du cœur continue de battre. Tels des moufles ou des gants de boxe, mes membres supérieurs s’épanouissent en palettes. Apparaissent les trous de nez, les yeux se teintent d’un bleu celtique, les pieds forment deux protubérances lisses. Ma tête grossit, disproportionnée, mon tronc s’allonge, mes poings commencent à se fendre en doigts. Ma queue régresse. Le canal auriculaire aspire à entendre leurs voix et l’adagio d’Albinoni sur l’électrophone. Depuis la commande chromosomique, la testostérone m’oriente vers la direction masculine, délaissant le potentiel devenir femme, faisant petit à petit de mon tubercule génital un pénis, un scrotum, une prostate. La vésicule la plus antérieure du tube neural se scinde en prévision des deux hémisphères cérébraux. Le tronc s’allonge et se redresse. L’oreille externe apparaît. Les articulations du genou et de la hanche s’ébauchent. Ma queue n’est déjà plus qu’un vestige antédiluvien. La boule de mon cœur commence à rentrer dans mon torse. Lentement je me déplie. Maintenant bien dessinés, mes yeux s’écarquillent sous leurs paupières. Grosse de la moitié de mon corps, la tête au carrée barrée par l’épaisse couture d’une tresse de vaisseaux sous-cutanés, me voici monstre de Frankenstein. Nez. œil. Paupière. Oreille. Bouche. Coude. Doigts. Orteils. Encéphale. Moelle épinière. Au cinquante-sixième jour de la procréation, long de vingt-huit centimètres, je commence à bouger bras et jambes. Bientôt tenir debout. Un pied devant l’autre. Armé pour la chasse et la cueillette.

Puis, avant la mauvaise saison, ils achètent une cuisinière à charbon qui sert aussi de poêle. Ce jour-là, leurs pères à tous les deux, le mécanicien SNCF et le commissaire de police, arrivent de Rennes à Marcillé-Raoul dans la 2 CV grise et traversent le village, ladite cuisinière tenue par un sandow dépassant du coffre, jusqu’à la mairie-école à la sortie du bourg. Leur joyeuse humeur indique qu’ils ont dû s’arrêter en route. Une dernière halte à l’épicerie-bar-tabac au carrefour ? Retroussent leurs manches. Avec l’aide du jeune marié, ils montent la lourde masse de fonte émaillée à travers l’étroit escalier jusqu’à l’étage. L’un quitte sa chemise et se retrouve en maillot et casquette à carreaux qu’il relève d’un doigt, découvrant son front dégarni, transpirant fort. L’autre en fait bientôt autant. Sur son épaule tatouée, une hirondelle tient une lettre dans son bec. La cuisinière en place, il s’agit de la raccorder au conduit de cheminée. Mais où passe-t-il ? Ils calculent, supputent, sondent le mûr et tentent un premier trou. Raté. Un deuxième. Rien. Un troisième. Pas mieux. Les gravats commencent à s’accumuler. Eux à pousser des jurons. Au bout de dix à douze tentatives, face à la surface piquetée d’impacts, l’énervement monte et le doute s’étend. Après la pause casse-croûte, ils déclarent forfait et abandonnent là cette maudite cuisinière ainsi que le tas de gravats au pied de la cloison. Penauds, ils s’en retournent dans la 2 CV. À peine sont-ils partis qu’il se saisit, lui le jeune marié, du marteau et du burin et tente sa chance. Pile. Le pic passe au travers et perce la paroi dans une sensation de libération. Ils auront chaud cet hiver.

Le lundi matin il la laisse seule dans la petite mairie-école à la sortie du village, avec la chair qui pousse en elle. À pied, il parcourt les quatre kilomètres de la route qui mène au village voisin où s’arrête le car pour la ville. C’est une départementale toute droite. Très vite il a dépassé les rares maisons et se retrouve dans la campagne. Sous la lumière rasante du soleil, malgré la brume, les haies de châtaigniers, de saules, de noisetiers et de vieux têtards bosselés, hérissés des longues antennes de leurs surgeons, s’emmêlent dans un fouillis d’ocres, de verts et de rouille, ponctués ici et là du jaune pur d’une touffe d’ajoncs, comme sorti du tube. Il fait frais. Il pense au Van Gogh des tournesols. Puis à celui du Borinage. Il se demande : « Comment transformer la boue en or ? » Il marche d’un bon pas et respire à fond. La route n’en finit pas. Il se dit qu’il préfère un ciel nuageux à un ciel uniforme. Un ciel tourmenté parle davantage. Il arrive qu’un tracteur ou une voiture le dépasse. Il tend le pouce et parfois le tracteur, un Deutz ou un Massey-Ferguson, ou la voiture, une Simca, une Peugeot ou une Citroën, s’arrête. Bientôt apparaît sur la droite le clocher du village. Encore une trentaine de kilomètres dans le gros car Chausson aux formes arrondies, peint en bleu pâle et blanc crème, plein de lycéens qui regagnent leur internat. Lui rejoint son atelier à l’école des beaux-arts. Elle retrouve ses petits élèves bien élevés, ses collègues taciturnes et discrets, ses repas qu’elle prépare non plus sur le camping gaz mais sur la cuisinière à charbon, ses soirées solitaires avec son bébé dans son ventre, à préparer dans les cahiers scolaires pour son cours du lendemain les lignes de a, de b et de c, en jolies lettres anglaises et script efficace. Le jeudi, c’est elle qui marche sur la route de campagne jusqu’à la station d’autocar. À Rennes, elle assiste aux conférences de l’école normale d’institutrices, « La construction du réel chez l’enfant selon Jean Piaget » ou « Les manuels d’apprentissage de la lecture, Rémi et Colette aux éditions Magnard ». Elle en profite pour faire quelques courses et visiter sa famille. Parfois, des nausées, des vertiges, des défaillances la saisissent. Le soir, le même autocar Chausson bleu et blanc les ramènent, cette fois tous les deux – ou même deux et quelque – jusqu’au village dans le bocage. Quatre kilomètres en sens inverse dans le soleil couchant. Durant la fin de la semaine il prépare son diplôme et leur unique pièce entre cour d’école et terrain de foot se transforme en atelier de peinture, envahie par l’odeur épicée de l’huile de térébenthine, où les dessins au fusain, à peine fixés, s’alignent au pied des murs. Elle pose pour un portrait au pull bleu. Ils se promènent longuement dans la campagne à travers champs et rapportent de grands bouquets de fougère sèche, de bruyère et d’asters sauvages. Au retour, il ouvre l’électrophone et dispose le haut-parleur dans la meilleure position. Il sort l’adagio de sa pochette, le pose sur le plateau et manipule le bras avec précaution pour engager le saphir dans le sillon. Après un léger craquement, le violon s’élève dans l’air et emplit la pièce de son vol suspendu sur une promesse. Cela fait presque une demeure provisoire sous le ciel béant. Sur leur lit tout neuf ils font l’amour et remettent le disque dans le soir qui tombe.

Alors me voici fœtus. « Fœtus » ça veut dire « pas fini ». Pourtant je prends forme. C’est là que je laisse loin derrière moi les reptiles, les oiseaux et les autres mammifères, les singes, les vaches, sans parler des plantes et des cailloux. Mes yeux, désormais recouverts de leurs paupières, se rapprochent du centre de mon visage, mes oreilles se dotent de pavillons acoustiques pour diriger les sons de l’adagio, la crête de mon nez se forme et, bien calé contre la paroi utérine, je me redresse et bascule tête en bas. Relié par le cordon ombilical au placenta, cet interface organique entre elle et moi, un côté elle / un côté moi, à la fois poumon, estomac, rein, et bouclier de protection, sang rouge sombre d’un côté, sang rouge clair de l’autre. Je flotte dans la poche de liquide amniotique. Mon foie grossit. Mon intestin s’allonge. Je pisse. Ma poitrine se soulève puis s’abaisse. Ma bouche s’ouvre et se ferme. C’est la douzième semaine de la procréation seulement. Et, ô miracle, de mes lèvres à peine écloses s’esquisse une première succion.

Mais alors, tandis qu’il pleut ce soir-là sur Paris et sa banlieue, ils, c’est-à-dire eux, les femmes en foulards colorés entraînant avec elles les enfants, les filles en socquettes blanches et les garçons en costumes, bien coiffés, tous vêtus de leurs plus beaux habits, suivis des hommes en costumes-cravates, chaussures bien cirées, imperméables, les FMA, les Nordafricains, les masses musulmanes comme dit le journal, poussées hors de leurs quartiers ou bidonvilles de Nanterre, de Stains, de Gonesse, d’Issy-les-Moulineaux, de Saint-Denis, de Courbevoie, évacués par les contrôleurs du Front de libération nationale qui les fouillent afin que pas un seul n’emporte une arme, ni un canif, ni un bâton, pas même un boulon, ils descendent en flots successifs vers la ville-capitale, à pied, en métro, en voiture, en taxi ou même par l’autobus de la ligne 151 en provenance de Drancy. Depuis le rond-point de la Défense, ils affluent en tapant dans leurs mains, les femmes poussant de rares youyous, dans une rumeur sourde, criant parfois des slogans, « Algérie algérienne », une foule de peut-être dix-mille éléments ou individus ou personnes qui s’engage sur le pont de Neuilly. Ce qu’ils visent c’est l’Étoile. Nedjma. Par intermittence, le crachin grossit en pluie. Les vagues de manifestants se trouvent bloquées par le dispositif policier posté là. Dans le crachouillis des radios des cars des forces de l’ordre passent de fausses infos. « Dix policiers tués ». « Les Algériens attaquent au couteau ». Et l’implacable scénario reprend son cours là où il en était resté. Des coups de feu partent. Les gardes mobiles chargent. Frappent. Les longues matraques blanches se soulèvent et s’abattent. Beaucoup parviennent pourtant à rejoindre en métro les stations Opéra et Concorde. D’autres gardes mobiles sont là. Ils frappent. Ils tirent des coups de feu. Des Algériens s’écroulent. L’un d’entre eux se tient le bras en grimaçant, un filet sombre coulant sur sa joue, se laissant tomber de travers sur le banc, sous le cadre de faïence bleue dans lequel se détache en lettres blanches le mot CONCORDE. Le visage en sang, mains sur la tête, prenant les coups des bidules qui n’arrêtent pas de s’abattre, par paquets les Algériens sont conduits à la surface. D’autres policiers les cueillent à la sortie sur la place. Le sang gicle des têtes. Il macule les escaliers. Parqués entre des barrières métalliques ou bien tassés à terre le long de la palissade qui abrite les travaux du ministère de la marine, ils, c’est-à-dire eux, sont frappés à coups de crosse de fusil, sur le crâne, sur le visage, puis poussés dans les autobus de la RATP réquisitionnés dans l’après-midi. Une fois pleins, hérissés des coudes que les Algériens tiennent au-dessus de leurs têtes, derrière les vitres embuées et dégoulinantes, ornés sur leurs flancs d’une publicité aux couleurs acidulées « Pschitt bonbons », les cars repartent à toute vitesse, klaxon bloqué, vers les Champs-Élysées. Au pont de Clichy, des policiers jettent des Algériens dans la Seine. Contraints de faire usage de leurs armes, ils tirent. La chaussée est maculée de flaques de sang qui se mêle à la pluie. Le sang coule des rambardes. Boulevard Saint-Michel, ils s’avancent en rangs serrés, la foule fanatisée, sans banderole ni pancarte, les femmes et les enfants en avant, dans un bruissement scandé par le rythme des mains tapées en cadence, jusqu’à l’intersection du boulevard Saint-Germain où les policiers les encerclent, les chargent et frappent. Au pont Saint-Michel, pour se sauver certains se jettent dans la Seine. D’autres sont jetés. Tout cela sous l’œil de l’archange au faîte de la Sainte-Chapelle. Les blessés sont balancés dans les paniers à salade. Place Saint-Michel, les policiers chargent de nouveau. Les vitres du café le Terminus volent en éclats. Les tables et les chaises sont renversées. Les Algériens tentent de s’enfuir. Ils hurlent. Certains supplient. L’un, à genoux, se tient la tête entre les mains. Il crie. Des enfants hagards. La pluie qui mouille l’asphalte se brouille de sang. D’autres gisent à terre sans connaissance. Morts. Des chaussures, des bérets, des écharpes jonchent le sol. En les frappant, les policiers les poussent dans les autobus qui les emportent. Les Algériens courent. Les policiers les poursuivent dans les petites rues du quartier latin, la Harpe, Maître-Albert, la Huchette. Ils frappent ceux qu’ils attrapent et les abandonnent, inanimés, le long des murs ou bien affaissés, haletants, dans l’encoignure d’une porte. Sur les boulevards, à hauteur du Grand Rex, dans les éclats colorés des enseignes, sous la pluie, surveillé par deux compagnies de CRS aux fourgons noirs rangés le long du trottoir, le cortège des Algériens plus ou moins mêlé aux badauds scande des slogans en tapant dans les mains. Les uniformes sombres se fondent dans l’obscurité. Les casques et les armes accrochent la lumière. En face de la piscine Neptuna stationne un car de police. Les Algériens approchent. Le chauffeur ouvre sa portière, descend du car, dégaine son arme de poing et tire en l’air. Les autres policiers sortent du car, dégainent et tirent dans la foule qui tente de s’enfuir. Sur le trottoir, devant la terrasse du bar-tabac le Gymnase gisent sept corps. La voie est jonchée de chaussures, de bérets, de chapeaux, de vêtements qui flottent dans les flaques de sang dilué par la pluie. Des femmes courent pieds nus. Les policiers pourchassent les Algériens. Ils frappent de leurs longues matraques blanches. Les têtes saignent. Des corps gisent devant le Grand Rex. Tassés dans les phares des fourgons noirs, hagards, les Algériens appréhendés patientent sous la pluie, saignant, leurs habits du dimanche défaits et salis, les mains sur la tête, leurs imperméables ruisselant, l’eau s’infiltrant dans leurs manches et coulant le long de leurs bras, alors que les capotes luisantes vont et viennent sur le trottoir gras, le bidule traînant à terre, se soulevant parfois et frappant, avant que les cars de police les emmènent en faisant hurler leurs sirènes. Acheminés par les norias de paniers à salade et d’autocars réquisitionnés avec leurs conducteurs, ils arrivent dans la cour de la préfecture de police dite « du 19 août » en souvenir de la libération par son peuple, par lui-même, sous les fenêtres du préfet de police, Maurice Papon est son nom, au CIV ou centre d’identification de Vincennes, un ancien entrepôt de véhicules construit par les Allemands pendant la guerre, au Palais des Sports, au stade de Coubertin, ils sont débarqués, c’est-à-dire eux, les ratons, les melons, les bougnoules, suivant une cascade de noms venus enrichir la vieille langue de leurs sonorités mates, poussés entre deux haies de policiers ou de gardes mobiles auto-intitulés « comités d’accueil », qui les frappent à coups de pied, de crosse de fusil ou de matraque. Ils tombent à terre. Les suivants les piétinent. Au Palais des Sports, deux rangées de fil de fer barbelé leur tracent le chemin parsemé de bouteilles brisées. Un vrai chemin vers le ciel. Ils sont ensuite parqués, laissés à même le sol de ciment poussiéreux, parmi les fauteuils de la salle de spectacle, serrés les uns contre les autres, sans soins ou presque, sans manger, sans boire, les doigts écrasés, les côtes cassées, les crânes fracturés, pissant et chiant sous eux. Des morts gisent ça et là. Dans la nuit les Peugeot 403 grises continuent de sillonner la ville-capitale, en attrapent un ou deux ici ou là, les policiers les frappant, les abandonnant sur place, les conduisant dans les fourrés du bois de Meudon ou ailleurs, après les avoir tabassés les jetant à la Seine du côté de Gennevilliers, l’un ou l’autre parvenant quand même à nager sous l’eau, s’agrippant aux buissons de la berge, sortant à peine la tête hors du clapot, le sang ruisselant de son crâne, se retenant de claquer des dents sous la pluie qui continue de tomber, jusqu’à ce que les policiers remontent dans leur 403, voyant la fumée du tuyau d’échappement s’évaporer, les feux arrières rouges disparaître, restant là au ras de l’eau noire qui clapote, sous le ciel troué par les lumières des usines au loin, toute la nuit jusqu’à ce que le jour finisse par se lever, lent, gris, sale et froid comme l’enfer.

La tension monte maintenant dans la ville divisée. Les travaux continuent. De nouveaux segments de maçonnerie aux parpaings grossièrement joints, rehaussés par des fils de fer barbelés tendus sur des supports métalliques en Y, aux points de passage des chicanes renforcées de parois de ciment épaisses et de sacs de sable, surmontées de haut-parleurs et ponctuées de guérites, matérialisent chaque jour davantage la frontière. Loin par-dessus le mur, les chefs des deux camps se défient, depuis son bureau ovale côté Ouest le blond au sourire éclatant, John Fitzgerald Kennedy est son nom, depuis son Kremlin côté Est le paysan jovial à l’embonpoint prononcé, l’ami des cosmonautes Nikita Sergueïevitch Khrouchtchev. Lui vient de retirer du mausolée la dépouille de Staline-la-Moustache et de faire exploser plus de cinquante mégatonnes nucléaires. Au cœur de Berlin, dans la fraîcheur de l’automne, au point de passage de la Friedrichstraße dit « Charlie », à la limite des secteurs américain et soviétique, incidents et provocations se multiplient. Selon leur expression, les diplomates américains viennent « tester l’autre côté » en mettant un point d’honneur à franchir la ligne sans montrer leurs papiers. Les gardes-frontière est-allemands les exigent. Les Américains font valoir leur droit d’accès et réclament la présence d’un officier soviétique. Ils lancent des ultimatums et menacent de pénétrer de force. Ce matin-là, un officier américain s’avance dans la brume du matin. Il est suivi d’une colonne de chars Patton M-48 environnés de jeeps et de camions de transport de troupes. Dans le ciel, deux hélicoptères patrouillent. Faisant ronfler leurs moteurs, les chars s’élancent sur deux files, remplissant la rue de leur fracas et de l’odeur d’essence brûlée avant de piler à une cinquantaine de mètres du poste frontière. Les deux premiers sont équipés de lames de bulldozer au centre desquelles se détache l’étoile blanche sur fond kaki. On en reste là. À la mi-journée, cinq jeeps elles aussi frappées de l’étoile blanche, transportant chacune cinq soldats armés qui portent le casque rond entouré d’une bande blanche interrompue sur le front par les lettres MP, escortent une voiture civile qui franchit la ligne sous l’œil des vopos interloqués, avance sur deux cents mètres dans la Friedrichstraße puis fait demi-tour. Au début de l’après-midi, les chars américains se retirent. Mais le jeu continue. À plusieurs reprises des véhicules civils américains pénètrent à l’Est sous escorte militaire. À la tombée de la nuit, les gardes-frontière est-allemands braquent de forts projecteurs en direction de l’Ouest. Les Américains répliquent en allumant des phares encore plus puissants. Aveuglés, les gardes de l’Est regagnent leur poste et quelques minutes plus tard éteignent leurs projecteurs. Le lendemain matin, une colonne de trente-trois chars soviétiques T-55 stationne à quelques centaines de mètres. Dix blindés américains se tiennent sur la Friedrichstraße. À quinze heures, ils s’avancent et recommencent leur démonstration de force en pilant sur la ligne de démarcation. Leurs moteurs tournent au ralenti. Au volant d’une Ford Taunus bleue un civil américain avance entre les chicanes. Les gardes l’arrêtent pour lui demander ses papiers. Il refuse. À pied, un officier américain quitte la zone ouest, marche jusqu’au poste frontière et monte à bord de la Ford, côté passager. Tout cela en présence d’une foule curieuse, excitée, et de journalistes nerveux. La Ford fait demi-tour. L’officier américain demande à un officier est-allemand de pouvoir parler à un officier soviétique :

— Cela ne dépend pas de moi, répond l’officier est-allemand.

— Par conséquent c’est un refus, nous allons donc entrer, rétorque l’officier américain.

Et il désigne les chars qui vrombissent. Puis la Ford se retourne de nouveau et pénètre cette fois dans Berlin-Est où elle circule durant cinq minutes avant de revenir à l’Ouest. Le jeu continue. Au cours de cet après-midi-là d’autres véhicules américains entrent et sortent ainsi de Berlin-Est en refusant de se soumettre au contrôle. Le lendemain matin, dix chars soviétiques barrent la rue. En face, les blindés américains continuent de tourner au ralenti. Des hélicoptères survolent le secteur. Planqués derrière des sacs de sable, les soldats américains et russes s’observent à la jumelle. Tout au long de la nuit froide et humide les chars américains et russes se font face. Prêts à cracher le feu. Loin de là, quatre sous-marins chargés d’ogives nucléaires s’enfoncent dans la mer du Nord. Sans parler des avions ni des navires de guerre. Cette fois on est à deux doigts. Mais en coulisse, dans l’entourage du jeune chef blond de la Maison Blanche et du chef jovial déjà vieillissant dans son palais du Kremlin, s’activent les conseillers et les émissaires, jaugeant les forces, évaluant le jeu et la chandelle, finissant par désamorcer l’escalade. Pas encore pour cette fois. À dix heures trente ce samedi matin-là les chars soviétiques s’ébranlent dans des jets de fumée noire et se retirent lentement en marche arrière dans le cliquetis de leurs chenilles. Vingt minutes plus tard les chars américains font de même. La tension retombe à Check Point Charlie.

C’est alors qu’allongés sur leur lit, comme tous les futurs parents ils jouent à chercher un prénom. Ils s’affrontent en riant dans un tourbillon verbal où s’engouffrent les pères et mères, les grands-pères et grands-mères, les oncles et tantes, parrains, marraines et autres ancêtres, en s’agrippant aux branches des structures élémentaires de la parenté, convoquant aussi des modèles plus ou moins héroïques puisés à l’histoire, aux arts, aux sciences et aux lettres, toute une constellation de figures tutélaires et fantomatiques qui appellent à elles le nouveau-né. Mais qu’y a-t-il dans un prénom ? Adam. Ève. Des anges qui planent. Des déterminations funestes. Des influences bénéfiques. Quatre étés plus tôt, à Fort-la-Latte, département des Côtes-du-Nord, il a tourné en tant que figurant parmi les quelques centaines de guerriers hirsutes qui se lancent à l’assaut du château au-dessus de la mer, dans la production hollywoodienne Les Vikings. Comme s’il voulait embarquer son enfant à naître sur la légende grandiloquente d’un destin de tragédie fait de viols, de rivalités fratricides, de haines fatales et de vengeances inextinguibles sur fond de crépuscule des dieux, du nom d’un roi dont l’histoire fut transcrite par le poète à partir de scènes gravées sur un bouclier, tout-à-coup il plaisante :

— Ce sera un garçon, nous l’appellerons Ragnar !

Le prénom aussi est un bouclier. Alors, elle édulcore son fantasme en substituant deux autres syllabes, Arnauld, avec un « l » par distinction, déjà suffisamment nordique comme ça par son aigle totémique et sa vertu étymologique. Et si c’est une fille ?

Cependant, le jugement s’avance vers sa fin. Tous reviennent dans cette salle de la Maison du peuple aménagée en tribunal, isolée du doux hiver au ciel clair de Jérusalem, l’accusé anxieux dans sa cage de verre, le public revenu nombreux se pressant pour occuper les sept cents sièges, l’avocat placide, le procureur général à bec d’oiseau et sa suite. Quand la garde annonce la cour de son intonation martiale, tous se lèvent. C’est désormais aux juges de parler. De dire la sentence. Pendant deux jours ils se relaient pour lire les deux cents onze pages. Avant d’en venir aux motivations, le président annonce d’emblée le verdict : coupable. Ensuite, il cède la parole à son collègue de droite. Des heures durant, celui-ci examine une infinité de textes juridiques, rejetant une à une les objections formées par la défense sur la légitimité du tribunal à le juger, lui, citoyen d’une autre nation, ayant commis ses crimes dans une autre partie du monde, en un temps où ce pays, Israël, n’avait pas encore d’existence. Après ce long exposé de droit appuyé sur une infinité de cas, le troisième juge reprend une nouvelle fois le récit des événements ayant conduit des lois raciales à la succession des convois venus buter contre la rampe de béton finale, rappelant encore une fois les témoignages, décrivant chacun des cercles de la destruction, les parcourant de nouveau l’un après l’autre sans parvenir à les refermer, plaçant l’accusé au premier plan, retraçant sa carrière sur la toile de fond des faits tels qu’ils se sont objectivement déroulés, en trois actes 1) des lois de Nuremberg à la nuit de cristal, reconstituant son ascension au sein du « SD », son voyage en Palestine, ses succès viennois, l’émigration forcée, les spoliations 2) du début de la guerre à l’invasion de la Russie, les massacres, la concentration dans les ghettos, les déportations vers l’est et l’étendue croissante de ses attributions d’organisateur, le projet « Nizko », les réinstallations, le plan Madagascar et l’obtention de son grade d’Obertsumführer à la tête du département IV-B4 3) de la réunion dans une villa au bord de ce lac où cent trente années plus tôt le poète Heinrich von Kleist et son amie Henriette Vogel s’étaient donné la mort, jusqu’à la fin dans la nuit et le brouillard, le juge lisant :

— Nous passons maintenant dans l’ordre chronologique à l’événement central dans l’histoire de la solution finale et qui sert de point de départ à l’ensemble des événements qui suivent, c’est-à-dire la conférence de Wannsee.

Alors il revient sur le haut rang des présents, rappelle le discours de Heydrich et la mission qu’il, l’accusé, reçoit à ce moment-là au coin du feu, un verre de cognac à la main, puis il examine en détail l’exécution du plan, le fin peignage d’ouest en est, reprenant l’histoire des persécutions pays après pays jusqu’à la marche forcée de dizaines de milliers d’entre-eux depuis Budapest vers l’est, leur échange contre des marchandises, les exécutions au gaz, d’abord dans des camions, et comment il vit cela de ses propres yeux, ensuite dans des chambres spécialement aménagées, et comment il le vit aussi, le juge reprenant l’infernal récit camp après camp Bełżec Sobibór Treblinka jusqu’au terminus d’Auschwitz. Quand les juges arrivent au bout de leur lecture, il revient au procureur général de requérir la peine. Il dit :

— Je vous demande de le condamner à mort.

Alors c’est au tour de l’avocat de jeter ses derniers arguments, de faire advenir le doute, mettant en balance l’énormité inexpiable des crimes avec la dérision de prendre sa vie à lui, disant :

— L’accusé est un bouc émissaire.

C’est enfin à lui-même de parler. Debout, il lit le texte qu’il a écrit sur la petite table encombrée de livres dans sa cellule :

— Je suis déçu dans mon espoir de justice … ce fut mon malheur d’avoir été impliqué dans toutes ces atrocités … une fois de plus je voudrais répéter que je suis simplement coupable d’avoir obéi … ce sont les chefs qui sont coupables … moi aussi je suis l’une de leurs victimes … je ne suis pas le monstre que l’on fait de moi … je suis la victime d’une erreur de jugement…

Deux jours plus tard au matin, tous reviennent pour entendre le verdict. Dans sa cage de verre, le revenant du passé se tient au garde à vous, livide. Hiératiques, d’êtres de chair et d’os le président et ses assesseurs se métamorphosent en statues de pierre. Leurs visages, leurs mains, leurs toges noires au tissu légèrement moiré prennent le grain du granit. Et après un bref discours, le président prononce :

— La cour condamne Adolf Eichmann à mort.

Puis ce sont les vacances de Noël. Ses parents à elle et ses frères et sœurs passent le réveillon à la campagne, chez ses grands-parents, dans la petite maison près du lac. Ça lui fait quand même drôle, un premier réveillon sans eux. Ce soir-là, elle est donc chez ses beaux-parents, avec lui, son mari, ses beaux-frères, ses belles sœurs. C’est un Noël de famille. On mange. On boit. On rit. On s’offre des cadeaux. Un sac à main. Une cravate. Un disque trente-trois tours. La Neuvième de Beethoven. Dans un coin du salon le sapin clignote. Rouge. Vert. Jaune. Une étoile au sommet. Et déjà c’est la rentrée. Elle prend une nouvelle fois le car et refait les quatre kilomètres à pied. Les champs sont maintenant gelés. À chaque pas, un jet de buée lui sort de la bouche. Seuls le vert mat des prairies et le bronze des résineux apportent leurs vagues couleurs à la grisaille. À l’horizon, le treillis des troncs et des branches raidis dans l’hiver griffe dans tous les sens la toile plombée du ciel. Quand elle arrive dans l’unique pièce glacée au-dessus de la mairie-école, il lui faut allumer la cuisinière d’émail blanc avec une mèche de papier journal puis verser le charbon et patienter, toute emmitouflée, avant que l’air se réchauffe. Elle s’allonge dans le lit neuf, toute habillée, et s’endort les mains en corbeille autour de son ventre. Le fruit de ses entrailles. Demain, elle a rendez-vous avec sa classe de petits villageois.
Et moi je bouge. Je cogne à la porte. Je hoquette. Je m’étire. Je bâille en simulacre de respiration. Je me fais la peau. Quatre couches. Je plie les doigts. Ma bite est là, entre mes jambes. Mes gencives poussent. Je chie noir et même je pense. Enfin presque.

Alors, dans cette guerre qui ne dit pas son nom, entre les deux rives de la Méditerranée, au bord de la guerre civile, entre Français d’ici et Français de là-bas, tandis que nuit après nuit, la rage au ventre, les soldats perdus qui ne regrettent rien assassinent par plasticage et mitraillage – manquant le ministre des affaires culturelles aux grosses lunettes, André Malraux est son nom, occupé à métamorphoser les dieux, à quatre pattes parmi les milliers d’images de son musée imaginaire, dans le grand salon de la villa de style hollandais qu’il loue à Boulogne – mais blessant gravement aux yeux une petite fille qui habite là, Delphine Renard est son nom à elle, ce soir de fin d’hiver, entre dix-neuf heures trente et vingt heures, la police parisienne réprime une manifestation syndicale organisée en protestation contre les attentats de l’O A S qui frappe où elle veut quand elle veut, et tue neuf personnes au métro Charonne.

Enfin, les héros étant faits de la même étoffe que leurs rêves c’est à lui de s’élancer autour de la boule bleue grosse comme le poing. Il est le cinquième. C’est un astronaute. Donc il vise les étoiles. Assisté d’un technicien tout en blanc, alourdi par les dix kilos de son habit de lumière confectionné sur mesure, en caoutchouc néoprène et nylon recouverts d’aluminium, entravé dans ses mouvements, il s’immisce dans la cabine. Sous la trappe d’accès se lit en lettres blanches le mot Friendship barré du chiffre 7 en rouge. Sept pour les sept astronautes du programme Mercury. Sur la coque de titane noir s’étalent les majuscules également blanches du nom UNITED STATES. La bannière étoilée peinte suit les reliefs de la coque. L’astronaute vient se loger, sur le dos, dans le siège moulé à sa taille. Lui, c’est John Herschel Glenn Jr. – Glenn le lumineux – au deuxième prénom prédestiné d’astronome, Herschel, un autre cueilleur d’étoiles. Lui aussi y va pour voir. À la rencontre de tout. Il est maintenant sanglé, à l’abri dans sa combinaison alimentée en oxygène. Les mains qui vont et viennent autour de lui dans le minuscule habitacle se retirent, s’agitent en signe d’au-revoir et la trappe se referme. Il est seul. Lors de la fixation de la trappe, l’un des soixante-dix boulons cède et durant son remplacement le compte à rebours est interrompu. Là-haut, à plus de vingt mètres au-dessus du lanceur Atlas, cool, il passe sa check-list en revue. Il n’a pas peur. Il pense : « Contre la peur, le meilleur antidote c’est la connaissance. Bien connaître son truc. » Après quarante-deux minutes d’interruption, le compte à rebours reprend. Les croisillons rouges de la tour de lancement s’éloignent. Par le périscope placé sous le tableau de bord, au niveau de ses jambes, il voit le cap Canaveral. Il regarde la mer. La plage. Silence. Il sent sous lui l’énorme carcasse de ferraille qui oscille légèrement. À travers tout le pays, face aux écrans bleutés cent millions de paires d’yeux sont fixés sur lui. Le compte à rebours est de nouveau stoppé vingt-cinq minutes car la valve d’admission de l’oxygène liquide nécessite une intervention. Pendant que le réservoir se remplit il entend comme des plaintes aiguës parcourir les parois de tôle. Par le hublot il voit l’oxygène liquide s’épancher en filaments blancs. Le compte à rebours continue de s’égrener dans les écouteurs de son casque. À zéro, loin en bas il sent la puissance des moteurs qui s’allument en secouant le vaisseau qui se soulève, s’arrache, s’inclinant bientôt en lui laissant voir l’horizon qui bascule devant lui. Avec l’accroissement de la force d’accélération, pendant une minute environ, l’habitacle se met à vibrer de plus en plus. Le grondement des moteurs lui parvient comme assourdi. La force g le plaque contre son siège. Puis les vibrations s’atténuent. Il s’expulse de l’attraction maternelle de la Terre. Après deux minutes et dix secondes de vol, les moteurs du booster sont coupés puis largués. La vitesse chute brusquement. Par le hublot, l’astronaute voit passer une nappe de fumée blanche. Il pense d’abord que c’est la tourelle de secours coiffant sa cabine qui vient de s’éjecter. Mais non. À ce moment le vaisseau pique légèrement du nez ce qui lui permet d’apercevoir la voûte nuageuse jusqu’à l’horizon. Vingt secondes plus tard, il voit cette tourelle devenue inutile s’éjecter pour de bon. La fumée blanche devait provenir des moteurs largués. Le vaisseau se redresse et il perd l’horizon. Le ciel lui apparaît d’un noir intense. La fusée reprend sa course en hauteur durant trois minutes environ et la force d’accélération s’accroît de nouveau. L’oppression n’annihile aucunement ses capacités et il continue de rapporter chaque instant qui passe au centre de contrôle. Juste avant la fin du vol propulsé, vidé de son kérosène et de son oxygène liquide, le long tube de la fusée désormais creux se met à osciller. L’astronaute éprouve la sensation de rebondir à l’extrémité d’un plongeoir. Au moment où le moteur de propulsion est coupé, après cinq minutes vingt-quatre secondes de vol, il se sent brutalement basculé en avant. Puis, il entend nettement la forte détonation lors de la séparation d’Atlas et de la capsule. Il ressent aussi la poussée des petits propulseurs qui l’écarte de la fusée. Puis la capsule se retourne, bouclier thermique en avant, le nez légèrement incliné vers le bas, dans la position adéquate à sa mise en orbite. Par le hublot, durant six à sept minutes l’astronaute voit dériver vers la Terre le tube blanc des réservoirs abandonnés. Avec une euphorie davantage désirée que réellement éprouvée, avec même une pointe de déception, lui aussi découvre l’apesanteur sans ressentir vraiment la transition. Friendship 7 entame sa première orbite. Il dit :

— La vue est superbe !

Il traverse l’océan Atlantique. Survole les Canaries. Au-dessus du Nigeria, il reçoit l’ordre d’allumer ses propulseurs et teste les commandes du vaisseau en exécutant les gestes mille fois répétés dans le simulateur de vol. Loin en bas il aperçoit une tempête de sable sur le Sahara. De la main droite, il actionne les petits moteurs-fusées et essaie les mouvements de roulis, lacet, tangage. De la main gauche, il appuie sur les boutons correspondants ROLL YAW PITCH. Puis il revient en contrôle automatique. Assis bien droit, dos au sens de la marche, tourné vers l’Ouest, la Terre lui apparaît lumineuse, l’horizon se découpant nettement sur fond de ciel sombre. Sa cabine est inondée par la lumière blanche et aveuglante du soleil. Puis, au-dessus de l’océan Indien, il observe son premier coucher et dit :

— C’est beau.

Bordé de nappes orange et bleues qui vont en s’amenuisant, parfaitement rond, le soleil descend lentement sur l’horizon qui brille violemment. La lumière baisse. Quand il disparaît complètement, une bande lumineuse s’étale d’un coup et l’ombre recouvre la Terre. L’horizon se teinte d’orange vif puis de rouge foncé et s’assombrit graduellement avant de fondre dans les bleus profonds et le noir. Le contour terrestre se redessine sur fond d’étoiles et la Lune s’élève dans son dos. Toutes les demi-heures environ, l’astronaute effectue des mouvements de la tête pour vérifier si l’apesanteur occasionne des nausées ou des vertiges. Il la bouge latéralement et verticalement, reproduisant en quelque sorte les mouvements de roulis, lacet et tangage, d’abord doucement puis de plus en plus fort. Il ne ressent aucun malaise. Au-dessus de l’océan Indien, la masse nuageuse l’empêche de voir la fusée lancée vers lui à titre d’expérience d’observation par un navire de suivi. S’enfonçant toujours dans la nuit, il aborde la côte australienne. Une guirlande de lumières indique la présence de villes. Il entre en contact radio avec son collègue astronaute, Gordon Cooper, qui l’attend à la station de Muchea.

— La journée a été courte, dit Glenn.

Puis il ajoute :

— La plus courte que j’ai jamais connue.

Le vaisseau survole l’Australie puis l’océan Pacifique. Après quarante-cinq minutes de nuit, les premières lueurs du soleil qui se lève dans son dos lui parviennent dans le périscope. La bande bleue de l’horizon s’illumine et le soleil monte, rouge vif. Il lève les yeux pour se concentrer un instant sur ses instruments de vol. Relevant la tête, il jette un coup d’œil par le hublot et remarque des milliers de billes ambrées, luminescentes, aux reflets verdâtres, qui tourbillonnent tout autour de la capsule. Elles s’écoulent lentement de l’avant vers l’arrière de l’habitacle, flottent devant le hublot, certaines se déplaçant verticalement, puis disparaissent. L’astronaute n’a jamais rien vu de pareil. Il a l’impression d’avancer dans un pré sur lequel un sort aurait suspendu des milliers de lucioles. Le phénomène dure environ quatre minutes et s’estompe avec le lever complet du soleil. Comme il franchit la côte pacifique de l’Amérique du Nord, l’un des propulseurs présente une défaillance et fait légèrement dévier le vaisseau. À la fin de la première orbite, l’astronaute doit donc reprendre le contrôle manuel et ramener Friendship 7 à la bonne attitude. Une vingtaine de minutes plus tard, le propulseur recommence à fonctionner correctement et l’astronaute revient en mode automatique. Mais après un court moment c’est un autre propulseur qui se dérègle. Il reprend alors le contrôle manuel et garde ce mode de correction d’attitude, se basant sur l’horizon, presque continûment jusqu’à la fin de son vol. Ces problèmes de stabilisation obligent à renoncer à la liaison radio prévue avec le chef de l’État, John Fitzgerald Kennedy. Friendship 7 dépasse cap Canaveral et s’éloigne de nouveau au-dessus de l’océan Atlantique. La Terre se cache derrière son enveloppe de nuages. Quand il vise l’horizon, le ciel d’un noir lisse contraste avec la brillance éclatante de la planète bleue et blanche. Il distingue le moutonnement des cumulus, la grisaille des stratus, l’effilochage des cirrus et saisit la caméra qui flotte à portée de sa main gantée pour rapporter tout ce qu’il voit sous forme de vues panoramiques. Lui-même est filmé par une caméra automatique qui lui fait face. Pour la deuxième fois il traverse l’océan Atlantique, gardant manuellement le vaisseau dans la bonne attitude et accomplissant les différentes taches du plan de vol. Il connaît son deuxième coucher de soleil et s’enfonce dans la nuit au-dessus de l’Afrique. La température de sa combinaison lui semble anormalement élevée. Pour la deuxième fois il survole l’océan Indien. Soudain, il reçoit l’instruction de vérifier que l’interrupteur de déploiement du sac d’amerrissage est bien placé en position off. Pourquoi ? Il se retient de poser la question. Cependant, le doute s’insinue quand les stations de suivi lui demandent l’une après l’autre de confirmer que cet interrupteur est bien en position off. Y aurait-il un problème avec le bouclier thermique ? Pour la deuxième fois l’expérience d’observation programmée avec le navire de suite échoue. En mer la météo est mauvaise. Le lâcher de ballons prévu est remplacé par un tir de fusées mais l’astronaute ne les voit pas. En revanche il distingue nettement les éclairs des orages qui clignotent comme des ampoules électriques entre les nuages. Il n’a toujours pas tenté de remédier à la chaleur excessive de sa combinaison. Il essaie donc de la régler mais comme il approche de l’Australie, un voyant indique que l’humidité de la cabine est devenue trop élevée. Jusqu’à la fin du vol il doit donc équilibrer chaleur de sa combinaison et humidité extérieure. Puis la station de suivi redemande confirmation que l’interrupteur est bien en position off. À la question de savoir s’il a entendu un bruit de choc lors des manœuvres précédentes il répond non. Mais que cherchent-ils au juste ? Un autre voyant indique qu’il consomme trop de carburant. La correction manuelle des propulseurs en use davantage que le mode automatique. Pour l’économiser, le centre de contrôle lui demande de laisser le vaisseau dévier. Parmi ses tâches, il réalise pour les astronomes quelques vues spectrographiques des étoiles de la ceinture d’Orion. Alors qu’il fait quelques exercices en tirant sur un extenseur, comme le lui enjoint son plan de vol, au-dessus de l’océan Pacifique le soleil se lève de nouveau dans son dos. Il voit la lumière jaillir sur la surface du périscope. Cela fait maintenant deux heures quarante-trois minutes qu’il a quitté la Terre. Le phénomène des particules luminescentes tourbillonnant autour de la capsule se reproduit. Afin de ne pas trop dévier de son axe il contrôle toujours manuellement l’attitude du vaisseau. Ce dernier continue de consommer plus de carburant qu’en mode automatique. Il fait maintenant grand jour. Au-dessus des États-Unis les nuages s’écartent et l’astronaute voit les étendues terreuses du désert autour d’El Paso, il voit la Nouvelle-Orléans et il voit les rivières et il voit les lacs, le delta du Mississippi et puis le gulf Stream et l’eau d’un bleu dense, il voit même briller le minuscule v du sillage d’un navire. La capsule entame sa troisième orbite. Vingt minutes plus tard il connaît son troisième coucher de soleil et aborde de nouveau la nuit du continent africain. Au survol de l’océan Indien, la couverture nuageuse est toujours aussi épaisse et le navire de suite renonce à envoyer vers lui quelque objet que ce soit. Au-dessus du Pacifique il observe de nouveau le lever du soleil, de face et à travers le hublot cette fois, car il a retourné le vaisseau. Les particules jaunes sont de nouveau au rendez-vous. Mais bientôt la station de suivi de Hawaï revient sur la question du sac d’amerrissage en lui demandant de placer l’interrupteur de déploiement en position automatique. Il s’agit d’un test. Si le voyant correspondant s’allume, le vaisseau devra rentrer en conservant le bloc des rétrofusées arrimé au bouclier thermique. Le voyant ne s’allume pas. Soit. Glenn se prépare à quitter son orbite. Un peu plus tard, moins d’une minute avant qu’il n’allume les rétrofusées, il entend son collègue, Walter Shirra, de la station de Hawaï, lui demander de conserver le bloc des rétrofusées jusqu’à ce qu’il soit au-dessus du Texas. Puis Shirra relaie le compte à rebours du centre de contrôle. Glenn corrige manuellement l’angle de rentrée. Il appuie sur l’interrupteur d’allumage des rétrofusées. À cinq secondes d’intervalle, il entend chacune des trois mises à feu suivies d’un freinage qui lui donne l’impression de reculer. Friendship 7 perd de l’altitude et glisse en direction du continent américain vers son point d’amerrissage dans l’océan Atlantique. L’astronaute garde la visière de son casque ouverte. De la station du Texas, il reçoit l’instruction de conserver le bloc des rétrofusées jusqu’à ce que l’accéléromètre indique 1,5 g. Il survole le cap Canaveral d’où un autre astronaute, Alan Shepard, lui demande de rétracter manuellement le périscope. Il va maintenant réintégrer l’atmosphère terrestre. Il entend Shepard lui demander de conserver le bloc des rétrofusées. Il comprend alors que l’équipe du centre de contrôle envisage une perte du bouclier thermique. La conséquence, il la connaît. La connaissance. Telle est l’antidote contre la peur. Garder le bloc arrimé pourra maintenir le bouclier en place. Éventuellement. La capsule chute désormais dans l’atmosphère, il entend quelque chose frotter contre la paroi et dit :

— C’est une vraie boule de feu dehors.

Puis, durant plusieurs minutes, la communication est interrompue à cause de l’ionisation autour du vaisseau. Il est seul. L’astronaute voit flotter devant le hublot une sangle de retenue des rétrofusées ayant brûlé lors de la rentrée. Le vaisseau affronte maintenant sa chaleur la plus intense. Le hublot est envahi d’une couleur orange éclatante. L’astronaute voit passer des fragments enflammés. Le bouclier en train de se désintégrer ? Mais non. Des morceaux des rétrofusées. Une fois passée la zone de décélération maximale, Friendship 7 commence à osciller de part et d’autre de son axe longitudinal et l’astronaute éprouve la sensation d’une feuille dégringolant dans le ciel. Il ne peut plus contrôler manuellement le vaisseau. Il commence à faire très chaud. Il active le système d’amortissement auxiliaire. La capsule se stabilise. Le combustible des réservoirs baisse. Il se demande si la capsule va conserver sa stabilité jusqu’au point de déploiement du parachute de freinage. Or, les oscillations reprennent. Il décide donc de déployer le parachute de freinage mais, précédant sa commande manuelle, celui-ci se déclenche tout seul. Il fait extrêmement chaud. Il transpire abondamment. Le périscope est de nouveau sorti et utilisable. Cependant, malgré les matières carbonisées qui l’obscurcissent il essaie plutôt de regarder par le hublot. Le vaisseau continue de descendre, freiné par son parachute. L’antenne est ressortie. Il aperçoit la vaste corolle orange et blanche du parachute principal qui se déploie dans une secousse. Avant l’impact il débranche toutes les connexions de sa combinaison. Le centre de contrôle lui ordonne de larguer manuellement le sac d’amerrissage. Il bascule l’interrupteur et le voyant de confirmation passe au vert. Il perçoit le bruit sourd du bouclier et du sac d’amerrissage qui tombent à un peu plus d’un mètre sous la capsule. Il se tient prêt pour une sortie d’urgence. Le vaisseau atteint la surface de l’océan. Du destroyer Noa lui parvient le message qu’il est bien localisé et qu’on vient le chercher. L’astronaute reste sur son siège et essaie de garder son calme. La température ne baisse pas. L’humidité non plus. Il transpire abondamment. Dix-sept minutes plus tard le navire est sur lui et hisse la capsule qui cogne contre son bord. Quand elle repose sur le pont, l’astronaute décide de faire sauter la trappe latérale. Par la radio, il demande à l’équipage du navire de se reculer puis heurte le détonateur avec le dos de la main. À cause de la détente, le détonateur lui blesse les doigts à travers le gant. La trappe saute avec une forte détonation et l’astronaute s’extrait de la cabine en disant :

— Il fait chaud là-dedans.

C’est alors que, bien à l’abri dans l’enveloppe matricielle, ma peau jusqu’alors plissée et translucide se couvre d’un vernis cireux, blanchâtre. Je suce mes doigts. Je bois le liquide. Mes cheveux et mes ongles poussent. Mes os aussi, leurs extrémités pivotent dans leurs capsules cartilagineuses, mes muscles gonflent. Je me couvre même des pieds à la tête d’un fin duvet. Mes paupières se bordent de cils blonds. J’ouvre les yeux dans le noir. Je les referme. Noir extérieur. Noir intérieur. Aux environs de la trente-troisième semaine de la procréation, quand j’entends leurs voix venues d’au-delà je gigote et tambourine à la paroi. Je ris. Puis je dors. Je rêve. À quoi ? Que je marche.

Cependant, tous ayant maintenant traversé l’hiver, un nouveau printemps s’avançant, ils reviennent sous le chandelier à sept branches, le condamné dans sa cage, le public, peu nombreux, l’avocat, le procureur général et ses aides. Quand la garde annonce la cour et que tous se lèvent, posées sur les mêmes toges noires, ce sont de nouvelles têtes qui surgissent. Remplaçant le jury de première instance, les juges de la cour suprême prennent place. Ils sont cinq cette fois. C’est à l’avocat massif, aux cheveux blonds et ras, de parler. Dans une sensation de ressassement, il répète devant la juridiction d’appel ce qu’il a plaidé huit mois plus tôt, déployant les mêmes arguments, les poussant toutefois un cran plus loin, n’ayant plus rien à perdre, jouant le tout pour le tout, redisant de sa voix grasse et égale l’incompétence du tribunal, l’illégalité de l’enlèvement dont son client a été la victime, demandant la comparution de personnages haut placés, les ministres de la justice des deux pays, tentant d’impliquer un secrétaire d’État du gouvernement de Bonn qui avait autrefois apporté son concours à la rédaction des lois raciales, l’avocat jetant ses dernières cartes perdues d’avance, lançant des menaces, en appelant aux Nations-Unies, faisant tout pour infléchir la décision, redisant qu’il n’avait été, son client, qu’un exécutant, récusant une nouvelle fois la légitimité de l’État d’Israël à conduire le jugement, demandant à ce que soit rouvert le dossier hongrois, en particulier celui de l’affaire Kastner qui pourrait remettre à vif des plaies non encore tout à fait refermées, invoquant de grands noms philosophiques, le baron de Montesquieu et Jean-Jacques Rousseau, pour condamner la peine de mort. Alors le procureur se lève pour son ultime prise de parole et répète les mêmes arguments contraires qu’il a déjà donné à dix reprises, mais maintenant sans avoir à hausser le ton, et rejette de nouveau, une à une, toutes les demandes de la défense. Quand il se tait, les cinq juges se retirent pour délibérer, laissant pour la seconde fois la décision suspendue dans l’air.

Et tandis qu’ils, c’est-à-dire eux, d’un côté de la table les fiers guerriers mués en négociateurs, la délégation algérienne conduite par son chef, Belkacem Krim est son nom, posant de ses mains trapues d’ancien maquisard sa serviette de cuir sur le sous-main vert bronze, en extrayant d’innombrables brouillons, de l’autre les juristes madrés sous la présidence d’un haut fonctionnaire, Louis Joxe il s’appelle, posant de ses doigts fins la Chesterfield qu’il est en train de fumer, sur un cendrier de cristal, rencontre après rencontre, tantôt secrète, tantôt officielle, les uns et les autres ayant alors presque appris à se parler, quand vient en cette fin d’hiver, dans cette ville au nom d’eau minérale, Évian, le moment d’en finir. Refermer la boîte à chagrin. Huit jours durant, les douze émissaires algériens et les onze émissaires français qui ne se serrent pas la main, se contentant d’incliner légèrement la tête en guise de salut, après avoir démêlé les liens juridiques qui nouent encore sous leurs charmes les mots « Algérie » et « France », tenant délicatement entre leurs doigts de militants clandestins d’une part et de diplomates expérimentés de l’autre, le fil de la négociation souvent près de se briser, tous très tendus, nerveux, revenant sans cesse sur les mêmes questions du cessez-le-feu, du Sahara, du sort de la minorité dite européenne, chaque avancée ayant nécessité des heures et des heures de discussion dans laquelle s’est immiscée la méfiance, les Algériens soupçonnant une chausse-trape derrière chaque concession, les langues allant et venant, les regards scrutant l’adversaire devenu partenaire obligé, les mains s’agitant devant les visages, les yeux se creusant de fatigue, et finalement reprenant tout à zéro, les Français contraints de lâcher morceau après morceau alors que chaque nuit les pétards de l’O A S font de nouvelles victimes, ensemble ils mettent la dernière main au texte rédigé dans la vieille langue, le retouchant, revenant vingt fois sur le même article, passant des nuits à reformuler des contre-propositions, balançant interminablement ici entre « juste et préalable indemnité » et « indemnité équitable préalablement fixée », ergotant là sur l’adverbe « toutefois » qui s’est glissé au coin d’une phrase et dont le retrait ferait s’écrouler l’édifice juridique tout entier, avec une impression de château de cartes en train de vaciller, le souffle retenu, remplaçant après de nouvelles discussions le verbe « interdire » par « condamner », revenant des dizaines de fois sur les mêmes détails, jusqu’au point d’achoppement qu’ils s’ingénient à éviter de justesse, souvent pris les uns et les autres d’une sensation de sur-place, voire de retour en arrière, parfois jusqu’à la case départ, alors que la salle de réunion de l’Hôtel du Parc s’enfume, que les bouches deviennent pâteuses, que les têtes s’embrument de confusion, s’énervant et les protagonistes explosant de colère une fois ou deux, jusqu’à ce qu’enfin les délégations disposent chacune des quatre-vingt-treize pages dactylographiées dans la plus grande hâte. Il est midi. Belkacem Krim l’Algérien propose alors une ultime relecture. Interloqué, son masque de médaille antique réprimant une moue d’agacement, Louis Joxe le Français accède à la demande et les émissaires de la république entament, à voix haute, la lecture des cent onze articles Il sera mis fin aux opérations militaires et à toute action armée sur l’ensemble du territoire algérien le 19 mars 1962 à 12 heures pendant que les représentants du gouvernement provisoire d’en face en suivent la progression sur leur copie, corrigeant une dernière coquille, substituant un « et » à un « ou », à moins que ce ne soit le contraire, et que le pâle soleil décline dans la grisaille des montagnes au-dessus du lac. À côté des signatures des trois ministres tricolores, Belkacem Krim est seul à apposer son paraphe. Silence. Enfin les deux délégations se serrent la main. À Alger fleurissent des slogans fébriles et désespérés :

LA FRANCE RESTE
VIVE SALAN
O A S FORCE LOCALENOUS VAINCRA

Mais moi j’engraisse. Les connexions de mon cerveau s’étendent. Le fin duvet qui parsemait mon corps disparaît, sauf sur mes bras et mes épaules. Mes ongles couvrent l’extrémité de mes doigts. Mes cheveux continuent de pousser. L’épais vernis jaunâtre se détache de ma peau maintenant bien lisse et flotte en filaments dans le liquide amniotique. Mon cœur est prêt. Mes poumons sont prêts. Mon estomac est prêt. Je suis paré.
Puis c’est son vingtième anniversaire. Le facteur vient toquer à la porte de sa classe et lui remet le colis qui ne passe pas dans la boîte à lettres. À l’heure du déjeuner elle en extrait un chemisier neuf. C’est sa mère qui le lui envoie. Elle reçoit aussi une carte postale illustrée d’un bouquet de fleurs avec quelques mots gentils signés de ses deux sœurs. Puis, un week-end, lors d’une de leurs promenades à travers champs, dans un hameau ils s’approchent d’une maison inhabitée. Les mains en visière, ils regardent par l’une des petites fenêtres et aperçoivent des meubles campagnards qui luisent dans la pénombre. Ils savent également qu’un angle verni peut délivrer mille peuples d’abeilles. Renseignements pris, ils – ou plutôt il – négocie avec habileté une table en merisier, d’une teinte fauve, au plateau lisse, aux pieds légèrement galbés, sur laquelle ils se voient déjà écrire leur courrier, elle préparant les cahiers de ses élèves. Alors vient son vingt-quatrième anniversaire, à lui. Et le début de son congé de maternité, à elle. Ils déménagent à la ville. Cette fois ce sont des professionnels qui viennent avec un camion chercher le carton de vaisselle, la valise de linge, les quelques vêtements, l’électrophone, les disques et les livres, la cuisinière ainsi que les meubles dont ils se sont enrichis. Ils s’installent dans un deux pièces-cuisine de la rue Albert-Aubry, au quatrième étage, à deux pas de la gare de Rennes. Mais qui est Albert Aubry ? Le soir ils écoutent l’adagio et il lui lit tout haut Les Voix du silence que le ministre du général, André Malraux, décidément toujours là, avait récemment écrit à quatre pattes sur le tapis de sa villa de Boulogne, parmi les mille et une images de son musée imaginaire, tout en rêvant à cette histoire échappée des récits populaires de l’Inde : « Errant à travers le pays, un jeune s’arrête pour se reposer sous un arbre gigantesque dont le feuillage forme une immense coupole d’ombre. Un vieillard est là, décharné, allongé entre deux volumineuses racines :

— Va me chercher de l’eau, demande-t-il.

Le garçon descend jusqu’au hameau en contrebas. Sous le soleil de l’après-midi, le village est désert. Les animaux dorment. Pas un passant. Il appelle. Le visage d’une jeune fille émerge de l’ombre d’une porte. Puis les uns et les autres s’éveillent de la torpeur de la sieste. Il oublie l’eau et n’a d’yeux que pour le merveilleux visage serti dans son voile rouge et or. Les villageois l’accueillent comme un enfant revenu au pays et bientôt il épouse la jeune fille. Les travaux et les jours se succèdent et le prennent dans la noria de leurs joies et de leurs peines. Les saisons reviennent. Des enfants naissent. Les buffles meurent. Le riz pousse. Ses enfants se marient à leur tour. Mais un soir le fleuve grossit, déborde, noie les bêtes et emporte les maisons. Il tente de sauver les siens, ses petits-enfants et sa femme déjà vieillissante. Peine perdue, tous sont engloutis. Dans le déluge ocre, il est jeté contre un rocher non loin de là où se trouvait le village quelques heures plus tôt, près du grand arbre aux branches arrachées, pleurant ses enfants, lorsqu’une voix lui parvient :

— Où est mon eau ? Je t’ai attendu tout l’après-midi. »

Comme tous les jeunes couples qui attendent un enfant, le jour ils s’activent. Un brin par ci. Un brin par là. Construire un nid. Ils choisissent un lit d’enfant à barreaux. En bois. Elle patiente. Les mères tricotent. Elle se demande bien. Son ventre gonfle encore. Trousseau. Le printemps est là.
Puis elle vient l’attendre avec son énorme ventre à la sortie de l’école des beaux-arts. Au-dessus des immeubles gris de la rue Hoche le ciel est à l’orage. Ensemble, ils se dirigent vers les Galeries Lafayette dans l’idée d’acheter une penderie. Ils ont repéré un modèle fait d’une armature de tubes métalliques recouverts d’une housse de plastique matelassé qui s’ouvre par une fermeture Éclair. La vendeuse a dit : « C’est pratique, c’est ingénieux, c’est moderne. » Car c’est aussi le temps du plastique. Mais, à l’angle de la rue Le Bastard et de la rue Bertrand, la poche amniotique se rompt et elle perd les eaux. C’est beau comme la Bible, « perdre les eaux ». D’ailleurs, il pleut. Alors il stoppe un taxi 404 blanc qui les conduit rue Albert-Aubry. À la radio passe le flash de dix-neuf heures – rencontre Titov Glenn haut-commissaire désolidariser de l’O A S monsieur Joxe le général de Gaulle cet après-midi quatorze musulmans tués ouvriers brûlés à cent pour cent fonctionnaires des catégories C et D le chancelier Adenauer sera le premier – mais ils n’entendent pas. Pendant qu’elle reste en bas dans le taxi, mal à l’aise, en compagnie du chauffeur légèrement ému de la situation mais aussi vaguement inquiet sous sa casquette à carreaux – pourvu qu’elle aille pas la gamine saloper ma banquette – lui monte chercher la valise derrière la porte, prête pour le départ à la maternité. Elle s’attend aux contractions auxquelles elle a été préparée. Mais rien. À peine est-il remonté dans la voiture, la valise sur ses genoux, que le chauffeur enclenche la première en soulevant d’un geste à la fois nonchalant et précis le levier chromé terminé par un embout noir en forme de poire. En quittant le taxi, il pose dans la main du chauffeur un rectangle de papier jaune et bleu, orné d’un visage de bon vieillard barbu au regard un peu mélancolique, celui de l’écrivain national en justicier prophète, Victor Hugo est son nom, sur fond d’un monument néo-classique à coupole, évoquant des idées de mort et d’éternité, l’église désaffectée en Panthéon, marqué 5 NF BANQUE DE FRANCE 5 NF, disant avec un léger tremblement :

— Gardez la monnaie.

Le soir pluvieux tombe sur les bâtiments neufs de la maternité. Comme elle a « perdu les eaux », ils décident de la garder et lui attribuent une chambre. D’abord rien ne se passe. Ils lui servent un dîner sur un plateau de bakélite imitant les nœuds et les veinures du bois. Du poulet avec des macaronis au beurre dans une assiette de pyrex et puis un yaourt nature. Comme l’heure du repas est déjà passée, la viande et les pâtes ont refroidi. Le menu comprenait aussi une salade verte mais il n’y en a plus. De toute façon elle n’a pas faim. Elle boit un peu d’eau. Il et elle échangent quelques paroles d’une voix étouffée. Lui surtout a le trac. D’heure en heure, la nuit s’avance, recouvrant le soir de printemps orageux. Rien ne se passe. Puis elle ressent les premiers assauts des fameuses contractions. D’abord très espacés. Une souffrance inconnue qui s’annonce de très loin et force en elle le passage. Le retroussement des chairs. On la transporte alors en salle d’accouchement. La nuit est longue. Lui va et vient de là – tentant un mot maladroit ou deux quand la vague de douleur la submerge, qu’elle grimace en s’accrochant aux barres chromées – au couloir où il aspire à la fenêtre l’air nocturne mouillé de pluie. C’est une nuit sans fin. La traversée la plus longue. Elle n’a jamais eu aussi mal. Bien qu’elle se soit consciencieusement appliquée à faire les exercices elle n’arrive pas à se contrôler. Lui aussi se sent dépassé. Et tout ce blanc médical. Il déteste le blanc. Mais la nuit a sa loi, bientôt vient le grand calme qui précède l’aube. Et avec lui le doute. Toujours rien. Les allers et retours du personnel de service s’espacent. Elle est épuisée. Entre deux assauts, elle sommeille un peu. Lui aussi, assis sur une chaise de métal peint en blanc. Quand elles passent voir « si tout va bien », les gestes de la sage-femme et de son assistante, désormais seules présentes, se font plus lents. La lumière du plafonnier la gêne. Elle aimerait dormir. Mais impossible. Suivant son cycle implacable, la vague brûlante revient la déchirer au tréfonds pendant quelques instants interminables. Elle étouffe un cri. Geint. Souffle. Puis tout plonge de nouveau dans l’ombre et la fatigue. Elle n’y arrivera pas. Non, mais le matin, lui, finit par arriver. Il pleut. Le jour monte et l’enfant ne vient toujours pas. Alors celui qui n’est pas encore père décide de s’absenter un court moment pour aller prendre un café. Mais à peine a-t-il passé la porte de la maternité que les contractions s’accélèrent. Alors c’est moi qui franchis le grand passage à travers les tissus de sa chair. D’abord j’ai dormi. Mais les spasmes m’ont réveillé par intermittence. Ils me poussent en avant. Elle halète jusqu’à la suffocation. La sage-femme et l’équipe de jour ne la quittent plus. Ma tête cogne contre le col, déjà ouvert. Le goulot. Aucune angoisse. Déchirure. Dans un éclaboussement rouge, je m’engage en vrille dans le tube rose. Une danse. Un médecin est maintenant là. Sous les injonctions :

— Poussez poussez fort respirez !

elle n’est plus qu’une porte violentée par un ressac écarlate, dans la peur, la sueur, les larmes et les cris, avec les dents qui mordent les lèvres, tout le ventre rougeoyant d’ondes de douleur sous les coups frappés jusqu’au lâcher du fleuve d’eau et de sang qui expulse, tête la première, le bien nommé nouveau-né. Ma tête émerge, bascule dans le vide, aussitôt rattrapée par deux mains gantées de caoutchouc pâles qui me tournent, dos en avant. Une épaule. Puis deux. Je m’arrache. Je fais le grand plongeon. Me zo ganet e kreiz ar mor. Je tombe. J’émerge. Jeté. Envoyé. Culbuté. Balancé. Aucune crainte d’effondrement. Va ! À travers mes paupières closes les cinq lampes là-haut m’éblouissent. Où est le soleil ? Apnée. Tout gluant, sanguinolent, rouge, mes cheveux tout mouillés, je halète, je hoquette, tousse et crache. Mes poumons cherchent l’air et le redoutent. L’envahissement du souffle. Première inspiration. Expiration. Le cri. Elle m’entend crier et la sage-femme dire :

— C’est un garçon !

Elle est là, au loin. Du dedans voici son dehors. J’ouvre les yeux. Les couleurs coulent. Un ovale clair encadré de filaments sombres. Elle me tend les bras. Je ferme les yeux. Ils pincent puis coupent le cordon ombilical. Suit la flaque biface du placenta devenu inutile. Délivrance. Arrive une blouse blanche qui évalue les cinq éléments : rythme cardiaque, respiration, couleur de la peau, tonus musculaire, réactivité à la stimulation. La blouse blanche me déclare OK pour la vie. J’ai mon lot. Mon paquet. J’ouvre les yeux ? Je sens sa peau. C’est bien elle. Quand il revient à la maternité, il est déjà père.

Puis ce sont les premiers temps. Elle rentre à l’appartement de la rue Albert-Aubry. Pour moi, enfin pour l’esquisse de moi qui est moi, c’est une première. Du dedans me voilà donc passé au dehors mais je ne le sais pas. Ce que je suis ? Un engloutissement dans le sommeil. Une respiration. Allongé sur le couvre-lit de mes parents, d’une toile bleue à grosse trame, délimité par un cordon cousu, en-deçà duquel le tissu retombe en fronces, orné de deux bandes de galon à fleurettes blanches et roses. Dormir. Une bouche qui suce. Une paupière qui se soulève et laisse passer le jet de lumière éblouissant. Elle s’ouvre. Et se ferme. Fiat lux encore une fois. L’ombre rouge s’étend, s’épanche à envahir le globe entier. Une main qui saisit. Les poils synthétiques du nounours jaune qui me chatouillent la peau. Je lui fouaille les poils de nylon au nounours jaune. Moi qui ne suis pas encore moi. Ou bien si ? Un agacement. Une volupté. Infiniment occupé à jouir. Et la faim. La faim. La faim. Des doigts et des lèvres le chemin qui mène à l’un ou à l’autre sein, le goût de la peau, un parfum de sucre et de sel, une fois, deux fois, trois fois, dix fois, avançant les lèvres ouvertes, tendues, cherchant, trouvant et tétant, la poitrine rebondissant sur mes lèvres qui s’agrippent et tètent encore. Veulent mordre. Entre sevrage et servage. Mon nez s’y enfonce comme dans un moule. Le lait m’envahit. Descend en moi. Le lait que j’ingurgite. Et rejette parfois. Roter. Dormir. Chier et pisser. Inter faeces et urinam. Au-dessus il y a des rires. Des éclats de voix qui s’émerveillent. En cadeau de bienvenue, voici une fourchette, une grande et une petite cuiller ainsi qu’une timbale argentées. Un œil qui voit. Dans un lointain craquement de banquise ou de plancher, la cherchant des yeux ou plutôt appelant la venue de son visage, qu’il passe et repasse. Dans mon sous-marin, des sons de tube traversent la cloison. Je trépigne. Je pleure. Je crie :

— Reviens !

Tel un vieux poète aveugle qui continue de déclamer dans les rues vides. Au cas où. Apparition. Disparition. Da. Fort. Da. Fort. Je braque mon regard vers l’endroit de la porte. Elle réapparaît. Miracle. Quand son jeune visage s’encadre ainsi à l’entrée de la chambre s’esquisse un tableau de maître ancien. Ce qui va devenir le monde se dessine touche après touche. Ses mains me saisissent et ses bras me bercent. Le bain. Un océan de bleu avec des angles rouge vif. Tout ce qui s’approche de ma bouche est bon à sucer. J’ai encore faim. Cherchant mon pouce comme un ivrogne. Bientôt une paire d’yeux qui voient. Voir et prendre. Saisir la toile bleue. La relâcher. La saisir encore. Apprenti chasseur-cueilleur. Initié en douceur à la chute des corps. Tout bouge d’un mouvement de voûte céleste suivant le déplacement des globes oculaires dans leurs orbites, le jour, la nuit, le plafond blanc et la fenêtre bleue, l’ovale pâle de sa face heureuse dans les mèches de ses cheveux châtain. La voix veloutée de mon père qui s’approche et s’enfonce dans le couloir. Il chante :

— Que sont mes amis devenus…

Près de moi une voiture en plastique rouge d’une seule pièce sauf les roues blanches reliées par de fins essieux de métal. Moi qui ne suis pas encore moi. Quoique. L’adagio. Mes mains passent comme des choses. Je touche mon nez. J’ai crié et elle est là. Les yeux dans les yeux. Comme à la surface des fontaines d’eau pure et ombragées des contes et légendes, j’y vois s’y enfoncer mon reflet. Et je retrousse mes lèvres. Un sourire. Où commence sa voix ? Et mon regard ? Lui, il répand derrière lui l’odeur parfumée de l’huile de térébenthine. Il s’assied sur une chaise de bois raide. Il ouvre de nouveau Les Voix du silence du ministre à grosses lunettes, crispé de tics, et ces voix-là me parviennent. Il s’est aménagé un coin atelier dans le séjour du deux pièces et prépare son diplôme des beaux-arts.

À ce moment-là, c’est à son tour de s’immiscer dans la capsule. À plus de vingt mètres de hauteur. Au-dessus des gros moteurs qui attendent leur mise à feu. Il patiente sur le siège moulé à sa taille. Il se sent à l’aise. Il est le sixième. Lui, c’est Malcolm Scott Carpenter, astronaute du centre des vols habités de la Nasa. Il a nommé son vaisseau Aurora. Aurora 7. Sept pour les sept astronautes du programme. Lui aussi y va pour voir. Mais le goût des premières fois est déjà passé. Son vol répète peu ou prou celui de John Glenn. Alors il compare. John a ressenti ceci. John n’a pas ressenti cela. Dans le ciel rien de nouveau. Ou presque. Durant le remplissage des réservoirs, il ne sent pas la fusée bouger sous lui. Au moment de la mise à feu il entend seulement un grand silence. Puis il appréhende les vibrations. Mais rien. C’est seulement quand le moteur principal est allumé qu’il sent que ça bouge. Il s’arrache. Puis il voit lui aussi le ciel virer au bleu sombre, presque noir. Le moteur du booster coupé, les réservoirs largués, la tourelle de secours s’éjecte et s’éloigne vers l’horizon en tournant lentement sur elle-même, suivie de trois traînées de fumée blanche. Après deux minutes trente d’ascension, quand il accède à l’apesanteur l’astronaute Carpenter éprouve un léger sursaut, comme un ralenti. Un suspens. Et de nouveau le silence. Mais absolu cette fois. Le vaisseau commence son retournement avant de se placer en orbite. Dehors il fait noir. Il ne sait plus s’il a la tête en bas par rapport à la Terre, ou non, mais il n’en éprouve aucune gêne. Ce sont les aiguilles de son tableau de bord qui lui indiquent les mouvements de son appareil. Puis il retrouve l’horizon. Lui aussi voit alors le tube brillant des réservoirs largués s’enfoncer vers la Terre sous lui. Sanglé sur son siège dans la matrice de la cabine, l’apesanteur lui procure une sensation de flottement. De liberté. Oui, de délivrance, comme s’il avait toujours aspiré à cette légèreté. Il jubile. La surface de la Terre lui apparaît exactement comme sur les photographies prises par les missions précédentes. Dans la plupart des cas, voir c’est revoir. Une vérification. L’océan Atlantique est couvert de nuages mais au-dessus de l’Afrique il voit le lac Tchad. Il voit les forêts. Puis le manteau nuageux l’empêche de nouveau de voir l’océan Indien. Il y va aussi pour manger. Quand il essaie de sortir du sachet de plastique la tablette de nourriture, elle est toute effritée. Des miettes s’échappent et flottent dans la cabine. Il parvient néanmoins à mâcher et confirme par la radio que manger dans l’espace est possible. Il se livre à plusieurs expériences. Afin d’étudier l’appréciation des distances, à la fin de la première orbite il éjecte de la capsule un ballon en polyester découpé en cinq tranches de couleurs et de matières différentes. Le ballon doit rester accroché durant tout le vol mais il se gonfle mal et prend l’allure d’une baudruche fripée. L’astronaute ne peut en voir que deux segments, l’orange et l’argenté. Dans la perspective de concevoir les futurs réservoirs d’ergol des futurs vaisseaux spatiaux, à l’aide d’un flacon à compartiments il étudie l’effet de l’apesanteur sur un liquide composé d’eau distillée, de teinture verte et de divers composants chimiques présentant la même viscosité que le peroxyde d’hydrogène. Comme John Glenn il doit rendre compte de l’observation de fusées lancées vers lui depuis la Terre. Mais la couverture nuageuse ne permet pas de réaliser cette expérience. Il prend beaucoup de photos de l’horizon en prévision de nouveaux systèmes de navigation et aussi pour les services météo. Or, un problème de stabilisateur automatique fait dériver le vaisseau qui consomme trop de carburant. Scott prend la main pour piloter son vaisseau. Comme les marins avant lui, pour se redresser il se guide sur l’horizon ou les étoiles. Il pense que le meilleur repère c’est une grosse étoile qu’on peut voir droit devant. Dos au sens de la marche, quand il actionne les propulseurs il voit par le hublot se former dans son sillage un v de fumée blanche. La petite cabine s’avance autour de la planète. Les plus beaux spectacles sont les levers et les couchers du soleil. Comme John Glenn, il observe alors la bande lumineuse juste au-dessus de l’horizon. Mais, pour faire avancer la science, il la mesure à travers un filtre spécial. À chacune des aurores il voit lui aussi les particules luminescentes que John Glenn avait comparé à des lucioles virevoltant autour de la capsule. Or, au petit matin, à la fin de la troisième orbite, alors qu’il s’apprête à rentrer dans l’atmosphère, voulant saisir le densimètre, il heurte la trappe de sortie. Un flot de ces particules brillantes jaillit devant son hublot. Il donne un nouveau coup et le phénomène se reproduit. Il recommence à taper sur plusieurs points de la coque. À chaque fois jaillit une nuée de ces sortes de billes de gel reflétant le soleil. Il en conclut qu’elles émanent de l’appareil. Occupé à manœuvrer son vaisseau et à essayer de résoudre le mystère des « lucioles », l’astronaute déborde légèrement le moment de préparation à la rentrée. À cet instant, le système automatique de contrôle et de stabilisation qui doit donner à Aurora la bonne inclinaison pour pénétrer vers la Terre s’avère défaillant. Il passe donc en mode semi-automatique mais oublie de couper le pilotage manuel. D’où une surconsommation de carburant. Il reçoit le compte à rebours de la station de suivi en Californie et enclenche l’allumage. Il entend à peine la mise à feu successive des trois rétrofusées. Le vaisseau attaque sa rentrée avec un angle trop bas. Avant que le périscope ne se rétracte, alors qu’il est en train de tomber vers le sol terrestre, dans la région d’El Centro il voit nettement de tout là-haut une piste poussiéreuse et il croit même distinguer un camion qui avance. C’est alors qu’il réalise avoir utilisé simultanément les deux modes de pilotage, semi-automatique et manuel, et qu’il va manquer de carburant pour corriger les oscillations lors de la phase finale de la descente. Par le hublot il devrait voir se former l’incandescence orangée de l’accélération, comme John l’a décrite, mais c’est une lueur verdâtre qui apparaît. Est-ce le conteneur de teinture servant à marquer la mer lors de la récupération qui est en train de se consumer ? Au centre de contrôle de cap Canaveral, son collègue Grissom l’informe que la communication va être interrompue. Il n’entend pas et continue de parler dans le vide. La capsule commence à se balancer dangereusement. Pour tenter d’y remédier, il enclenche le largage du parachute de freinage. Alors que la zone d’ionisation est déjà largement dépassée, la liaison radio n’est toujours pas rétablie. Puis il largue le parachute principal, le regarde se déplier entre les nuages en tranches blanches et orange et trouve que c’est beau. Avant l’impact contre le dos de la mer il enclenche le largage du sac d’amerrissage. La voix de Gus Grissom lui parvient de nouveau dans le casque. Il avait imaginé un choc plus rude. Le vaisseau se redresse de lui-même dans le clapot. L’astronaute défait ses connexions. Grissom lui annonce que l’équipe de récupération sera là dans une heure. Il a très chaud. Il fait plus de quarante degrés. L’air est très humide. Il décide alors de sortir. Engoncé dans sa combinaison, encombré par le radeau et la caméra, s’extraire par l’étroit orifice est difficile. Une fois dehors, il place la caméra en sûreté sur le kit de survie. S’il y est allé pour voir, il doit maintenant montrer aux autres. En cas de perte du vaisseau, ainsi les images seront sauves. Puis, toujours accroché à la cabine, il déclenche le gonflage du radeau et grimpe dedans. Là il réalise que le radeau est à l’envers. Alors il remonte sur la cabine, retourne le radeau et revient à son bord. La mer est calme. L’astronaute Carpenter est heureux. Il a très soif et boit toute l’eau de son kit de survie. Il s’allonge et regarde le ciel. Il n’y a plus au-dessus de lui que ce ciel, voilé mais très haut, immensément haut, où flotte des nuages gris. Il regarde la mer. Des algues. Vertes. La mer est calme. Immensément calme. Son campement marin se balance au gré de la houle intermittente. Il voit un grand poisson noir tourner autour de lui. Il entend au loin les avions à sa recherche. Le premier qu’il voit est un Neptune. Il sort le miroir de son kit de survie et essaie de renvoyer l’éclat du soleil tout comme les naufragés d’autrefois. Mais le temps brumeux n’est pas favorable. Quand ils repèrent l’astronaute, les avions se mettent à tourner en cercle. Dans son radeau, il patiente. Il entend une voix venue de derrière et se retourne. Un plongeur est en train de nager jusqu’à lui. L’arrivant gonfle lui aussi un radeau, y grimpe, amarre les deux esquifs et dit, essoufflé, qu’il a été parachuté plus loin. L’astronaute qui tient entre ses mains un paquet de biscuits le lui tend et dit :

— T’en veux ?

Mais cependant, entre Zagreb, Rome et Paris se tourne un autre procès. Depuis la terrasse de l’hôtel Meurice où il réside, tout en tétant un double corona Por Larrañaga, lui, c’est-à-dire l’enfant terrible de Hollywood, observe le jardin des Tuileries quand il tombe, de l’autre côté de la Seine, sur deux immenses lunes au ras du sol, se reflétant dans l’eau, les horloges éclairées de la gare désaffectée d’Orsay qui brillent dans la nuit. Il descend, franchit le fleuve et va voir de plus près ce vaisseau échoué de l’âge industriel appelé à devenir pour quelques semaines son port d’attache cinématographique. Retourné à la condition foraine par laquelle ses devanciers avaient débuté quelques décennies plus tôt, il sillonne la planète d’un cachet l’autre et dès qu’il le peut, imprime sur le celluloïd ses visions d’ogre poétique en éternel jeune vieillard, aux traits poupins désormais marqués de rides, mais les yeux toujours pétillants du même rire intérieur. Là, dans cette ruine ferroviaire, sur intervention du ministre des affaires culturelles, encore lui, celui-là même qui s’occupe par ailleurs à constituer son monumental musée imaginaire de somptueuses reproductions en couleurs, il installe son camp de saltimbanque. D’abord il déménage à l’hôtel de la gare, côté rue de Bellechasse. Il lui suffit de descendre de sa chambre pour se retrouver à l’abri de l’immense hangar, aux gigantesques verrières tenues par une somptueuse structure métallique, entièrement camouflée sous des caissons de staff et ponctuée, la nef vide, de splendides luminaires néo-rococo qui descendent dans l’air strié de faisceaux lumineux, au bout de chaînes ouvragées. Avec les puissantes piles de fonte rivetée, les bureaux abandonnés et les kilomètres de rayonnages encombrés de liasses d’archives ficelées, de vieux classeurs boursouflés, d’épais registres affaissés, il tient l’épicentre de son adaptation filmée du Procès de Franz Kafka. Avec ses acteurs venus de tous les horizons, à commencer par le frêle Anthony Perkins dans le rôle de Joseph K., alias Joseph Kay, et l’ingénieux chef opérateur Edmond Richard, fine moustache et cheveux gominés en arrière, gouaille parigote, regard aigu d’oiseau chasseur, doigts effilés de maître artisan ès ombres et lumières, du crépuscule à l’aube il fait tourner ses deux caméras Caméflex, depuis la dalle de béton poussiéreuse sous trente-huit mètres de hauteur jusqu’aux combles où ils se faufilent à quatre pattes l’un derrière l’autre. Quelque part il installe aussi trois tables de montage. In situ. Car c’est au montage qu’un cinéaste insuffle toute sa puissance à son œuvre. Une gare, c’est là d’où partent les trains. Une gare abandonnée, c’est là d’où ils ne partent plus. Mais la grande salle tout en longueur, désormais figée à l’heure du dernier départ, conserve dans ses paillettes de poussière toutes les appréhensions, tous les espoirs des voyageurs du passé. Et peut-être même leur espérance. Tous autant d’accusés de la vie maintenant envolés. Dans cet extraordinaire décor il joue en effet le drame de la culpabilité sans faute transposée à l’âge d’après. Il continue Kafka. Avec Perkins et les autres, la belle Romy Schneider en Leni, Michael Lonsdale en aumônier de la prison, l’inquiétante Elsa Martinelli en Hilda, lui-même en avocat fumeur de cigares qui ne quitte pas son lit, emberlificoté dans ses couvertures dépareillées, il s’amuse comme un gosse. Avec son sérieux d’enfant il trace autour de ses personnages d’infinies lignes de fuite aux noirs et blancs fortement contrastés avant de les cerner d’une sèche contre-plongée. Tandis qu’à Jérusalem l’autre accusé, bien coupable celui-là, quitte une dernière fois sa cage de verre pour la corde, lui amène son spectateur de scène en scène, suivant le fil de sa parabole jusqu’à la porte de la loi :

— Cette porte n’était faite que pour toi et maintenant je vais la fermer, dit le gardien.

Au cœur de son cauchemar, il installe un ordinateur géant dans le corps aseptisé duquel cliquettent au gré des tris, avec un léger souffle, des milliards de fiches de carton perforées, autant que d’âmes en ce pauvre monde, toutes brassées et liées ensemble, dans l’hypothèse sinon d’un sens, du moins d’un ordre à trouver au fond de ce fond sans fond. Une vérité telle que l’écrivain praguois à tête de chauve-souris aurait pu l’énoncer :

— On a toujours raison d’avoir tort.

Là-dessus il colle la rengaine de l’adagio d’Albinoni, dans trois ou quatre versions différentes, la bouleversante lamentation tendue jusqu’à la douleur, à déchirer toutes ces vies emportées vers quoi ? Un point à l’horizon. À la fin, Joseph K. ou Kay gît au fond d’une carrière, à même la glaise, la tête appuyée sur une grosse pierre, alors que ses bourreaux brandissent vers lui un couteau de cuisine au fil usé. Mais ce n’est pas assez pour le cinéaste de l’âge d’après. Alors, pour finir cette histoire il fait exploser un champignon atomique qui s’élève dans le ciel comme un énorme point d’exclamation inversé. Il ne lui reste alors plus qu’à signer :

— J’ai écrit et dirigé ce film. Mon nom est Orson Welles.

Or donc, pour la cent vingt-quatrième et dernière fois le condamné pénètre dans la salle du tribunal et s’installe dans sa cage. Entrent son avocat, le procureur général et sa suite, le public de nouveau en vêtements légers. Les juges de la cour suprême prennent place. Comme si un effet de condensation avait réduit le message à l’essentiel, un lent travail de tamisage s’étant opéré de session en session, après l’énorme masse des trois mille cinq cents pages de l’interrogatoire préparatoire, puis les deux cents pages de l’épais jugement initial, sous le chandelier et les rameaux d’olivier le président donne lecture des soixante-dix pages de la décision, signifiant au condamné que son appel n’a pas été entendu et, consentant seulement à élargir légèrement l’ombre du doute portée sur la centralité de son rôle dans la solution finale de la question juive, confirme la sentence. Eichmann demande la grâce. Ensuite, au deuxième étage d’une aile à part de la prison de Ramla, dans sa cellule où un gardien assis sur une chaise le surveille en permanence, il patiente durant toute une nuit et tout un jour. C’est le surlendemain en effet, alors que le soleil décline, qu’arrive la réponse du premier ministre David Ben Gourion. C’est non. À cette même date, un peu avant minuit, le gardien-chef pénètre dans sa cellule. Dans la lumière au néon, à « sa » table, le condamné boit à petites lampées la bouteille de vin qu’il a demandée pour dernière volonté. Puis, en chaussons, pantalon noir et chemise blanche, ses cheveux clairsemés ébouriffés sur son crâne dégarni, qu’il plaque en arrière de ses grandes mains, il est conduit dans la salle mitoyenne où une potence a été fixée au plafond, au-dessus d’une trappe aménagée dans le plancher. Le pasteur canadien qui au cours des derniers mois a tenté de l’amener au Christ est là. Le commissaire de police qui a suivi tout le procès et quelques autres policiers sont là. Un médecin est là. Quelques journalistes aussi. À deux pas de la trappe, les mains entravées, son nez se met à couler. Il demande qu’on l’essuie. Quand le commissaire lui demande s’il souhaite dire quelque chose il déclare :

— Vive l’Allemagne ! Vive l’Autriche ! Vive l’Argentine ! Trois pays que j’ai aimés. J’ai obéi aux lois de la guerre et à mon drapeau. Je salue ma femme, ma famille et mes amis.

Le gardien-chef lui passe la corde autour du cou. Il ne manifeste aucun trouble. Il refuse d’avoir les yeux bandés. Le jeune gardien tiré au sort pour procéder à l’exécution entre. Deux minutes avant minuit, celui qui par la force des choses est devenu bourreau actionne le mécanisme qui ouvre la trappe. Happé, l’ancien Oberstumbannführer Eichmann sent d’un coup se dérober sous lui cette bonne vieille terre qu’il souhaitait mettre sous leurs pieds, chutant de plusieurs mètres dans le vide. Silence. Une heure plus tard, grimpés sur un petit échafaudage construit à cette intention, le bourreau et le gardien-chef entreprennent de déposer le cadavre. Le jeune gardien le soulève afin de soulager son poids et permettre ainsi à son supérieur de desserrer la corde. Un brancard attend à côté. Le visage, livide, a gonflé. La langue pend. Du sang tache la chemise. La corde a largement et profondément entaillé le cou. Le jeune gardien a du mal à se contrôler. Il se met à trembler. Rejoints par d’autres uniformes, ils placent le corps sur le brancard et le descendent dans la cour. Afin de respecter le vœu du mort d’être dispersé dans la mer, un four crématoire a spécialement été installé dans un endroit secret, une orangeraie distante de quelques kilomètres. Ils emballent le corps dans une couverture et le hissent dans le camion qui s’en va dans la nuit. Sur place, à la lumière des lampes électriques, dans la senteur sucrée des fruits en train de mûrir, ils déposent leur fardeau. Mais, inexpérimentés, maladroits, tenus à distance par le feu qui sort à mille huit-cents degrés de la bouche rougeoyante, ils ont du mal à enfourner le cadavre qui ballote d’un bord sur l’autre. Les policiers parviennent enfin à engager le brancard sur les rails. Les portes sont refermées. Trois heures plus tard, ils retirent les cendres. Dans le silence de l’aube, sous la garde du commissaire, un véhicule de police kaki à bandes blanches les emporte dans un seau jusqu’au port de Jaffa. Tandis que le soleil se lève, une vedette de la marine les emmène au large. Une fois franchies la limite des eaux territoriales, loin, ainsi qu’était autrefois chassée au désert la bête hideuse, le pasteur ayant dit une prière, le commissaire de police procède à la dispersion des cendres en détournant le visage, puis se tenant de la main droite au plat-bord du bateau, il se penche au ras des vagues afin de rincer le récipient qui pend au bout de son bras où se lit, tatoué à l’encre pâlissante, le chiffre 161135.

Puis c’est le lundi matin. Il regagne son école des beaux-arts. Sous la vaste verrière de l’atelier s’étale un jour blafard. Sur le mur, au-dessus de la table à modèle recouverte d’une espèce de tapis tunisien à rayures, plusieurs toiles sans cadre sont accrochées. Elles sont peintes avec des tons purs, rarement rompus. Parmi elles il y a une nature morte avec des oranges, une miche de pain, un pichet couleur terre de Sienne brûlée et un broc en zinc d’un bleu éteint. Entre les objets apparaissent des éclats de tapisserie faits d’une pâte sourde, comme un mur enduit à la chaux. Le plancher grisâtre est constellé de taches de couleur, particulièrement nombreuses autour des pieds des chevalets. Quand il entre, l’atelier empreint de l’odeur de térébenthine, de vernis et de peinture séchée, a quelque chose de joyeux et de lumineux. En costume clair, coiffé d’un chapeau d’été qui laisse dépasser la mousse de ses cheveux argentés, la mine joyeuse, à peine rentré de son week-end à Dinard ou Saint-Malo, arrive le professeur de peinture, Durand est son nom, une Gauloise aux doigts. Avec des gestes de metteur en scène, il installe le sujet de la séance tout en s’adressant au surveillant d’atelier – qui s’appelle aussi Durand – lui en blouse bleue de magasinier, courte moustache et cheveux noirs lissés en aile de corbeau :

― Durand, allez nous acheter deux ou trois melons voulez-vous et passez prendre un bouquet de lilas – c’est encore la saison pour les lilas ?

Pendant que le surveillant s’en va en quête des fruits et des fleurs en branches, de sa main libre le professeur laisse retomber sur la table un morceau de tapis aux motifs ourlés, bleus et rouges, comme dans les tableaux flamands. Sans quitter des yeux la nature morte qu’il est en train de composer, il écrase son mégot au fond d’un cendrier. Parmi le bric-à-brac d’étoffes et d’ustensiles rangés sur une étagère, il saisit un torchon qu’il dispose de manière à ce que les bandes rouges qui forment les carreaux suggèrent des lignes de fuite. Là-dessus, il pose une guitare dont les formes courbes associées au manche bien droit lui paraissent un intéressant problème plastique. Mais il retire le torchon finalement inapproprié. Alors qu’ils arrivent un par un, garçons et filles aux allures vaguement bohèmes, artistes, romantiques, l’un barbu et vêtu de velours, un brun timide, la rousse un peu naïve en robe à motifs imprimés, le Gauguin des îles, le déconneur de service, les fils du journaliste enfuis de l’Espagne franquiste et la belle Clotilde. Le surveillant revient avec les melons que le professeur pose sur la table, deux entiers et le troisième après l’avoir découpé en tranches, faisant s’épanouir un éventail de virgules orangées.

― J’ai pris des gros et un petit, c’est mieux non ? demande le surveillant.

Le professeur achève son tableau périssable en jetant avec précision la branche de lilas qui vient tracer une belle oblique. Espace. Couleurs. Perspective. Tout en blaguant et se taquinant les uns les autres, dans le raclement des pieds de leurs chevalets, les étudiants choisissent leur point de vue et forment un demi-cercle autour de la nature morte. Sujet. Objet. Au brouhaha de l’installation, tandis que le soleil monte en étalant sa lumière à travers la verrière, succède une ambiance concentrée, trouée par le choc sec d’un pinceau ou d’un godet contre une palette, le heurt d’un talon contre le plancher pour prendre du recul. Le professeur quitte l’atelier pour aller prendre son café et feuilleter Ouest-France au bar d’en face, Chez Alice. À l’aide d’une longue brosse étroite, lui commence à tracer d’un trait noir, hésitant, les grandes lignes de sa composition, ajuste mentalement les valeurs en plissant les yeux, cherche parmi ses tubes le ton juste. Puis, à touches lentes, égales, maigres car il déteste la peinture brillante, il se met à appliquer les couleurs, pressant davantage le pinceau lorsqu’il arrive au bout de sa réserve de pâte. Bon Dieu de guitare comment il s’attache ce foutu manche sur les courbes de la caisse ? Il pense à Picasso. Il se demande : « Comment tout cela, ces fruits, cet instrument de musique, ces fleurs ont-ils pu être là avant que je les peigne ? » Lorsqu’il revient, sans un mot le professeur passe derrière chaque étudiant et, parvenu au dernier, repasse en s’arrêtant auprès de chacun, s’emparant parfois d’un pinceau, l’étudiant s’écartant légèrement et le maître reprenant la composition en agrandissant la guitare, les tranches orange, les deux boules vertes de tailles différentes, les motifs du tapis et la branche de lilas. L’après-midi ils ont modèle vivant. Les filles s’appellent Vety, Huguette ou Doris. Elles sont comédiennes ou serveuses et elles aussi fument des Gauloises, une veste masculine sur les épaules, à la pause entre deux poses. Ce lundi-là c’est Lucky. Une fille sympa, Lucky. Elle, elle est top model. Enfin, c’est ce qu’elle dit. Une fine mouche, Lucky. Avec un faux air de Brigitte Bardot, la moue surtout. D’une rotation des fesses elle prend place sur la table, s’allonge sur le tapis rayé et adopte la position demandée, laissant voir la plante de ses pieds grisée de poussière, son talon orangé, son ventre et la partie inférieure de ses seins teintés de pâles stries vertes. Il pense à Matisse. C’est bath ? Oui, c’est bath.
Quant à moi je suis alors une paire de lèvres qui se tend vers le sein en tremblant. Une bouche qui suce. Un œil qui voit. Une main qui saisit. Mon pouce entre et sort. Je cherche. Je trouve. Et je tète.
Puis c’est l’été. Il passe enfin les épreuves du diplôme des beaux-arts. Nature morte. Paysage. Portrait. Nu. Il prend le train pour Paris avec Gauguin des îles, le brun timide, les fils du journaliste antifranquiste et la belle Clotilde. Il hume Saint-Germain-des-Prés. Juliette Gréco. Mouloudji. Tout ça. Durant six jours, dans une loge fermée sur trois côtés et dont il a interdiction de sortir avant d’avoir rendu son esquisse, il compose d’imagination, puisant dans sa mémoire, un paysage avec des personnages nus. Il pense à Cézanne. Pour finir, il est le dernier à passer devant le jury sous la grande verrière à travers laquelle donne le clair soleil de ce soir de juillet. À l’appel du surveillant, il entre dans la salle et voit les tables encombrées de bouteilles de bière, les membres du jury aux chemises froissées, debout leurs vestes jetées sur l’épaule, prêts à s’en aller, partant déjà, bavardant, tandis que l’un d’entre eux vient à lui, la cravate relâchée, se présentant comme l’inspecteur général, lui donnant d’abord des compliments sur son dessin – incontestablement vous savez dessiner – et sur sa peinture – incontestablement vous savez peindre – pour ensuite l’enfoncer de sa morgue – mais vous n’êtes pas dans l’optique d’un jury parisien – et de son mépris – en province vous ferez peut-être carrière. Voilà le verdict.

Au même moment, dans le crachouillis des dialogues radios terminés par « roger » ou « over », une fusée au nom de dieu nordique, Thor, et de lettre grecque, Delta, s’élève de cap Canaveral dans le ciel de Californie. Après dix minutes de vol, elle largue sur une orbite moyenne et elliptique, entre cinq mille six cent trente-deux kilomètres d’apogée et neuf cent cinquante-deux kilomètres de périgée, un polyèdre blanc formé de soixante-douze facettes, mesurant quatre-vingt-huit centimètres de diamètre et pesant soixante-dix-sept kilos, la plupart des facettes étant occupées par de petits panneaux solaires d’un bleu irisé chargés de lui fournir son énergie électrique, tandis que la ceinture équatoriale se compose des soixante-douze éléments de l’antenne réceptrice ainsi que des quarante-huit éléments de l’antenne émettrice, ce satellite de télécommunication nommé Telstar 1 étant principalement équipé d’un tube à ondes progressives chargé d’amplifier les signaux reçus avant leur réémission. Les énormes antennes en aluminium et acier des deux stations terrestres principales, l’une située à Andover, dans le Maine, États-Unis, l’autre à Pleumeur-Bodou, dans les Côtes-du-Nord, France, cette dernière abritée sous une bulle géante blanche poussée sur la lande bretonne, pointent ce nouvel objet céleste. Lors de chacune des révolutions du satellite autour de la planète désormais réduite à la taille d’un village, au cours des vingt minutes durant lesquelles la communication peut être établie, de part et d’autre de l’océan les techniciens se livrent à des tests d’émission et de réception. Lors de la sixième orbite, des liaisons téléphoniques sont établies, des photographies ainsi que des programmes télévisuels sont échangés. Le lendemain, la première transmission de télévision en direct est réalisée. Devant les familles rassemblées dans leur living-room, leurs profils tous tournés dans la même direction, d’une rive l’autre de l’Atlantique arrivent sur les écrans bleuâtres, légèrement bombés, aux angles arrondis, les images et la voix du jeune président blond et dynamique, alors qu’il donne une conférence de presse et parle de la bombe, le drapeau américain faseyant dans le vent ; des fragments d’un match de base-ball à Chicago, durant lequel la foule des spectateurs massée dans les gradins est invitée à saluer les amis européens ; et dans l’autre sens, des monuments tels Big Ben, la tour Eiffel et la victoire de Samothrace dans sa niche géante, en haut de son escalier ; et aussi le charmeur national Yves Montand qui pousse la chansonnette en célébration de l’unification de la boule sous l’espèce de la première « mondo » ou « mondiovision » selon l’adaptation de la langue de Virgile au monde qui vient.

Puis ce sont de nouveau les vacances. Mais le goût de la première fois est déjà passé. Entre eux il y a maintenant l’enfant. L’échec au diplôme a mis son bémol. Le présent s’épanche désormais avec une pointe d’inquiétude vers l’avenir. Elle et moi nous nous baignons dans le soleil. Lui rejoint ses copains de la base nautique, emprunte un voilier et trace des cercles sur l’eau noire du lac. Alors qu’ils reviennent dans le petit appartement, il reçoit sa convocation pour l’armée.
Alors je fourre mon pouce dans ma bouche. C’est vite devenu une habitude. Le hasard se rétrécit déjà. Allongé dans mon lit à barreaux, face à la fenêtre peinte en blanc qui découpe un temple azur où jaillissent en oblique tantôt par la droite tantôt par la gauche les hirondelles de l’été, cent fois, mille fois, dix-mille fois je saisis et je lâche ma couverture bleu clair dont la bordure imite la soie. Elle vient. Elle va. Elle me sourit. Je lui souris. Elle me fait signe. Je lui fais signe. Et lui aussi. Sourires. Une vibration des lèvres. Mmm. Une bulle de salive. Puis un cliquetis. Brrr. Grimaces. J’aimerais bien voir mes lèvres qui bruissent. Et son visage quand je l’entends. Le plancher craque. Le moulin qui broie les grains de café. Je m’endors en agitant les mains. Mon visage fait quatre ou cinq mimiques. Peut-être six. Pas plus. Je m’exerce. Voici l’étonnement. La surprise. L’émerveillement. La joie. La douleur. Le dégoût. Ni jour ni nuit. Entre la bouche et le trou du cul. Et tout ce qui passe d’images flottantes devant moi. Sans nom. Apparitions. Disparitions. Appels. Cris. Pleurs. Succès. Échecs. Oui. Non. Exactement comme mon père le peintre je construis le monde à petites touches. Tendresse. Parfois à larges coups de brosse. Colère. Je recommence. Je rate mieux. Dedans. Dehors. J’organise les moyens et les fins. Ça réussit. Ça échoue. J’éprouve ma puissance. Ma faiblesse. C’était là. Ça ne l’est plus. Rendez-le-moi ! Ah ! Le voilà. Je vis en pleine magie. Elle se penche :

— Mon bébé !

Avant de mordre ouvrir la bouche. Bouche. Ça dessine un point. Bouche-sein. Ça trace une ligne. Bouche-sein-main. Ça délimite vaguement un plan. Je suis en pleine géométrie. Elle m’appelle. Je tourne la tête. Je la vois. Ça y est, ça commence. Il y a un avant. Un pendant. Un après. Il y a ce qui reste. Il y a ce qui change. C’est déjà la fin.

Et tandis que la foule des Français musulmans ou FMA ou Arabes ou quoi, enfin métamorphosés en citoyens de la République algérienne démocratique et populaire, exulte dans l’ivresse du mot « indépendance », la liesse des youyous, des klaxons et des drapeaux verts, blancs et rouges, brandis par milliers contre le ciel d’été, les harkis sont arrosés d’essence, brûlés, mutilés, ébouillantés, enterrés vifs, éventrés, dépecés à la tenaille, énucléés, lapidés, émasculés, bras et jambes arrachés, écorchés en fines lanières et saupoudrés de sel. Dans Oran la radieuse où les cuves de la British Petroleum flambent sur le port, recouverte d’un voile noir, épais, gras, il est midi. Sur la place d’armes gardée par ses lions de bronze où convergent par le boulevard de Sébastopol et le boulevard Maréchal-Joffre les Algériens encadrés par l’armée de libération nationale, les auxiliaires temporaires occasionnels et les ralliés du dernier quart d’heure, des coups de feu claquent depuis les immeubles aux murs crépitants de chaleur. La fusillade éclate. La foule panique et s’éparpille. Au sol gisent quelques corps sous le couvercle du ciel où l’été grésille. C’est eux, désormais, c’est-à-dire la minorité européenne comme on dit, qui se trouve pourchassée, piégée comme les rats de la peste, tentant de s’enfuir sur la mer de marbre dressée telle un mur bleu entre ici et là-bas, chaque jour s’embarquant par milliers, maintenant abattus à la terrasse d’un café, dans leur appartement à la porte défoncée, lynchés rue d’Arzew, place Karguentah, boulevard de l’Industrie, ou bien poignardés ici ou là, au fond d’un fournil contre les sacs de farine, ou encore égorgés au premier étage de la poste principale, enlevés rue du lieutenant Dahan, devant le cinéma Rex, regroupés et conduits mains en l’air dans la chaleur qui plombe le ciel de juillet vers le commissariat central et le quartier de Petit-Lac, pour quelle fin ?

Au même moment, sous le ciel désormais unifié par les vols orbitaux et la bombe menaçante, l’empire du milieu pourtant lourd comme une panse bien pleine sur la mappemonde, pris sous une chape de silence, aucun chant de travail, aucun jeu d’enfants ne se faisant plus entendre, aucun animal non plus, ni bœuf meuglant, ni chien aboyant, tous ayant été depuis longtemps mangés, ni poules, ni canards, sans parler des porcs, emportés par les cadres du parti, pas même de passereaux ou de rongeurs, rats ou souris, tous ayant été détruits au titre des « quatre nuisibles », les arbres dépourvus de feuilles, l’écorce entièrement grattée, leurs branches décharnées ne retenant plus le vent qui seul court sur la plaine en soulevant des nuages de poussière jaune, s’engouffrant dans les villages dont la haie de bambou manque, elle aussi mangée, les cadavres gisant à même la paille des champs, les survivants errant à travers la campagne, hagards, trop affaiblis pour enterrer les morts, avançant péniblement à quatre pattes et grattant la terre sèche, friable, à la recherche de graines, pas même de blé, de maïs ou de sorgho, mais de plantes sauvages, pissenlits ou chardons, des silhouettes accroupies au bord des mares tentant d’attraper de rares grenouilles tachetées, en tenue de camouflage, maigres elles aussi, les survivants grelottant de froid, à peine recouverts de haillons percés, usés au point de laisser passer le jour, ou même complètement nus, certains bouffis d’œdème, courbés, enserrant leurs squelettiques cages thoraciques de leurs bras plus fins que fins, leur sexe se balançant mollement sous eux ou dessinant une ombre plus sombre, que les moins atteints protègent de leurs mains en coque, l’un ou l’autre rampant sur la terre jaune et gelée de la rue principale et s’effondrant sur place, désormais immobile, les touffes de cheveux noirs se soulevant sous les bourrasques, au pied d’un mur de brique badigeonné du slogan « Vive les communes populaires », ou bien à l’intérieur d’une maison de terre, de la même couleur jaune que la rue, dépourvue de fenêtres et de portes, aux toits de chaume effondrés, s’endormant recroquevillé sur le kang éteint, claquant des dents, ayant mangé les couvertures de coton matelassé, la main instinctivement posée entre les cuisses et rêvant d’une soupe de nouilles fumante sur laquelle surnagent les grasses auréoles dessinées par les morceaux de lard, et ne se réveillant pas, les bébés ayant depuis longtemps tous disparus, d’abord les filles, puis les garçons, leurs mères n’ayant plus de quoi les allaiter et les regardant s’éteindre, suivis des plus grands qui eux aussi se sont évanouis, comme absorbés par la terre jaune, une maman ou une autre ayant même tué son enfant de ses propres mains et l’ayant mangé avec son mari, ensuite devenue folle bien sûr, alors que de nombreux millions – mais combien exactement ? – se sont ainsi enfoncés de l’autre côté à cause de la faim, de la torturante faim, de l’insatiable faim, et tandis que les intellectuels, ces incapables qui n’ont que la gueule pour agir, ce Wu Han, ce Deng Tuo, ce Liao Mosha, le « village des trois » du Běijīng Wǎnbào, ne cessent de le harceler de leurs piques, tournant autour de lui tels des taons autour d’un bœuf par un jour d’orage, alors qu’il se trouve quasiment empêché de publier dans la presse, relégué, écarté, à tout le moins tenu en lisière, eux ne cessent de le fustiger au long de leurs verbeux apologues, se moquant de ses habits neufs, exaltant ce Hǎi Ruì, un vieux lettré de la cour des Ming qui avait embrassé la cause des paysans contre l’empereur, l’empereur c’est-à-dire lui, le traitant de Zhūge Liàng au petit pied, tournant en dérision ses slogans par leurs tournures précieuses d’auteurs révisionnistes-bourgeois, critiquant son goût des mots, « c’est sur la page blanche qu’on écrit les plus beaux poèmes », « la révolution n’est pas un dîner de gala », sa soif de gloire, lui qui aspire à devenir le soleil, ni plus ni moins, tandis encore que l’autre, le président de cette république, Liú Shàoqí est son nom, bouleversé par ce qu’il a vu dans son Hú’nán natal, ou plutôt par ce que les paysans de son village lui ont raconté en brandissant sous son nez leur wok vide, alors que devant l’immense auditoire des sept mille cent dix-huit délégués venus de toutes les provinces il se permet Liú Shàoqí de le mettre en cause, tombant son masque de révolutionnaire inflexible pour s’effondrer dans la pire sentimentalité, disant : « la population n’a pas de quoi manger ni se vêtir, les gens manquent de tout, la production agricole a chuté, et pas qu’un peu mais de manière dramatique, non seulement le Grand Bond en avant ne s’est pas produit mais un grand pas en arrière oui, et les soi-disant trois années de catastrophes naturelles n’y sont pour rien, là où je me suis rendu pas plus qu’ailleurs il n’y a eu de graves intempéries, et rien ne sert de se réfugier derrière des formules hypocrites du genre  » les erreurs se comptent sur un seul doigt mais les réussites sur les neuf autres « , non, tout cela est faux », ainsi de suite trois heures durant, déclenchant dans l’assistance une onde de doute et le contraignant lui, Máo Zédōng puisque tel est son nom, à reculer, et même à s’exposer en autocritique devant les sept mille, à reconnaître : « c’est moi le responsable », puis à feindre d’être de leur côté, à déployer toute sa ruse pour détourner la culpabilité sur quelques cadres provinciaux, quelques hauts fonctionnaires, quelques planificateurs du ministère de l’agriculture, tous ces experts contre-révolutionnaires, leur disant aussi aux délégués : « et vous, croyez-vous que vous n’êtes pas responsables vous aussi, croyez-vous que le peuple ne vous bottera pas le cul ? bien sûr qu’il le fera » et donc, tandis que le Grand Bond en avant retombe dans la poussière, qu’il s’achève dans un murmure de mourant à la porte de l’entrepôt qui renferme le riz réquisitionné, lui choisit de faire un pas de côté, il fuit et désormais replié dans sa villégiature du Lac de l’Ouest, à Hángzhōu, en Fils du Ciel au creux de la vague, ayant atteint le point le plus déclinant de sa courbe d’étoile rouge, mais confiant dans son nom appelé à briller longtemps dans le ciel d’Orient, il s’enroule sur lui-même tel le tigre blessé dans sa tanière, la villa numéro 1, il nage dans la piscine construite pour lui ou bien dans le fleuve Qiántáng afin de s’exposer au courant et de recouvrer l’énergie qui lui permettra de surmonter l’adversité, il se promène dans les jardins de bambou et sur la colline solitaire, il jouit de la vue sur le lac aux eaux sombres, il invite ses favorites à l’incarnat léger à le rejoindre dans son lit, car l’âge venant il est conseillé aux candidats à l’éternité de puiser très souvent à la source de vie, mais à condition de se garder d’éjaculer à tout coup, et il se demande si — se divise en – – ou bien si au contraire – – se rassemble en —, lisant les inepties du « Rapport sur les souffrances du Tibet et propositions pour le travail futur du Comité central sous la direction du président ministre Zhōu Ēnlái » qui lui parvient dans sa retraite, écoutant au loin les slogans révisionnistes-droitiers qu’ils lancent en son absence, « peu importe que le chat soit blanc ou gris pourvu qu’il attrape les souris », méditant de reprendre son essor à partir d’un trépied idéologique propre à lancer une nouvelle révolution, jeunesse – campagnes – culture, se préparant à bondir dès la fin de l’été à l’assaut de ses rivaux, Liú Shàoqí et Dèng Xiǎopíng, à l’occasion de la conférence annuelle de Běidàihé en préparation à la dixième session plénière du huitième comité central, leur jetant au visage : « Voilà plus de deux ans que vous cherchez à m’anéantir mais maintenant c’est à moi de vous faire trembler ! »

Au même moment aussi, c’est-à-dire en cet été de l’« année de la planification », sur cette place de la Révolution, au neuvième étage du bâtiment A, une haute barre dont la façade aligne ses alvéoles géométriques d’un modernisme rigoureux, dans son bureau de ministre de l’industrie au design lui aussi moderniste, tout en lignes et angles droits, aux chaudes cloisons de bois sombre qui laissent voir les dessins des nœuds, aux stores métalliques baissés, aux étagères basses encombrées de dossiers, il est là, sous la longue carte de l’île représentée légèrement en relief, renversé sur son fauteuil, ses pieds chaussés de lourds brodequins militaires aux lacets dénoués posés sur le plateau, non pas coiffé du légendaire béret étoilé, non, mais d’une casquette vert olive auréolée de la sueur du travail volontaire dans les champs de canne, qu’il jette elle aussi sur son bureau, libérant les mèches grasses de ses cheveux d’un noir profond qui ondulent en bataille autour de son front puissant, bulbeux, ses arcades saillantes soulignées d’épais sourcils, sa gueule de beau mâle révolutionnaire cette nuit-là assombrie, son intense regard constamment ironique cette fois retourné vers l’intérieur, dégageant sa Rolex de la manche de sa chemise elle aussi vert olive pour lire l’heure, minuit passée déjà, fouillant ses poches de poitrine afin d’en sortir une boîte d’allumettes, en frottant une qui ne veut pas s’enflammer, se casse, puis une deuxième, puis une troisième qu’il approche enfin de son Partagas, pompant de grosses bouffées qui l’ennuagent d’un parfum terreux et poivré, ravalant le ministre son légendaire sourire de guérillero flegmatique, cette fois nerveux, inquiet, angoissé même, repassant en revue au cœur de la nuit tropicale ses visions en forme de promesse vers la libération de toute aliénation, telle qu’il l’avait promulguée avec quelque forfanterie un an plus tôt lors de la conférence de Punta del Este, à la face des représentants de l’impérialisme yankee, dessinant deux heures et demie durant les contours d’une île de cocagne que le plan quadriennal mettait en toute objectivité à portée de main, un taux de croissance de douze pour cent avait-il assuré, de sorte que la république de Cuba deviendra à coup sûr le pays d’Amérique latine dont la production industrielle par habitant sera la plus élevée, notamment pour l’acier, le ciment et l’électricité ; elle accédera en particulier au premier rang du continent pour la production de tracteurs, de chaussures et de textile, avait-il lancé ; elle se haussera même au deuxième rang mondial pour la production de nickel ; quant à la production de sucre, elle oscillera entre huit millions et demi et neuf millions de tonnes ; en 1980 le revenu net par habitant atteindra trois mille dollars, c’est-à-dire qu’il dépassera celui des États-Unis ; tous ces résultats seront atteints par le troc des « stimulants matériels » contre les « stimulants moraux » car le travail doit acquérir un nouveau caractère, non plus être un abandon de soi en tant que force vendue mais au contraire une émanation de soi qui échappe enfin à l’infernal enchaînement des achats et des ventes, un apport à la vie de tous, un accomplissement du devoir social dans la joie d’un acte créateur de plein gré, une entière adhésion à l’avènement du socialisme par le don de son individu à la communauté fraternelle, en préfiguration de cet être nouveau qu’il entend pétrir de ses doigts. Sortant son carnet de son treillis vert olive, il note :

— C’est l’homme du vingt-et-unième siècle que nous devons créer bien que ce ne soit encore qu’une aspiration subjective et non systématisée.

Mais, dans le décor de son bureau ministériel aux lignes droites, aux boiseries sombres, aux stores métalliques clinquants, auquel son style d’éternel guérillero débraillé imprime par contraste l’allure d’un campement provisoire dans la sierra, d’où il pourrait déguerpir à la moindre alerte, dans l’instant même, pour aller allumer ici ou là un, deux, trois, d’innombrables Vietnam, lui ressasse cette nuit-là les mille et une difficultés consécutives au blocus, la paralysie des usines faute de pièces de rechange, la fatalité de cette île à cultiver de manière intensive et sans alternative cette maudite canne à sucre, suivant le proverbe Sin azúcar no hay país qui stigmatise la consubstantialité de la plante et de la terre d’ici, on n’aurait jamais dû lancer cette putain de diversification agricole, pense-t-il alors, tétant son cylindre de tabac couleur de terre sans le goûter, la production s’est effondrée à seulement quatre millions de tonnes huit, c’est sûr nous avons commis des erreurs et nous voilà obligés de rationner la viande, le lait – un verre par enfant et par jour – les chaussures, le dentifrice qui sèche à peine sorti du tube, l’huile et aussi les soutiens-gorge, les chemises et pourquoi notre Coca-Cola a-t-il un goût aussi infect ? On dirait du sirop contre la toux, les sacs de ciment sèchent sur les quais faute de moyens pour les transporter, on construit des filatures mais il n’y a pas de coton, des usines se montent mais les machines-outils n’arrivent pas des pays soi-disant frères, ou bien au contraire ce sont les machines qui arrivent mais aucune infrastructure n’a été préparée pour les accueillir et elles rouillent sur place dans les ports ; comment se fait-il que cette usine de levure emploie en Pologne plus de deux cents ouvriers et seulement vingt-sept en France ? Ainsi cahotent dans la nuit les sombres pensées de celui qui est non seulement un intellectuel mais l’individu le plus complet de son époque, Ernesto Che Guevara, el Comandante, tandis qu’il pose son cigare dans le large et lourd cendrier de cristal posé devant lui sur son bureau ministériel, avec un profond sentiment d’accablement, de tristesse et de solitude.

Au même moment encore, vers dix heures quinze du matin, à la morgue abritée dans les sous-sols du palais de justice de Los Angeles, une imposante forteresse de marbre et béton néo-classique, le corps raidi et pâle de l’actrice blonde, presque diaphane hormis quelques taches d’un bleu mat sur le cou, la poitrine et l’abdomen, est extrait du casier numéro 33 où il vient seulement d’être déposé quelques heures plus tôt, avant de se voir conduit sur un chariot jusqu’à la table d’autopsie numéro 1. Là, sous l’éclairage des cinq lampes qui tombe du plafond, conformément à la procédure, l’un des assistant du coroner, Eddy Day est son nom, commence un premier examen superficiel. Sur la fiche il note des ecchymoses peu importantes à la fesse gauche ainsi qu’au niveau de la chute des reins. Un peu plus tard, tous les deux en blouse blanche, c’est au tour de Thomas Noguchi, jeune médecin légiste, et de John Miner, procureur du comté, de s’avancer dans le cercle lumineux. Lui aussi en blouse blanche, fine moustache, lunettes et calvitie, cigare à la bouche, le coroner du comté en personne, le docteur Theodore Curphey, est également présent. Une assemblée d’hommes en blanc faisant cercle autour de son cadavre blanc auréolé de clarté électrique, les mains ramenées sur le ventre, son visage de type caucasien, légèrement bouffi, tourné vers un ciel de quelques centaines de watts, les paupières closes sur ses vies secrètes, les lèvres retombées, les trois ou quatre hommes autour d’elle pris dans la contemplation de sa chair inerte, étendue contre la plaque de métal lisse, gris, froid, légèrement incurvée, la chair presque translucide évoquant quelque monstrueuse poupée de porcelaine géante, aussi irréelle qu’une poussière d’étoile, semblant presque flotter dans la lumière au-dessus de la table, les médecins, le juriste et leurs aides tout à fait incrédules, retenus par une sensation d’interdit qu’ils n’ont jusqu’alors jamais éprouvée, n’osant faire un pas vers cette masse blafarde d’où le nom de Norma Jeane Baker ou Zelda Zonk ou même Marilyn Monroe semble s’être retiré, comme si elle allait se redresser à l’instant, poser son pied nu contre le sol froid et tout bonnement s’en aller à travers les rues de cette ville vouée au cinéma et aux anges, nue comme jamais elle n’a rêvé de l’être. Passée cette hésitation, alors que la grande aiguille atteint le point le plus bas du cadran pour marquer la demie, le docteur Noguchi s’approche et commence à inspecter minutieusement, parcelle après parcelle, à l’aide d’une grosse loupe, toute la surface de sa peau rayonnante, à la recherche de traces de piqûres. Ils soupçonnent une injection de barbituriques par seringue hypodermique. Mais non. Rien. Pas même la marque de l’aiguille avec laquelle son psychiatre, le docteur Ralph Greenson, l’aurait transpercée en heurtant une côte. Car au-dessus de ce cadavre commencent dès cet instant à planer pas mal de fantômes plus ou moins liés aux milieux du cinéma, de la psychanalyse, de la politique et aussi à la mafia. Ayant vérifié le branchement du robinet d’évacuation des liquides, les mains gantées de caoutchouc, parmi les instruments à sa disposition sur la table à roulettes peinte en blanc, le médecin légiste saisit le scalpel et entreprend de fendre le torse d’une entaille en forme de Y, les deux branches espacées se rejoignant pour finir en une seule à l’approche du pubis. Il écarte la cage thoracique et commence l’examen intérieur de celle qui voulait tellement devenir une image, scrutant les replis de la Vénus désormais grand ouverte, plus ouverte qu’elle n’aurait jamais désiré l’être dans le pire de ses cauchemars, extrayant un à un les organes, les pesant sur la petite balance, prélevant des échantillons de tissus qu’il dépose au fur et à mesure dans des bocaux de formol. Il fend l’estomac en quête d’un signe, non du destin et de ce qui est censé advenir, mais au contraire, à la recherche de l’enchaînement des effets et des causes qu’il remonte à rebours vers le passé. Mais, exceptée une faible quantité de sécrétion muqueuse de couleur brune, la poche ne recèle rien. Toujours sous le regard du procureur, il ouvre le duodénum. Lui non plus ne contient aucun reste de barbituriques. Pas plus que les intestins, le grêle et le côlon. Juste un peu de matière fécale consistante et de couleur brun clair. En prévision de son rapport, il note tout cela. Dossier 81128. Pour préparer l’examen toxicologique, il conserve du sang, de l’urine ainsi que le foie, les reins et l’estomac. Après quoi, aidé d’un assistant, il recoud la peau laiteuse marquée ici ou là de taches bleues. Après cinq heures de traitement environ, pauses café-sandwiches comprises, vers quinze heures trente, le cadavre est ramené au casier numéro 33. Dans la soirée de ce dimanche-là, vers vingt-deux heures, un photographe plus audacieux que ses confrères, Leigh Wiener est son nom, réussit à s’introduire dans le service médico-légal en soudoyant le gardien d’une bouteille de whisky. Ce dernier rouvre le casier numéro 33 et tire le cadavre drapé de plastique. Le photographe officie. Dernière séance. Il demande à l’autre de découvrir d’abord le haut, juste un peu, le visage affaissé, gonflé, presque boudeur, voilà c’est bien, prenant furtivement quelques clichés, puis le buste sur lequel reposent les mains aux ongles bleuis, voilà, c’est parfait, merci.

Enfin, c’est à lui de voler. Il est le septième. Lui c’est Adrian Nikolaïev, pilote de chasse de l’armée de l’air soviétique. À son tour il roule à bord de l’autocar bleu clair qui l’emmène sur la plaine kazakh vers le pas de tir, lui et sa doublure, à la fin de cette magnifique matinée d’été. Lui aussi s’immisce dans la capsule capitonnée de jaune, la tête enfermée dans le casque blanc marqué CCCP. Sanglé sur son siège éjectable, il patiente au-dessus de l’énorme fusée blanche le long de laquelle s’étagent en rouge les six lettres BOCTOK, avant de sentir à son tour la poussée des puissants moteurs qui crachent le feu à l’extrémité des cinq tuyères, la force d’accélération qui lui comprime le torse et déforme son visage, le largage du second étage qu’il aimerait bien voir s’enfoncer dans le ciel, mais non, l’extraction imperceptible de la gravité de la Terre-mère, la mise en orbite enfin, avant de découvrir, près de quatre jours durant, la succession accélérée des couchers et levers du soleil loin au-dessus de l’horizon. Avec précaution, il détache les sangles qui le retiennent à son siège. Il est donc le premier à flotter en apesanteur, librement, comme en lévitation dans sa sphère de métal appelée Vostok 3 qui tourne maintenant à la vitesse de vingt-huit mille kilomètres à l’heure autour de la boule bleue. Mais c’est aussi à l’autre, Pavel Popovitch est son nom, lui aussi officier de l’armée de l’air soviétique, de voler. Il est déjà le huitième. Le jour d’après, également en fin de matinée, son petit-déjeuner déjà loin, ayant passé les tests médicaux, l’installation des capteurs biométriques à même la peau, l’enfilage minutieux de la combinaison orange vif par-dessus l’épais survêtement bleu, d’une matière feutrée, l’acheminement en autocar vers la fusée, sa doublure assise derrière lui, au cas où, les derniers mètres franchis à pied, conduit par l’Ingénieur Principal au nom tenu secret et escorté par l’équipe technique, la montée par l’escalier de métal, le retournement sur la plate-forme et le salut, souriant, la pénétration dans l’ascenseur, l’insertion à bord de Vostok 4, avant de patienter et de s’arracher dans un crachement de flammes jaunes tandis qu’autour de la fusée s’évase la corolle des tours de ferraille rouges. Lors de la deuxième orbite, le cosmonaute Nikolaïev entre en communication avec le chef du Kremlin, en costume de lin blanc car c’est l’été, Khrouchtchev est donc son nom, son panama à la main, jovial. Mais la liaison est mauvaise et la voix du secrétaire général lui parvient dans un crachouillis intermittent saturé de chuintements sifflants. Bientôt les ellipses décrites par les deux vaisseaux tournant tout autour de la planète se rapprochent, et même se croisent à une distance de moins de six kilomètres et demi, les deux cosmonautes entrant en communication radio sur ondes courtes, mais pour se dire quoi ? Et elles se livrent durant environ soixante-dix heures, les deux bulles métalliques, à une sorte de ballet céleste au cours duquel le cosmonaute Nikolaïev voit Vostok 4 par son hublot, mais est-ce certain ? Et le cosmonaute Popovitch aperçoit Vostok 3, telle une petite lune dans le lointain, mais est-ce bien sûr ? Puis de révolution en révolution les deux capsules s’éloignent l’une de l’autre et se perdent tout à fait. Chacun de ces trois jours que le cosmonaute Popovitch passe dans l’espace, il se détache lui aussi de son siège durant une heure environ pour expérimenter des mouvements et même quelques gestes de travail en apesanteur. Au sol, l’équipe d’ingénieurs, de médecins et de techniciens analysent continûment les informations numériques qui leur parviennent sur leur rythme cardiaque, respiration, réactions cutanées, tonus musculaire, réactivité à la stimulation, et observent leur comportement, jusque dans leur sommeil, sur les images de leurs visages casqués, de leurs mains gantées et de leurs torses recouverts par la combinaison, pris dans les raies noires et blanches des caméras vidéo, qu’ils reçoivent, dupliquées à l’infini, sur leurs batteries d’écrans aux bords arrondis. À la fin de ses quarante-neuf orbites, le cosmonaute Popovitch n’arrive pas à régler la température de Vostok 4. Il a froid. Dans la radio, il dit pudiquement :

— Je traverse un orage.

En code, cela signifie qu’il est malade et qu’il vient de vomir, la visière de son casque relevée, les matières ingurgitées des tubes de nourriture flottant dans la cabine sous forme de billes de couleur verte, dégageant une odeur aigre. À bord de Vostok 3, Nikolaïev filme tout ce qu’il voit, en couleurs, la Terre, le ciel, le moutonnement des nuages, l’intérieur de la cabine avec son tableau de bord, entre ses genoux le petit globe terrestre qui oscille derrière sa paroi de verre. Au-dessus de la Turquie, il voit des villes, mais lesquelles ? Il voit les pistes d’un aéroport, des routes, des bateaux. Après deux jours, vingt-deux heures et près de cinquante minutes – soient quarante-huit orbites pour Vostok 4  ; trois jours, vingt-deux heures et près de vingt minutes – soient soixante-cinq orbites pour Vostok 3 – les deux cosmonautes, Pavel Popovitch et Adrian Nikolaïev quittent leurs trajectoires elliptiques autour de la Terre pour pénétrer dans l’atmosphère, tous deux chutant, retrouvant après la légèreté de l’apesanteur la sensation d’écrasement due à la force d’accélération, la chaleur de la combustion transformant leurs deux vaisseaux en deux boules de feu qui tombent du ciel, tous deux assistant au largage automatique du parachute de freinage cerclé d’orange et de blanc, chacun d’eux éjecté de sa cabine sur son siège, assistant au déploiement du parachute de descente, tombant vers le sol de la mère patrie dans le souffle d’un vent violent, Nikolaïev au nord du lac Balqaş, dans un paysage uniformément plat et parsemé de rochers, du côté de Qarağandı, Popovitch six minutes plus tard à trois cent cinq kilomètres à l’ouest, les deux cosmonautes revenant de tutoyer les étoiles tombant maintenant sur le sol, se relevant dans les chaumes blonds d’un champ récemment moissonné, sous l’immense ciel kazakh d’un bleu intense, ponctué de petits nuages blancs, légers, ou parmi les herbes rases d’un plateau à demi désertique, se redressant, faisant un premier pas, ôtant leur casque blanc marqué CCCP et s’extrayant de leur combinaison orange dont les quelque vingt kilos de nylon, de plastique, de fils et de tuyaux s’étalent à leurs pieds telle une dépouille extra-terrestre, le casque roulant dans la terre sèche, suivi d’un gant qui se fiche au sol, l’index pointé en l’air.

Maintenant la date du premier anniversaire de l’érection du mur est déjà dépassée. Ils sont plus que jamais décidés. En début d’après-midi, au lieu de retourner travailler, les deux jeunes maçons, Helmut Kulbeik le brun et Peter Fechter le blond, rôdent aux abords de Checkpoint Charlie. À cent-cinquante mètres environ du point de passage, ils se faufilent au-delà de la frontière dans un ancien entrepôt de la Zimmerstraße. Ils ont repéré à l’arrière du bâtiment une fenêtre qui n’a pas été bouchée. De là, ils surveillent les allées et venues des gardes-frontière dans la zone dégagée qui longe le mur. Ils ont une trentaine de mètres à traverser à découvert, avec l’obstacle d’une barrière de fils de fer barbelés, avant de parvenir au pied du mur de béton de deux mètres de haut et surmonté lui aussi de barbelés tenus par des supports en Y. Au-delà c’est Kreutzberg. La liberté. Helmut le premier, Peter derrière lui, ils enjambent la fenêtre, sautent et courent. Alors qu’ils franchissent la barrière de barbelé ils entendent siffler les premières balles des AK-47 des gardes-frontière qui les ont repérés. Helmut atteint le mur, s’élance, parvient à grimper et à sauter par-dessus en se griffant aux pointes de métal. Autour de lui les balles ricochent contre le béton. Peter s’élance à son tour mais une balle le frappe à la jambe. Il tombe au pied du mur. Et reste là, dans son sang qui se répand sur la dalle de béton irrégulier et granuleux. Il appelle :

— Aidez-moi ! Mais aidez-moi !

Mais personne ne répond. Affolés, les gardes-frontière ne bougent pas. Côté Ouest une maigre foule se forme. Des photographes sont là. Une caméra est bientôt là. La police est interdite d’intervention dans la zone. Elle ne bouge pas. Les minutes passent. Le jeune fuyard blond gît au pied du mur dans son sang qui s’échappe de lui. Il appelle d’abord avec une force qui saisit d’effroi les témoins puis de plus en plus faiblement. Il agonise. Côté Est, arrive un officier en casquette relevée, vareuse et culotte de cheval avachie, tel l’ombre appauvrie des uniformes à tête de mort qui terrorisaient naguère l’Europe. Tentant de s’abriter des regards ennemis derrière la brume dérisoire des fumigènes, deux gardes se précipitent, saisissent le corps inerte et le ramènent vers la barrière de barbelés. Ils sont rejoints par d’autres gardes aux casques évasés, AK-47 en bandoulière, nerveux, qui soulèvent le cadavre afin de lui faire repasser l’obstacle. Puis l’un d’eux le prend et l’emporte en courant, la jeune tête blonde pendant sans vie, la chemise rayée et le jean tachés de sombre, le pied droit nu et les bras terminés par les mains qui retombent et s’ouvrent en croix.

Enfin, sur le pas de tir numéro 12 de la base de lancement de cap Canaveral se dresse de nouveau vers le ciel un tube blanc marqué USA. Cette fois ce n’est pas un astronaute au cœur battant niché au faîte de la fusée mais un assemblage de six instruments fixés autour d’un châssis hexagonal en aluminium et magnésium, qu’ils lancent en délégation d’eux-mêmes, les habitants de la Terre, vers l’intérieur de leur constellation, en direction de Vénus. Vingt-six minutes après son décollage, la sonde Mariner 2 se trouve placée sur son orbite de transfert héliocentrique, puis déployée, exhibant aux espaces infinis ses appareils radio et magnétométriques, ses détecteurs de particules, son analyseur de vents solaires et son détecteur de poussières cosmiques, juchés sur leur mât métallique de part et d’autre duquel s’étendent les panneaux solaires. Huit jours plus tard, après une manœuvre de correction de trajectoire effectuée à deux millions quatre cent mille kilomètres de la boule bleue, la sonde ajuste sa direction, et nonobstant une collision avec une petite météorite qui la désoriente, parvient à se rétablir pour continuer son voyage vers la planète dédiée à la déesse de la beauté.

Tandis qu’il, c’est-à-dire lui, le polytechnicien chef des conjurés, Jean-Marie Bastien-Thiry est son nom, dissimulé au volant de la Simca 1000 blanche postée trois cents mètres avant le rond-point du Petit-Clamart sur la route nationale 306, donne le signal en déployant le numéro du jour de L’Aurore, dans la lumière dorée du soir d’été brouillée de crachin, les canons de leurs pistolets-mitrailleurs Thomson jaillissent hors des portes arrière de l’estafette Renault jaune, garée un peu plus loin près d’une station d’essence, à cheval sur le trottoir, crachant des rafales de 11,43 contre la DS de la république noire, luisante, qui file à vive allure, suivie d’une autre DS Citroën d’escorte et de deux motards, mais un poil trop tard, lui crevant seulement les pneus avant, une Panhard familiale arrivant en sens inverse, à hauteur du carrefour de la rue Charles Debry et de la rue des Bois, sortent par les vitres baissées de l’ID 19 également en embuscade, les pistolets-mitrailleurs MAT-49, faisant feu une seconde fois, pulvérisant la vitre arrière aux stores métalliques baissés de la DS présidentielle du général, Charles de Gaulle est son nom, qui accélère sur l’asphalte mouillé et disparaît au loin.

Puis, après une nuit sans grand sommeil, ce matin-là le réveil sonne à six heures trente. Elle se lève aussi. Pendant qu’il renonce à sa barbe en la rasant, en chemise de nuit elle moud le café dont l’odeur, mêlée à celle du savon, emplit les deux pièces. Quand elle le voit apparaître à la porte de la cuisine, elle découvre un visage glabre qu’elle ne connaît pas, aux joues légèrement creuses et bleutées. Elle pense au dindon de la ferme de Guerlédan. Puis au Christ outragé, à la peau si blanche qu’elle tire sur le bleu, de la chapelle Sainte-Suzanne. Des gouttes de sang qui perlent. La gorge nouée, il avale son bol. Dans sa bouche, la tartine de confiture de mûres qu’elle lui a préparée se transforme en une pâte visqueuse. Il s’arrête là. Il va voir l’enfant dans son lit à barreaux, lui sourit, dit un mot d’un air vaguement dégagé. Il le laisse dormir. Puis il saisit son sac, prêt depuis la veille, et, à la porte, le repose. Ils se serrent longuement dans les bras. C’est elle qui ouvre :

— Vas-y maintenant.

Il descend les quatre étages et se dirige vers la station d’autobus de l’avenue Janvier. Il fait déjà plus frais. On est en septembre. Malgré tout la journée s’annonce belle. Il a une pierre au fond du cœur. À cette heure la ville est encore déserte. Quelques ouvriers, la musette tenue en bandoulière par une fine cordelette, s’en vont vers les usines Citroën dans le chuintement de leur vélo ou la crécelle de leur Mobylette, ou bien rejoignent à pied leurs ateliers en périphérie. Les vitrines du Café de la Paix inondent de leurs flaques jaunes le bleu de la rue. Il y a même une étoile au ciel. Il pense à Van Gogh. Il pense qu’il devrait arrêter de penser à Van Gogh. L’autobus s’éloigne vers le nord sur le canal Saint-Martin. Après l’arrêt, il marche le long des larges rues rectilignes, aperçoit au loin les bâtiments austères, gris, s’approche et franchit par l’entrée piétonnière le portail au-dessus duquel s’étalent en arc les mots CASERNE MAC-MAHON.
Alors les jeux sont faits. Il y a « je ». Il y a « non je ». Il y a « je veux ». Il y a « je ne veux pas ». Et même je parle :

— ma-ma-ma-ma-ma-ma-ma-ma-ma-ma-ma-ma

et puis :

— beu-beu-beu-beu-beu-beu-beu-beu-beu-beu-beu-beu

et encore :

— bi-bi-bi bi-bi-bi bi-bi-bi bi-bi-bi.